La fin du festival de Cannes donne l'occasion d'un arrêt sur l'image cinématographique. Le festival de Cannes est le reflet d'une expression artistique mondialisée, avec un jury international présidé par la néo-zélandaise Jane Camion, jury qui récompense Winter Sleep, un film du réalisateur turc Nuri Bilgen Ceylan. La sélection française, quant à elle, n'a guère attiré l'attention du jury, à l'exception de Jean-Luc Godard, réalisateur franco-suisse, sans doute davantage récompensé pour l'ensemble de son oeuvre que pour son dernier film. Il est vrai que cette sélection française compte un certain nombre de productions à grand spectacle faisant appel à des acteurs hollywoodiens (Nicole Kidman dans Grace de Monaco ou Kristen Stewart dans Sils Maria) ou entièrement tournée en langue anglaise (Boarding Gate d'Olivier Assayas). C'est donc surtout dans le film de Jean Luc Godard qu'apparaissait l'exception culturelle française.
Pour comprendre cette notion hexagonale, il faut prendre conscience de la dualité du cinéma, particulièrement au regard des libertés. D'une part, il relève de la liberté d'expression et, à cet égard, chacun peut produire et réaliser des films, dire ce qu'il a envie de dire, dans la langue de son choix. D'autre part, et le festival de Cannes en est l'illustration, le cinéma est aussi une industrie et relève aussi de la liberté d'entreprise. L'"exception culturelle française" est alors le fondement d'une politique politique mise en oeuvre en France par un établissement public administratif, le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Il s'agit concrètement de procurer une aide financière aux films français, dans le but de protéger l'industrie française du cinéma, menacée par la puissance les Majors américaines. Cette politique ne repose pas sur le patriotisme économique mais bien davantage sur le maintien de la culture française et, bien entendu, sur la promotion de la francophonie dans un paysage cinématographique dominé par le monde anglo-saxon. L'enjeu est de taille, et certains pays qui n'ont pas fait cet effort ont vu disparaître leur cinéma. C'est ainsi que réalisateurs italiens les plus talentueux sont aujourd'hui actifs à Hollywood.
L'aide au cinéma ne se traduit pas par une intervention directe sur le budget de l'Etat. Il repose sur deux types d'actions, d'une part des aides accordées de manière plus ou moins automatique aux films considérés comme français, d'autre part une avance sur recette censée accompagner des premiers films et des productions de qualité.
Le système d'aide repose d'abord sur un principe de financement interne par des contributions obligatoires imposées aux entreprises qui assurent l'exploitation des films : salles, chaînes de télévision, éditeurs vidéo. Parmi ces recettes fiscales dont le montant dépasse 700 millions d'euros, une taxe de 11 % "sur les entrées en salle de cinéma". Prélevée sur chaque ticket vendu, elle est automatiquement reversée aux producteurs de films français, permettant ainsi de faire subventionner indirectement le cinéma français par le cinéma américain, ce dernier représentant environ 60 % des entrées.
Ces aides fiscales ne constituent en rien une atteinte au principe d'égalité devant l'impôt. Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 28 décembre 2000, affirme ainsi ce principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que soient établies, par la loi, des impositions spécifiques ou des avantages fiscaux poursuivant des objectifs d'intérêt général. Le Conseil exerce alors un contrôle de proportionnalité pour s'assurer de l'adéquation entre la mesure et l'intérêt général, contrôle qu'il a par exemple effectué pour apprécier, le 28 décembre 2010, la taxe payée par les industriels de la télévision.
Dans le cas précis des aides fiscales, la question de l'égalité entre les bénéficiaires de l'avantage fiscal n'a jamais été posée devant le Conseil constitutionnel. Les conditions posées pour en bénéficier sont en effet particulièrement floues, et par là même porteuses de discrimination.
Pour bénéficier des aides fiscales, chaque film doit obtenir un agrément du CNC, selon une procédure organisée par un décret du 24 février 1999. Les conditions sont définies aux articles 7 et 10, qui précisent que le soutien financier est accordé aux entreprises établies en France dont les responsables sont, soit Français, soit ressortissant européen, soit résidents d'un Etat avec lequel il existe des accords en matière de cinématographie, soit enfin ressortissant d'un Etat tiers résidant régulièrement en France. Les conditions liées au film sont tout aussi libérales, et le décret mentionne qu'il suffit que le film soit produit "avec le concours" d'acteurs français ou "avec le concours" de studios établis en France, ou dans l'Union européenne, ou encore sur le territoire d'un Etat coproducteur lorsqu'il existe un accord intergouvernemental de coproduction.
