Pages

mercredi 23 juillet 2014

Conseils de prud'hommes : excès de langage et impartialité

La Chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 12 juin 2014, a cassé un jugement rendu par le conseil des prud'hommes de Strasbourg en février 2013 pour manquement au principe  d'impartialité.

Le requérant a bénéficié d'un détachement dans le cadre d'un accord tripartite de février 1995 entre son employeur, le syndicat URI (Union régionale interprofessionnelles) CFDT Alsace et lui-même. Quatre mois plus tard, un second accord tripartite était signé entre l'URI, le syndicat CFDT métaux du Haut Rhin et le salarié, le désignant comme permanent à mi-temps pour exercer les fonctions de responsable de la section juridique de la CFDT.  Par la suite, en 2007, l'entreprise a dénoncé la procédure de détachement et a conclu avec le salarié un nouveau contrat de travail à temps partiel.

Le contentieux ne porte pas sur les relations entre le salarié et l'entreprise privée, mais sur celles qu'il entretient avec le syndicat URI-CFDT. Se plaignant d'une dégradation de ses conditions de travail, et notamment de la suppression de la "cellule de formation syndicale" qu'il était chargé d'animer, il demande la résiliation de son contrat de travail et un certain nombre de mesures d'indemnisation financières. 

Des excès de langage


Le conseil des prud'hommes de Strasbourg lui donne satisfaction, mais la motivation de la décision laisse apparaître des formulations peu compatibles avec le ton généralement réservé des décisions de justice. Le requérant est présenté comme "un militant qui se retrouve sur la sellette, alors qu'il n'avait jamais démérité", ajoutant que "l'estocade finale de l'URI a eu lieu en 2009, lorsque cette dernière a supprimé la cellule de formation syndicale, avec comme dans une arène, la mise à mort irrémédiablement de M. X..., qui n'était plus que l'ombre de lui-même". Le salarié est ensuite comparé à "David contre Goliath", au "pot de terre contre le pot de fer", alors que le syndicat est présenté comme un "rouleau compresseur".

Cette forme de lyrisme jurisprudentiel pourrait faire sourire, s'il ne témoignait d'une certaine animosité à l'égard du syndicat défendeur. La Chambre sociale considère donc que "ces termes sont incompatibles avec l'exigence d'impartialité" et elle casse en conséquence la décision. Certes, cette jurisprudence n'est pas nouvelle, et Eric Rocheblave, sur son blog, cite quelques précédents dans lesquels différentes juridictions ont également utilisé un vocabulaire fleuri. On songe ainsi à la décision de la Chambre sociale du 21 octobre 2008 qui sanctionne un arrêt de la Cour d'appel d'Angers qui considérait "qu’en formant appel, sans motifs sérieux, d’une décision qui ne pouvait qu’être confirmée, Dominique X…, (...) conteste l’incontestable, accumule les contrevérités", alors qu'il "exerçait déjà, avant son licenciement, une activité de sous-traitant organisateur de méchoui". 

S'il est vrai que ces excès de langage ne sont pas propres aux Conseils de prud'hommes, ils montrent tout de même que ces juridictions ne sont guère conformes au principe d'impartialité, tel qu'il est désormais défini par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. La violation de l'impartialité peut ainsi résulter de deux types de manquements bien distincts, d'une part ceux laissant apparaître la subjectivité du juge, d'autre part ceux résultant de l'organisation même de la juridiction.


Maximilien Luce. La bataille syndicaliste. Couverture du journal. 1911

L'impartialité subjective


La décision du 12 juin 2014 sanctionne un manquement à l'impartialité subjective. Il est apprécié en pénétrant dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes. En l'espèce, l'animosité à l'égard du syndicat employant le requérant est évidente et apparaît clairement dans la motivation de la décision. 

L'impartialité objective


Il est vrai que la décision de juin 2014 porte exclusivement sur l'impartialité subjective, en l'espèce suffisante pour casser le jugement du Conseil de prud'homme. Ces excès de langage révèlent pourtant autre chose, et cette fois c'est l'organisation même de ces juridictions qui est en cause. Pour la Cour européenne, un tribunal, quel qu'il soit, doit apparaître impartial, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation  judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. 

