L'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 10 octobre 2013, Delfi AS v. Estonia, apporte des précisions attendues sur les obligations qui sont celles des gestionnaires de sites internet, et plus particulièrement sur la nécessité de mettre en place un dispositif de modération.
En l'espèce, un portail d'information estonien, Delfi, a publié sur internet en 2006 un article relatif au changement d'itinéraire décidés par SKL, une entreprise de ferries. Or, cet itinéraire nouveau était accusé d'endommager des "routes de glace", dont on sait qu'elles sont créées par l'homme pour circuler sur des cours d'eau ou des lacs gelés. L'Estonie les utilise largement, et la plus longue en Europe, plus de vingt-six kilomètres, est précisément aménagée dans ce pays. Les Estoniens sont particulièrement attachés à ce réseau glacé, moins cher que la circulation par ferry. Certains d'entre eux, particulièrement furieux, ont déposé des commentaires injurieux contre la compagnie SLK, accusée de vouloir mettre en place un véritable monopole du transport par ferry.
SLK a finalement obtenu des gestionnaires du site le retrait des commentaires considérés comme diffamatoires. Entre leur publication et leur retrait, il s'était cependant écoulé six longues semaines, et l'entreprise a saisi la justice estonienne. Celle-ci a reconnu la responsabilité du site et l'a condamné à s'acquitter de 5000 couronnes estoniennes, soit 320 €. Le portail Delfi voit dans cette décision de justice, confirmée le 10 juin 2009 par la Cour suprême estonienne, une ingérence dans la liberté d'expression, c'est à dire une violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Une ingérence non excessive dans la liberté d'expression...
Le portail d'information Delfi est-il fondé à invoquer sa liberté d'expression en l'espèce ? La solution n'est pas évidente, si l'on considère que l'expression mise en cause est celle des commentateurs, et ce sont leurs propos injurieux ou diffamatoires qui ont finalement été retirés. La Cour européenne estime cependant que la liberté d'expression de l'entreprise elle-même est néanmoins engagée. En lui imposant une modération des propos tenus sur son site, le droit estonien porte en effet atteinte à sa liberté de diffuser de l'information créée par les commentateurs. Autrement dit, le titulaire de la liberté d'expression n'est pas seulement l'auteur du texte, mais aussi l'entreprise qui en assure la diffusion.
De ces éléments, la Cour européenne déduit qu'il y a bien ingérence dans
la liberté d'expression de Delfi. Cette ingérence est cependant
parfaitement licite.
D'une part, elle est prévue par la loi, dès lors que le droit estonien sanctionne injure et diffamation. Sur un plan technique, Delfi avait pris la responsabilité de ne pas imposer d'inscription préalable avant le dépôt sur son site d'un commentaire. Celui-ci pouvait donc être rédigé par un auteur anonyme, dont l'identité ne pouvait être établie, sauf dans le cas d'une enquête pénale. La Cour européenne estime qu'en faisant ce choix, Delfi a accepté implicitement d'assumer la responsabilité des commentaires publiés. Elle est donc substituée à leur auteur comme responsable des infractions et des dommages éventuellement créés. La Cour fait d'ailleurs observer que Delfi aurait été bien inspiré de solliciter quelques conseils juridiques avant de se lancer dans une pratique aussi libérale. D'autre part, la Cour fait observer que l'ingérence dans la liberté d'expression poursuit un but légitime, en l'espèce la protection de la réputation et des droits des tiers.
Enfin, l'ingérence dans la liberté d'expression doit apparaître comme "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, Delfi avait mis en oeuvre un système permettant aux internautes d'alerter l'entreprise sur les commentaires injurieux ou diffamatoires. La société SLK, et c'était parfaitement son droit, a préféré envoyer une lettre, dans une perspective sans doute contentieuse. Aux yeux des juges estoniens, la précaution prise par Delfi n'empêchait pas la publication de commentaires injurieux, et la mesure était donc insuffisante pour protéger la réputation des personnes. La Cour, conformément à sa jurisprudence Hachette Filipacchi Associés c. France du 14 juin 2007, considère donc que le droit estonien a su trouver un équilibre satisfaisant entre les droits de la personne et la liberté d'expression, d'autant que la responsabilité du portail n'a été engagée que de manière symbolique, les dommages et intérêts étant particulièrement peu élevés.
Philippe Geluck. La journée de la grossièreté. |
Et la directive européenne ?
La décision apparaîtrait comme la simple mise en oeuvre d'une jurisprudence traditionnelle, s'il n'y avait la directive européenne du 8 juin 2000, évidemment applicable en Estonie et transposée en France par la loi du 21 juin 2004 relative à la confiance dans l'économie numérique. Cette directive énonce que l'hébergeur, le responsable du portail, n'est pas tenu de contrôler le contenu des informations préalablement à leur mise en ligne sur le portail. L'arrêt de la Cour européenne se trouve ainsi au coeur d'une contradiction. D'un côté, une directive qui écarte la responsabilité de l'hébergeur, de l'autre, des juges estoniens qui engagent cette responsabilité, pour sanctionner l'incapacité d'un hébergeur qui n'a pas su mettre en place des techniques de nature à garantir les droits des tiers.
La Cour s'engage résolument du côté des juges estoniens, et écarte la mise en oeuvre de la directive européenne. S'appuyant sur sa décision Cantoni c. France du 15 novembre 1996, la Cour considère que les Etats disposent d'une large marge d'appréciation pour assurer la mise en oeuvre du droit de l'Union européenne. En raison même de cette marge d'appréciation, l'Etat doit trouver les instruments juridiques d'une conciliation entre les dispositions de la directive et les principes de la Convention européenne des droits de l'homme. L'incapacité de parvenir à un tel équilibre engage donc la responsabilité de l'Etat.
Par cette décision, la Cour européenne protège ainsi la place du droit de la Convention européenne, qui ne saurait se dissoudre dans le droit de l'Union européenne. Sur un plan plus terre-à-terre, cela signifie en l'espèce que les hébergeurs européens ne doivent pas s'appuyer aveuglement sur la directive européenne. La prestation d'un service internet n'est pas une activité automatique, voire passive, principe pourtant affirmé haut et clair par les hébergeurs qui n'ont pas envie de filtrer les contenus ou de recruter des modérateurs. Ils se comparent volontiers à une sorte de tuyau diffusant de l'information, sans jamais connaître l'information qu'il diffuse. Un tuyau peut-il être responsable des dommages causés aux tiers ? Non, affirment-il. Oui répond la Cour européenne.
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