La souplesse évolue vers le laxisme si l'on considère que la langue employée ne constitue pas un critère d'admission au bénéfice des aides. En 1999, Le Cinquième Elément, film de Luc Besson avec Bruce Willis, entièrement tourné en anglais, a ainsi bénéficié de l'agrément car il était produit par Pathé. En revanche, Un long dimanche de fiançailles, tourné par Jean-Pierre Jeunet en 2004 avec Audrey Tautou, n'a pas eu cette chance, son producteur étant la Warner. A propos de ce second film, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 6 juillet 2007, a confirmé ce refus. La conséquence de cette jurisprudence est qu'un film basé sur un roman français, adapté par un Français, réalisé par un Français, tourné en France avec des techniciens français, interprété par des acteurs français, n'est pas considéré comme un film français. La mise en oeuvre de l'exception culturelle a visiblement quelque chose de surréaliste, et les contribuables devraient sans doute être mieux informés de l'utilisation faite des taxes dont ils s'acquittent lorsqu'ils vont au cinéma.
L'avance sur recette : de moins en moins sélective
Le système d'aides fiscales est complété par une avance sur recette qui fut initiée par deux décrets de juin 1959, dus à l'initiative d'André Malraux. Son objet est, en principe, d'encourager la création cinématographique et de soutenir des premiers films et des projets originaux, ceux-là même qui ont peu de chances de bénéficier d'un financement classique par des producteurs privés. Le premier film à en bénéficier, sorti en 1960, fut ainsi "L'année dernière à Marienbad" d'Alain Resnais.
Le rapport de la Cour des comptes rendu public le 2 avril 2014 met cependant en lumière une pratique actuelle bien éloignée des objectifs originaux. Elle déplore le manque de sélectivité de la procédure et s'interroge sur les choix des commissions du CNC chargées de désigner les heureux élus. Certains réalisateurs obtiennent toujours l'avance sur recette, d'autres jamais. Parmi les exclus, La Haine de Mathieu Kassovitz en 1995 ou encore The Artist en 2012, alors même que ce film muet, en noir et blanc, produit par une petite société indépendante, était manifestement éligible. Heureusement, le public a corrigé ces erreurs.
La Cour des comptes s'interroge sur la composition des deux commissions chargées de l'avance sur recettes, l'une compétente pour les premiers films, l'autre pour tous ceux qui sont candidats. Elle observe une forme de connivence, et ne manque pas de se féliciter que le CNC se soit engagé "à formaliser davantage les procédures en vigueur, en particulier s'agissant de la commission d'avance sur recettes, afin d'assurer une homogénéité de traitement des candidats, et à systématiser le remplacement d'un membre par son suppléant en cas d'examen au cours de la session d'un dossier pour lequel existe une relation, même indirecte, entre un commissaire et un demandeur". Si la Cour éprouve le besoin de rappeler un principe aussi fondamental, c'est sans doute qu'il n'était guère respecté et que l'avance sur recettes relevait davantage des petits arrangements entre amis que de la volonté de financer des films de qualité.
Comme les aides fiscales, l'avance sur recette souffre en réalité d'un encadrement juridique trop faible, au point que les procédures sont finalement entièrement laissées à des professionnels qui les gèrent en fonction de leurs propres intérêts, parfois bien éloignés de l'intérêt général. En témoigne l'absence de réelles voies d'exécution de nature à assurer le remboursement de l'avance. Car la profession a en effet largement oublié que l'avance sur recette est... une avance. La Cour des comptes observe ainsi que, entre 2002 et 2012, le montant remboursé est de 5,2 % des sommes avancées. Même les films qui rencontrent un grand succès ne remboursent qu'environ 80 % des sommes allouées. Tel est le cas d'Indigènes, sorti en 2006, qui a réuni trois millions de spectateurs. Crédité de 500 000 € d'avances sur recettes, il n'a rendu à l'Etat que 400 000 €. Et personne n'a jamais cherché à récupérer le solde.
La faiblesse de l'encadrement juridique des aides au cinéma peut être corrigée. Un mouvement dans ce sens se manifeste d'ailleurs, venant de certains professionnels eux-mêmes. On se souvient ainsi que le producteur Vincent Maraval avait, en décembre 2012, signé une chronique dans Le Monde, affirmant que les films français ne sont généralement pas rentables, tout simplement parce que les acteurs sont trop payés. Et de citer un acteur français qui tournait dans Black Swan, une production américaine, pour 226 000 € et dans Mesrine, film français, pour plus de 1 500 000 €..