Dans le cas particulier des conseils de prud'hommes, l'impartialité objective est loin d'être satisfaisante. Dans son rapport publié en janvier 2014, et qui a pour objet de faire un véritable audit du système judiciaire français, le Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO), rattaché au Conseil de l'Europe, se montre particulièrement sévère à l'égard de ces juridictions composées paritairement de représentants élus du milieu des employeurs et  du milieu des salariés. Pour le GRECO, ces juges sont plus souvent préoccupés de défendre les intérêts catégoriels de leurs électeurs que de rendre la justice. Ils se caractérisent aussi par un manque de professionnalisme, lié à l'absence de formation et au manque de temps pour en acquérir une. Cette situation laisse la porte ouverte à des conflits d'intérêts et à un défaut d'impartialité. Le GRECO cite ainsi le cas d'un avocat plaidant une affaire, devant sa secrétaire récemment élue juge au Conseil de Prud'hommes.

Comme les tribunaux de commerce, les conseils de prud'hommes se présentent comme des émanations de la société civile. Leur composition est censée trouver un équilibre entre les intérêts des employeurs et ceux des salariés. Ils ne sont donc pas composés de "magistrats" au sens de l'article 64 de la Constitution, d'autant que les juges exercent leurs fonctions à temps partiel et pour une durée déterminée. Ce principe a d'ailleurs été confirmé par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 28 décembre 2006. Le caractère dérogatoire de ces juridictions est-il toujours un avantage pour le requérant ? On peut en douter désormais, dès lors que le droit positif est de plus en plus complexe et que les tensions dans les relations sociales se retrouvent dans ces juridictions. Peut-être faut-il désormais songer sérieusement à une réforme des conseils de prud'hommes pour susciter une évolution salutaire et allant dans le sens d'une professionnalisation de nature à renforcer leur crédibilité ?



4 commentaires:

  1. Comme toujours, votre présentation est très éclairante sur une problématique fondamentale du droit, à savoir celle du droit à un procès équitable et son corollaire le droit d'avoir accès à un juge indépendant et impartial. Elle renvoie également à deux questions importantes :

    - La mise en oeuvre des normes européennes par le juge national.

    Il est tout à fait louable que le Cour de Cassation mette en oeuvre le principe posé par l'article 6 de la convention européenne des droits de l'Homme tel qu'explicité par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Il est tout à fait regrettable que le Conseil d'Etat se réfugie parfois derrière sa propre jurisprudence (antérieure à la convention à laquelle la France a adhéré en 1974) pour s'en exonérer (Cf. votre blog du 18 novembre 2013 intitulé "Sanctions disciplinaires, les faux-semblants du Conseil d'Etat").

    - Engagement de la responsabilité des magistrats.

    En cas de censure d'une décision de la Cour de Cassation ou du Conseil d'Etat, et pour rétablir un minimum de symétrie entre le juge et le justiciable, pourquoi ne pas envisager d'engager la responsabilité personnelle (administrative, financière et pénale) des magistrats qui auraient pris une telle décision ? Il est anormal que les sanctions financières infligées par la CEDH soient supportées par l'Etat, c'est-à-dire par le contribuable qui n'en peut mais. Par ailleurs, compte tenu des délais cumulés de jugement par les juridictions nationales et la CEDH, un citoyen doit attendre au minimum 5 à 6 ans avant d'être rétabli dans ses droits. Durant tout ce temps, il est couvert d'opprobre et voit sa vie brisée de manière irrémédiable. Le magistrat incriminé ne souffre en rien de ses erreurs !

    L'impunité est le "meilleur carburant" de l'irresponsabilité et de l'arbitraire.

    RépondreSupprimer
  2. A propos de partialité, l'affaire de cayenne dont la presse s'est fait l'écho est un modèle du genre :

    http://www.legalis.net/spip.php?page=jurisprudence-decision&id_article=4234

    RépondreSupprimer
  3. Le Président de la Chambre sociale de la Cour de Cassation, Monsieur Lacabarats,vient de remettre un rapport à la Ministre de la Justice faisant (très poliment, mais clairement) le constat des résultats en terme de délais et de qualité des Conseils de prud'hommes. Il propose, à la suite de ces constats, 45 mesures de réformes.

    RépondreSupprimer
  4. Lors de mon premier commentaire ci-dessus, j'étais en train de publier mon article sur la "Réforme des prud’hommes", je vous en propose la lecture.
    Bien cordialement.
    Pierre du site licenciement pour faute grave

    RépondreSupprimer