Pages

jeudi 8 mai 2014

Le "plaider coupable" devant la Cour européenne des droits de l'homme

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Natsvlishvili et Togonidze c. Géorgie du 29 avril 2014, s'est penchée, pour la première fois de manière aussi exhaustive, sur la conformité de la procédure de "plaider coupable" au droit au procès équitable  garanti par l'art. 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme.

 Le plaider-coupable, avantages et inconvénients


Le "plaider coupable" est une importation de la procédure américaine du "Plea bargaining", procédure qui tend à se généraliser dans le droit des Etats européens. On peut le définir comme une procédure allégée qui permet de proposer au prévenu une peine inférieure à celle encourue, en échange de la reconnaissance de sa culpabilité. D'une manière générale, le plaider-coupable est présenté comme un système "gagnant-gagnant", formule à la mode qui permet de ne pas trop s'interroger sur le fond. Pour l'intéressé, l'avantage est évident puisque la peine est plus légère. Aux yeux des spécialistes, cette apparente indulgence est cependant compensée par une plus grande effectivité de la peine qui est prononcée et exécutée rapidement, psychologiquement mieux rattachée aux faits qui la justifient. Pour l'administration de la justice, le plaider-coupable présente l'intérêt de faciliter une gestion de masse des infractions les plus fréquentes. Par dessus tout, il est économe des deniers de l'Etat, en évitant notamment les frais d'un procès.

Si l'on insiste sur les avantages du plaider-coupable, on oublie souvent d'évoquer les inconvénients de la procédure : suppression de l'instruction qui repose sur une enquête approfondie à charge et à décharge, puissance trop grande accordée à l'aveu dans l'administration de la preuve, sans oublier les risques de pression. 

C'est bien la question posée par l'affaire géorgienne, qui semble sortir tout droit du film "Les Ripoux" dont on sait qu'il comporte deux époques. 

"Les Ripoux" 


Monsieur Natsvlishvili et madame Togonidze étaient propriétaires de 1995 à 2000, de 15, 55 % des parts d'une entreprise automobile géorgienne, ce qui faisait d'eux les principaux actionnaires privés, derrière l'Etat majoritaire. En 2002, M. Natsvlishvili est enlevé, puis relâché après qu'une rançon ait été payée par sa famille, rançon très importante dont le montant a sans doute intrigué les autorités géorgiennes et provoqué une enquête. En 2004, la police procède à l'arrestation très médiatisée de l'intéressé, accusé de s'être approprié des fonds publics en vendant à son profit des parts de capital social appartenant à l'Etat. Emprisonné immédiatement, il accepte de plaider coupable en septembre de la même année. Contre restitution de 22 % des parts de l'usine à l'Etat et paiement d'une forte amende, sa peine est finalement allégée et il est libéré le jour même de sa condamnation par le tribunal. 

"Ripoux contre Ripoux"


Par la suite, le requérant et son épouse ont saisi la Cour européenne des droits de l'homme, considérant que ce plaider-coupable leur avait été imposé, et qu'il traduisait une forme de chantage. Ils déclarent alors avoir été contraints de céder leurs parts dans l'usine et de payer une forte somme d'argent, en échange de la libération de M. Natsvlishvili. Ils contestent en même temps l'absence de recours contre le jugement de "plaider-coupable" et font état de diverses pressions des autorités géorgiennes, dans le but d'obtenir le retrait de leur requête devant la Cour européenne.

Celle-ci rejette leur recours, et on serait tenté de croire qu'elle applique la règle "Nemo auditur", tant il est vrai qu'il n'est pas si fréquent de voir un corrompu se plaindre d'avoir été victime de corruption.

En réalité, la Cour européenne va étudier de manière très méticuleuse la procédure de plaider-coupable mise en oeuvre à l'égard du requérant. Certes, elle rappelle que sa mission est de juger un cas d'espèce, mais cette observation ne l'empêche pas d'apprécier le principe même du plaider-coupable.