Si l'Etat investit financièrement dans le cinéma, il doit également l'investir juridiquement, définir des procédures mettant les demandeurs à l'abri des pressions professionnelles, préciser les conditions de fond d'octroi des aides et y intégrer le soutien à la francophonie, et enfin se donner les moyens d'effectuer un véritable audit des conditions de production. En période de crise, il pourrait en effet sembler étrange que l'Etat accorde des avances sur recettes à des films dont la rentabilité est impossible ab initio en raison de l'importance des cachets versés aux acteurs. C'est seulement à ces conditions que le système pourra être maintenu, et l'exception culturelle garantie. A défaut, ce système est condamné à disparaître au milieu de scandales qui ne manqueront pas d'éclater.
Pour comprendre cette notion hexagonale, il faut prendre conscience de la dualité du cinéma, particulièrement au regard des libertés. D'une part, il relève de la liberté d'expression et, à cet égard, chacun peut produire et réaliser des films, dire ce qu'il a envie de dire, dans la langue de son choix. D'autre part, et le festival de Cannes en est l'illustration, le cinéma est aussi une industrie et relève aussi de la liberté d'entreprise. L'"exception culturelle française" est alors le fondement d'une politique politique mise en oeuvre en France par un établissement public administratif, le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Il s'agit concrètement de procurer une aide financière aux films français, dans le but de protéger l'industrie française du cinéma, menacée par la puissance les Majors américaines. Cette politique ne repose pas sur le patriotisme économique mais bien davantage sur le maintien de la culture française et, bien entendu, sur la promotion de la francophonie dans un paysage cinématographique dominé par le monde anglo-saxon. L'enjeu est de taille, et certains pays qui n'ont pas fait cet effort ont vu disparaître leur cinéma. C'est ainsi que réalisateurs italiens les plus talentueux sont aujourd'hui actifs à Hollywood.
L'aide au cinéma ne se traduit pas par une intervention directe sur le budget de l'Etat. Il repose sur deux types d'actions, d'une part des aides accordées de manière plus ou moins automatique aux films considérés comme français, d'autre part une avance sur recette censée accompagner des premiers films et des productions de qualité.
Les aides fiscales
Le système d'aide repose d'abord sur un principe de financement interne par des contributions obligatoires imposées aux entreprises qui assurent l'exploitation des films : salles, chaînes de télévision, éditeurs vidéo. Parmi ces recettes fiscales dont le montant dépasse 700 millions d'euros, une taxe de 11 % "sur les entrées en salle de cinéma". Prélevée sur chaque ticket vendu, elle est automatiquement reversée aux producteurs de films français, permettant ainsi de faire subventionner indirectement le cinéma français par le cinéma américain, ce dernier représentant environ 60 % des entrées.
Ces aides fiscales ne constituent en rien une atteinte au principe d'égalité devant l'impôt. Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 28 décembre 2000, affirme ainsi ce principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce que soient établies, par la loi, des impositions spécifiques ou des avantages fiscaux poursuivant des objectifs d'intérêt général. Le Conseil exerce alors un contrôle de proportionnalité pour s'assurer de l'adéquation entre la mesure et l'intérêt général, contrôle qu'il a par exemple effectué pour apprécier, le 28 décembre 2010, la taxe payée par les industriels de la télévision.
Dans le cas précis des aides fiscales, la question de l'égalité entre les bénéficiaires de l'avantage fiscal n'a jamais été posée devant le Conseil constitutionnel. Les conditions posées pour en bénéficier sont en effet particulièrement floues, et par là même porteuses de discrimination.
Comment définir le film français ?
Pour bénéficier des aides fiscales, chaque film doit obtenir un agrément du CNC, selon une procédure organisée par un décret du 24 février 1999. Les conditions sont définies aux articles 7 et 10, qui précisent que le soutien financier est accordé aux entreprises établies en France dont les responsables sont, soit Français, soit ressortissant européen, soit résidents d'un Etat avec lequel il existe des accords en matière de cinématographie, soit enfin ressortissant d'un Etat tiers résidant régulièrement en France. Les conditions liées au film sont tout aussi libérales, et le décret mentionne qu'il suffit que le film soit produit "avec le concours" d'acteurs français ou "avec le concours" de studios établis en France, ou dans l'Union européenne, ou encore sur le territoire d'un Etat coproducteur lorsqu'il existe un accord intergouvernemental de coproduction.
La souplesse évolue vers le laxisme si l'on considère que la langue employée ne constitue pas un critère d'admission au bénéfice des aides. En 1999, Le Cinquième Elément, film de Luc Besson avec Bruce Willis, entièrement tourné en anglais, a ainsi bénéficié de l'agrément car il était produit par Pathé. En revanche, Un long dimanche de fiançailles, tourné par Jean-Pierre Jeunet en 2004 avec Audrey Tautou, n'a pas eu cette chance, son producteur étant la Warner. A propos de ce second film, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 6 juillet 2007, a confirmé ce refus. La conséquence de cette jurisprudence est qu'un film basé sur un roman français, adapté par un Français, réalisé par un Français, tourné en France avec des techniciens français, interprété par des acteurs français, n'est pas considéré comme un film français. La mise en oeuvre de l'exception culturelle a visiblement quelque chose de surréaliste, et les contribuables devraient sans doute être mieux informés de l'utilisation faite des taxes dont ils s'acquittent lorsqu'ils vont au cinéma.
L'avance sur recette : de moins en moins sélective
Le système d'aides fiscales est complété par une avance sur recette qui fut initiée par deux décrets de juin 1959, dus à l'initiative d'André Malraux. Son objet est, en principe, d'encourager la création cinématographique et de soutenir des premiers films et des projets originaux, ceux-là même qui ont peu de chances de bénéficier d'un financement classique par des producteurs privés. Le premier film à en bénéficier, sorti en 1960, fut ainsi "L'année dernière à Marienbad" d'Alain Resnais.
L'Année dernière à Marienbad. Alain Resnais 1960
Le rapport de la Cour des comptes rendu public le 2 avril 2014 met cependant en lumière une pratique actuelle bien éloignée des objectifs originaux. Elle déplore le manque de sélectivité de la procédure et s'interroge sur les choix des commissions du CNC chargées de désigner les heureux élus. Certains réalisateurs obtiennent toujours l'avance sur recette, d'autres jamais. Parmi les exclus, La Haine de Mathieu Kassovitz en 1995 ou encore The Artist en 2012, alors même que ce film muet, en noir et blanc, produit par une petite société indépendante, était manifestement éligible. Heureusement, le public a corrigé ces erreurs.
La Cour des comptes s'interroge sur la composition des deux commissions chargées de l'avance sur recettes, l'une compétente pour les premiers films, l'autre pour tous ceux qui sont candidats. Elle observe une forme de connivence, et ne manque pas de se féliciter que le CNC se soit engagé "à formaliser davantage les procédures en vigueur, en particulier s'agissant de la commission d'avance sur recettes, afin d'assurer une homogénéité de traitement des candidats, et à systématiser le remplacement d'un membre par son suppléant en cas d'examen au cours de la session d'un dossier pour lequel existe une relation, même indirecte, entre un commissaire et un demandeur". Si la Cour éprouve le besoin de rappeler un principe aussi fondamental, c'est sans doute qu'il n'était guère respecté et que l'avance sur recettes relevait davantage des petits arrangements entre amis que de la volonté de financer des films de qualité.
Un encadrement juridique trop faible
Comme les aides fiscales, l'avance sur recette souffre en réalité d'un encadrement juridique trop faible, au point que les procédures sont finalement entièrement laissées à des professionnels qui les gèrent en fonction de leurs propres intérêts, parfois bien éloignés de l'intérêt général. En témoigne l'absence de réelles voies d'exécution de nature à assurer le remboursement de l'avance. Car la profession a en effet largement oublié que l'avance sur recette est... une avance. La Cour des comptes observe ainsi que, entre 2002 et 2012, le montant remboursé est de 5,2 % des sommes avancées. Même les films qui rencontrent un grand succès ne remboursent qu'environ 80 % des sommes allouées. Tel est le cas d'Indigènes, sorti en 2006, qui a réuni trois millions de spectateurs. Crédité de 500 000 € d'avances sur recettes, il n'a rendu à l'Etat que 400 000 €. Et personne n'a jamais cherché à récupérer le solde.
La faiblesse de l'encadrement juridique des aides au cinéma peut être corrigée. Un mouvement dans ce sens se manifeste d'ailleurs, venant de certains professionnels eux-mêmes. On se souvient ainsi que le producteur Vincent Maraval avait, en décembre 2012, signé une chronique dans Le Monde, affirmant que les films français ne sont généralement pas rentables, tout simplement parce que les acteurs sont trop payés. Et de citer un acteur français qui tournait dans Black Swan, une production américaine, pour 226 000 € et dans Mesrine, film français, pour plus de 1 500 000 €..
Si l'Etat investit financièrement dans le cinéma, il doit également l'investir juridiquement, définir des procédures mettant les demandeurs à l'abri des pressions professionnelles, préciser les conditions de fond d'octroi des aides et y intégrer le soutien à la francophonie, et enfin se donner les moyens d'effectuer un véritable audit des conditions de production. En période de crise, il pourrait en effet sembler étrange que l'Etat accorde des avances sur recettes à des films dont la rentabilité est impossible ab initio en raison de l'importance des cachets versés aux acteurs. C'est seulement à ces conditions que le système pourra être maintenu, et l'exception culturelle garantie. A défaut, ce système est condamné à disparaître au milieu de scandales qui ne manqueront pas d'éclater.
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