 Ripoux contre Ripoux. Claude Zidi 1989
Thierry Lhermitte et Philippe Noiret

Les conditions du plaider-coupable


En soi, une telle procédure n'est pas illicite et la Cour a eu à juger plusieurs affaires de plaider-coupable sans qu'elle voit dans cette procédure une atteinte directe au droit au procès équitable. Tel est le cas, par exemple, dans l'arrêt Slavcho Kostov c. Bulgarie du 27 novembre 2008. Encore faut-il que cette procédure réponde à deux conditions, clairement formulées par la Cour. D'une part, l'intéressé doit accepter le principe du plaider-coupable sur la base d'un consentement éclairé. Il doit donc être parfaitement informé des faits qui lui sont reprochés et des conséquences du plaider-coupable. D'autre part, l'accord  européenne doit être homologué par un juge qui apprécie à la fois sa procédure et son contenu.

En l'espèce, la Cour fait observer que le requérant était conseillé par deux avocats et qu'il a pris l'initiative de solliciter un plaider-coupable. A plusieurs reprises ensuite, et notamment devant le juge chargé d'homologuer l'accord, il a affirmé qu'il était d'accord et ne subissait aucune pression. Enfin, dès lors que la peine ne peut être prononcée qu'avec le consentement du prévenu, il n'est pas anormal que la décision d'homologation ne puisse faire l'obet d'un appel. Aux yeux de la Cour, consentir à un plaider-coupable revient à renoncer au droit d'appel. Selon une jurisprudence constante, rappelée dans l'arrêt Krombach c. France du 13 février 2001, les Etats conservent d'ailleurs une grande latitude dans l'organisation concrète du double degré de juridiction.

Ces conditions une fois posées, la Cour admet l'application du plaider-coupable par les juges géorgiens. Mais c'est aussi la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de cette procédure qui est ainsi consacrée.

Le droit français et la loi Perben II


La décision n'est certainement pas sans conséquence pour le droit français. Le plaider-coupable a été introduit dans notre système juridique sous nom de "comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité" par la loi du 9 mars 2004, la même année qu'en Géorgie. Dix ans après, même si les critiques se sont atténuées, la méfiance à l'égard de cette procédure demeure réelle, tant il est vrai qu'elle semble privilégier la rapidité de la justice au détriment de la défense et du droit d'être jugé dans la sérénité.

Observons tout de même que le plaider-coupable à la française ne concerne pas toutes les infractions, même si la loi du 13 décembre 2011 en a étendu le champ. Exclue en matière criminelle, elle s'applique désormais à tous les délits, à l'exception des délits de presse, des homicides involontaires  (art. 495-7 cpp), des atteintes à l'intégrité des personnes et des agressions sexuelles punies d'une peine supérieures à cinq d'emprisonnement.

La procédure suivie en France est à l'évidence conforme aux exigences posées par la Cour européenne. En effet, l'intéressé demande lui même le bénéficie de cette procédure, dans une pièce écrite où figure également sa reconnaissance de culpabilité. Dans sa décision du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel a d'ailleurs exigé que l'intéressé reconnaisse "librement et sincèrement" être l'auteur des faits, ce qui signifie que les juges sont fondés à vérifier le caractère éclairé de son consentement. La proposition de peine formulée par le procureur, et acceptée par l'intéressé, est ensuite homologuée par un juge du siège dans une audience publique. Cette décision peut être frappée d'appel, mais la cour d'appel ne peut prononcée une peine plus élevée que celle approuvée par le juge de l'homologation.

Un instrument de rigueur budgétaire


Le droit français est donc plus protecteur que le droit géorgien, précisément dans la mesure où il autorise l'appel, y compris à l'initiative de la victime. Doit-on en déduire que le plaider-coupable est désormais une procédure incontestable et parfaitement intégrée dans notre droit ? A dire vrai, on n'en sait rien, car il n'existe guère de bilan, après dix années de mise en oeuvre. Certes, le plaider-coupable est désormais très utilisé, mais on peut s'interroger sur les raisons de son succès. S'agit-il de rendre une justice de proximité permettant au coupable de mieux prendre conscience de la faute commise ? S'agit-il de mettre en place une forme de taylorisme de la justice permettant de gérer une délinquance qui s'accroit ? S'agit-il plus prosaïquement de faire des économies  en évitant autant que possible de coûteux procès devant le tribunal correctionnel ? Sur ce point, le plaider coupable apparaît d'abord comme une tentative pour concilier  bonne administration de la justice et rigueur budgétaire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire