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samedi 31 août 2013

Les veilleurs sont ils soumis à la loi d'ici bas ?

écidément, le mariage pour tous offre de multiples occasions de rappeler les principes fondamentaux du droit administratif, et plus précisément du pouvoir de police générale, que l'on peut définir comme l'action administrative ayant pour objet le maintien de l'ordre public. En l'espèce, la préfecture de police de Paris a pris la décision, par un arrêté du 30 août 2013, d'interdire un rassemblement des "Veilleurs" qui se proposaient de se retrouver sur le parvis de la Défense, pour aller ensuite veiller sur les Champs Elysées. Deux motifs sont invoqués à l'appui de cette décision. 

Le premier, déja invoqué en mars 2013 pour interdire à "La Manif' pour tous" de se rendre sur "la plus belle avenue du monde", est que les Champs Elysées constituent un espace qui doit toujours être à l'abri des manifestations. D'une part, il est difficile d'y maintenir l'ordre à partir des rues étroites qui encadrent l'avenue, d'autre part de nombreux sites sensibles comme des ambassades ou le Palais de l'Elysée en sont proches, enfin ils sont actuellement envahis par une masse de touristes qui ne viennent pas à Paris pour assister à des manifestations. Mais voilà, pour nos veilleurs, comme pour tous les opposants à la loi Taubira, pas question d'arpenter Bastille-République, quartiers que l'on connaît mal et que l'on soupçonne remplis d'homosexuels. Les Champs Elysées ont, au contraire, présentent un attrait irrésistible, le seul espace digne d'accueillir des manifestants qui prétendent incarner la Nation en résistance.

Le second motif, moins redondant par rapport à "La Manif' pour tous", est l'impossibilité pour la Préfecture de police de trouver un interlocuteur parmi les "Veilleurs". Aucune des personnes avec lesquelles elle a pris contact n'a accepté de se présenter comme un organisateur. La désorganisation a d'ailleurs été soigneusement orchestrée pour interdire tout contact avec la préfecture, empêcher toute négociation et finalement susciter une interdiction qui sera présentée comme un acte intolérable d'une effroyable dictature socialiste. Sur ce plan, purement médiatique, le piège a plutôt bien fonctionné. Mais il faut bien reconnaître que la Préfecture de police n'avait plus d'autre choix que l'interdiction.



Veilleurs arrivant aux Champs Elysées
Benozzo Gozzoli. Visite des moines du Mont Pisano. 1465


Les "réunions sur la voie publique"

Quoi qu'il en soit, ce second motif montre que la préfecture de police se place sur le fondement du régime de déclaration préalable gouvernant les manifestations, et elle a raison. Peu importe que les veilleurs se présentent comme des "marcheurs", sortes d'hybrides entre le pèlerin et le randonneur, qui sont partis courageusement du terroir vendéen pour rallier la capitale. La réalité est plus prosaïque car ceux qui ont fait tout le parcours sont bien peu nombreux, et la majorité des participants rejoignent le parcours à sa dernière étape. En tout cas, la qualification que se donne le mouvement est sans rapport avec sa qualification juridique. 

Le décret-loi du 23 octobre 1935 parle en effet de "réunions sur la voie publique" et soumet à une obligation de déclaration préalable "tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes". Peu importe donc que l'on ait renoncé aux slogans et aux drapeaux roses et bleus, la simple organisation d'un défilé doit être déclarée à la préfecture de police, sauf s'il s'agit d'une procession traditionnelle, se déroulant à date fixe, ce qui n'est évidemment pas le cas. 

Ce régime de déclaration préalable est organisé pour permettre de garantir l'ordre public. A cette fin les "organisateurs" doivent prendre contact avec la préfecture entre trois et quinze jours avant la date prévue, en mentionnant l'objet, le lieu et l'itinéraire de la manifestation. En refusant de désigner un ou plusieurs "organisateurs", les "Veilleurs" ont aussi refusé d'appliquer la loi de la République. La préfecture, qui a d'ailleurs attendu le tout dernier moment en espérant sans doute qu'un contact serait établi, est donc parfaitement fondée à prononcer l'interdiction.

La loi peut sembler dure, mais c'est la loi et elle s'applique à tous, en vertu précisément du principe d'égalité devant la loi. Force est de constater que ce décret-loi de 1935, qui a valeur législative, a donné satisfaction durant soixante-dix-huit ans, et que la droite, si longtemps au pouvoir, n'a jamais souhaité le modifier et ne l'a jamais dénoncé comme liberticide. Sur ce plan, la référence à la dictature socialiste ne manque pas de sel, car la préfecture de police se borne à appliquer le droit en vigueur. Il faut cependant se souvenir des propos de Monseigneur Barbarin, expliquant, le 15 août 2012 que "le Parlement, ce n'est pas Dieu le père". Pour les veilleurs, la loi républicaine est donc une norme à laquelle ils ne sont pas soumis. Et c'est bien là le problème.




mardi 27 août 2013

Les requins au Conseil d'Etat

Le Conseil d'Etat, intervenant le 13 août 2013 comme juge des référés, a enjoint au préfet de La Réunion de mettre en place un système de signalisation approprié, afin d'informer les habitants de l'île et les touristes des interdictions de baignade liées au danger que représentent les requins-bouledoques. Sachant que cette espère est à l'origine de onze attaques en deux années sur le littoral de l'île, la procédure engagée pour contraindre l'Etat à prendre des mesures concrètes semble s'achever en queue de poisson.

A l'origine, le maire de Saint Leu a adressé au tribunal administratif de Saint Denis de la Réunion une demande sur le fondement de l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja) qui permet au juge administratif d'ordonner en référé "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle une personne publique "aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale". Le maire voulait que le juge ordonne au préfet d'autoriser la pêche des requins-bouledogues et l'installation de filets pour les empêcher d'approcher de la plage. Le tribunal administratif a ordonné au préfet le 19 juillet 201 de prendre "des mesures nécessaires (...) pour tenter de mettre fin, ou à défaut, de prévenir le plus efficacement possible le risque caractérisé et imminent résultant des attaques de requins-bouledogues". Une formule qui noie le poisson, sans faire peser sur le préfet une obligation précise. 

Le ministre de l'intérieur demande donc au Conseil d'Etat, sans doute plus familier que le tribunal administratif avec certaines espères de requins, d'annuler l'ordonnance de référé et de rejeter les demandes formulées par la commune de Saint Leu. La Haute Juridiction rend une décision nuancée : elle reconnaît sa compétence, dès lors qu'une liberté fondamentale est en cause, en l'occurrence le droit à la vie, mais s'appuie sur le partage de compétences en matière de police pour faire peser l'essentiel de la contrainte sur les élus locaux.


France Gall. Bébé requin. 1967. Paroles : Serge Gainsbourg. Musique : Joe Dassin

Le droit à la vie

Une référence au droit à la vie est toujours rare, tant la jurisprudence se montre réservée à son égard. Il figure dans l'article 6 du Pacte des Nations Unies de 1966 sur les droits civils et politiques mais ce dernier ne figure pas dans les visas de la décision. Figure, en revanche, l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit "le droit de toute personne à la vie". Le problème est que ce texte ne donne pas de définition de ce "droit à la vie", la Cour européenne se bornant à le présenter comme "l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques" dans sa décision du 27 décembre 1995, Mac Cann c. Royaume Uni, ou, encore mieux, "une valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme", formule issue de l'arrêt du 22 mars 2001, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne. 

Comme toujours, les formules creuses ont d'abord pour fonction de cacher un droit positif aux ambitions plus modestes. Le droit à la vie est revendiqué par tout le monde, à commencer évidemment par les opposants à l'IVG, mais aussi par ceux qui contestent la politique turque à l'égard de la minorité kurde,  par des citoyens allemands qui ont été victimes de la STASI dans l'ex-RDA, ou encore par des personnes qui s'estiment victimes d'essais nucléaires. Toutes ces revendications, et il y en a bien d'autres, ont pour point commun de se heurter à un refus des juges qui ne veulent pas voir, dans le droit à la vie, une notion "fourre-tout" susceptible de fonder n'importe quelle poursuite ou d'engager n'importe quelle responsabilité.

Dans le droit positif, le droit à la vie n'est utilisé que pour faire peser sur l'Etat une obligation générale de protection de la vie humaine, une obligation de moyens et non pas de résultat. L'essentiel de la jurisprudence concerne le décès violent de personnes détenues, l'administration pénitentiaire n'ayant pas su empêcher des mauvais traitements de la part des co-détenus et ayant donc failli à son devoir de protection. En l'espèce, la violence est celle des requins, et la collectivité publique a une obligation de moyen pour protéger les baigneurs sur le littoral de La Réunion. Le droit à la vie peut donc servir de fondement juridique au référé.

Urgence

Une fois admis ce fondement juridique, le Conseil d'Etat statue rapidement sur l'urgence, qui n'est guère contestable. Il rappelle les onze attaques de requins entre 2011 et 2012, dont cinq mortelles, la dernière, le 15 juillet 2013, ayant touché une adolescente qui se baignait à quelques mètres du rivage. Le juge en déduit donc "un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes".

Une fois admise la recevabilité, il faut bien reconnaître que l'analyse de fond devrait laisser les commentateurs, et aussi les requins, sur leur faim. En effet, le Conseil se borne à rappeler que les compétences dans ce domaine sont partagées entre les maires et le préfet. Le maire a déjà interdit la baignade sur les plages les plus dangereuses. Quant au préfet, il a interdit la baignade lorsque la zone concernée touche plusieurs communes, et a autorisé le prélèvement d'un certain nombre de requins bouledogues. Pour le reste, un diagnostic technique doit être effectué, et le juge ne s'estime pas compétent pour apprécier s'il convient ou non de poser des filets ou d'autres dispositifs susceptibles de tenir les requins à distance. Ne reste donc, concrètement, que l'obligation d'information des baigneurs, et le juge des référés accepte volontiers d'ordonner au préfet d'améliorer la signalisation destinée aux baigneurs et, d'une façon générale, aux habitants de la région. 

Tout ça pour ça.. La décision illustre parfaitement les limites qui sont celles des procédures d'urgence, toujours difficiles à mettre en oeuvre. In fine, la victime est la commune de Saint Leu qui se retrouve dans une situation difficile. Dans une situation d'urgence, elle doit assumer seule, ou à peu près seule, le coût des mesures de protection de son littoral. Et l'Etat n'a qu'une compétence résiduelle qu'il n'exercera que lorsqu'il prendra connaissance des études scientifiques. Attendons nous, à leur propos, à des mois de débats entre les protecteurs des requins et ceux qui veulent les chasser.. et cela risque de prendre du temps. 


vendredi 23 août 2013

La fermeture des commerces de Saint Denis : quelques précisions

Qu'il s'agisse de Libération ou du Monde,  les journaux titrent sur le "couvre-feu" imposé par décision administrative à soixante-dix commerçants du centre ville de Saint-Denis.  Disons le franchement, il ne s'agit, en aucun cas, d'un couvre-feu. Par définition, celui-ci interdit la circulation à partir d'une certaine heure. La loi du 14 mars 2011 (Loppsi 2) autorise ainsi les préfets à prendre un arrêté de couvre-feu visant les mineurs de plus de treize ans, entre 23 h et 6 h, dès lors qu'ils sont exposés à "un risque manifeste pour leur santé, leur sécurité, leur éducation ou leur moralité". Dans un couvre feu, c'est donc la liberté de circulation qui est en cause, en l'occurrence celle des mineurs.

A Saint-Denis, le maire a pris un arrêté interdisant l'ouverture nocturne de certains commerces. Il ne s'agit pas de porter atteinte à la liberté de circulation mais à celle du commerce. Tous les habitants de Saint Denis peuvent circuler librement le soir, ils peuvent se rendre dans les bars et les restaurants. Les commerces fermés sont essentiellement des épiceries ou d'autres commerces dont l'activité nocturne consiste essentiellement à vendre de l'alcool. 

Mesure de police générale

Si les deux mesures ont des finalement entièrement différentes, elles s'analysent toutes deux comme des mesures de police générale destinées à garantir l'ordre public. Pour ce qui est du "couvre-feu" des mineurs, la légalité de la pratique ne fait aucun doute, puisqu'elle désormais autorisée par la loi. Le Conseil constitutionnel l'a d'ailleurs confirmée dans sa décision du 10 mars 2011, alors même que la liberté de circulation, attachée au principe de sûreté, fait l'objet d'une protection plus rigoureuse que la liberté du commerce et de l'industrie.

En ce qui concerne la fermeture nocturne des magasins dionysiens, la légalité de la mesure ne fait guère de doute. La compétence du maire est évidente, puisqu'il dispose précisément du pouvoir de police générale sur le territoire de sa commune. Sur le fond, il convient cependant d'observer que le juge administratif exerce, depuis le célèbre arrêt Benjamin de 1933, un contrôle dit maximum sur les mesures de police prises par le maire. Ce même contrôle maximum avait d'ailleurs été effectué par le Conseil d'Etat en matière de couvre-feu des mineurs, à l'époque où cette procédure avait été mise en oeuvre par les élus locaux, avant que la Loppsi ne transfère aux préfet la compétence dans ce domaine. Dans sa décision Ville d'Etampes du 27 juillet 2002, le Conseil d'Etat pose ainsi trois conditions cumulatives à la légalité des ces couvre-feu, et ces trois conditions peuvent parfaitement être adaptées en matière d'atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie. 


Henri Cartier-Bresson. Rue Mouffetard. 1954


Absence d'interdiction générale et absolue

La première condition est négative. Le maire ne peut pas interdire de manière et générale et absolue l'exercice de la liberté en cause. En l'espèce, il est clair que seuls certains commerces sont concernés par une fermeture qui ne vise que la période nocturne. Certains peuvent ouvrir le soir, d'autres ne peuvent pas, mais exercent librement leur activité durant le reste de la journée. Il est donc impossible de considérer la mesure du maire comme emportant une interdiction générale et absolue.

"Circonstances locales particulières"

La seconde condition porte sur l'existence de "circonstances locales particulières", c'est à dire l'existence de risques spécifiques dans les quartiers concernés par l'interdiction. En l'espèce, l'interdiction d'ouverture ne porte que sur le quartier de la gare, connu pour accueillir certains trafics, et d'ailleurs classé en "zone de sécurité prioritaire". Ce classement révèle, à lui seul, l'existence de ces "circonstances locales particulières".

Proportionnalité de la mesure

La troisième condition, peut-être la plus délicate à évaluer, est la proportionnalité de la mesure prise par le maire. Elle doit être nécessaire à l'ordre public, et adaptée à l'objectif qu'elle poursuit. En l'espèce, il s'agit de rétablir l'ordre, et la commune fait état de nombreuses plaintes de riverains excédés par le fait que leur quartier soit devenu le lieu de rencontre de tous ceux qui souhaitent acheter de l'alcool et s'intoxiquer aussi rapidement que possible. Dans ces conditions, il y a assez peu de chances qu'un juge estime la mesure excessive.

Reste évidemment qu'une telle mesure pourrait être considérée comme excessive dans d'autres communes, par exemple dans une ville résidentielle dépourvue de quartiers sensibles, ou dans une zone rurale dépourvue de commerces.

mardi 20 août 2013

A vot' bon coeur : la mendicité et les libertés

Dans son excellent blog consacré au droit américain, Pascal Mbongo commente une intéressante décision rendue par la Cour d'appel fédérale pour le 6è circuit, le 14 août 2013. La question posée est celle de la constitutionnalité d'une législation de l'Etat du Michigan, remontant à 1929, selon laquelle toute personne prise en train de mendier peut être condamnée à une peine de prison inférieure ou égale à quatre-vingt-dix jours et/ou à une amende inférieure ou égale à cinq cents dollars. 

Deux SDF, James Speet et Ernest Sims, ont été jugés par les tribunaux de Grand Rapids. Le premier arborait une pancarte ainsi rédigée : "Cold and Hungry. God Bless". N'ayant pu s'acquitter d'une amende de cent quatre-vingt dix-huit dollars, il a été condamné, en janvier 2011, à quatre jours de prison. Le second sollicitait les passants pour pouvoir acheter un ticket de bus, et il fut condamné à cent dollars d'amende en juillet 2011. En dépit de leur extrême banalité, ces faits méritent d'être rappelés, car ils permettent de s'assurer que les deux SDF ne mendiaient pas de manière agressive, en usant de l'intimidation à l'égard des passants. Ils se bornaient, tout simplement, à solliciter leur aide.

Liberté d'expression

Pour une fois, circonstance particulièrement remarquable, des lawyers américains se sont intéressés à ces affaires sans attendre de gratification financière de la part de leurs clients. S'ils n'ont pas gagné beaucoup d'argent, ils ont tout de même beaucoup gagné en notoriété, car ils ont obtenu que le juge déclare l'inconstitutionnalité de la législation du Michigan. Pour la Cour, la loi porte atteinte au Premier Amendement de la Constitution fédérale, c'est à dire à la liberté d'expression. En d'autres termes, la mendicité est protégée par le Premier Amendement.

Observons d'emblée que cette décision rendue par une Cour d'appel sera peut être déférée à la Cour Suprême, et que la pérennité de cette jurisprudence n'est pas tout à fait assurée. Elle semble cependant parfaitement conforme à la jurisprudence américaine. Dans une décision Village of Schaumburg v. Citizens for a Better Environment, la Cour Suprême a, en effet, déjà déclaré inconstitutionnel un règlement municipal interdisant aux organisation caritatives de quêter sur la voie publique si la recette n'était pas affectée, à plus de 75 %, à des activités charitables. Et déjà, la Cour s'appuyait sur le Premier Amendement, l'appel à la générosité publique s'inscrivant "dans l'ordre de la communication ou de l'information, dans l'ordre de la diffusion et de la propagation de points de vue et d'idées, dans l'ordre de la promotion de causes spécifiques (...)". Dès lors que l'appel à la générosité relève de la liberté d'expression, pourquoi distinguerait-on entre celui effectué par une association de droit privé et celui émanant d'une personne seule ? 

Easter Parade. Charles Walters 1948
Judy Garland et Fred Astaire : "Couple of Swells"

Des paroles ou des actes ?

A priori, cette jurisprudence semble séduisante, car très protectrice des droits des personnes. Elle implique cependant une définition restrictive de la notion de mendicité, réduite à l'expression d'une demande et non pas à sa finalité. Car la finalité de la mendicité n'est pas d'exprimer un besoin, c'est d'en obtenir la satisfaction avec de l'argent, de la nourriture, un gite ou encore un travail comme le demandait M. Sims. La mendicité ne relève malheureusement pas de l'ordre du discours, au même titre que la liberté d'exprimer son opinion dans un journal ou celle de manifester. Elle relève surtout d'une activité matérielle qui consiste à obtenir une prestation en argent ou en nature.

La comparaison avec le droit français révèle une approche totalement différente de la mendicité. Contrairement à l'Etat du Michigan, notre système juridique a, depuis 1994, renoncé à la considérer, en soi, comme une forme de délinquance. L'ordonnance de Jean II le Bon de 1351 ordonnait certes à "tous ceux qui ne veulent exposer leur corps à faire aucune besogne" de se mettre au travail ou de quitter la ville de Paris. Ceux qui refusaient de se plier à l'injonction étaient emprisonnés, puis mis au pilori et marqués au fer rouge en cas de récidive. Cette manière quelque peu brutale de traiter le problème de la mendicité a heureusement disparu. Ne subsiste aujourd'hui de cette perception pénale de la mendicité que les article 225-12-5 et 312-12-1 du code pénal, le premier interdisant l'exploitation de la mendicité d'autrui, et le second la mendicité agressive.

Mendicité et ordre public

A l'approche pénale a succédé une approche d'ordre public. Les maires utilisent leur pouvoir de police générale pour réglementer, voire interdire, l'activité des mendiants sur tout ou partie du territoire de leur commune (article L 2212-2 du code général des collectivités territoriales). Comme toute mesure de police, et conformément à la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, ces décisions font l'objet d'un contrôle maximum. Cela signifie que le juge vérifie si la mesure de police prise par le maire est strictement proportionnée à la gravité du trouble à l'ordre public qu'il s'agit de prévenir. C'est ainsi qu'il va apprécier si la tranquillité publique ne pouvait pas être assurée par d'autres moyens, moins agressifs pour les libertés.

La mendicité relève donc de la police administrative, et la Cour administrative de Douai reconnaît ainsi, dans une décision du 13 novembre 2008, "les risques d'atteinte à l'ordre public liées à la pratique de la mendicité". Mais c'est pour en déduire aussi que l'arrêté du maire de Boulogne sur mer interdisant la mendicité sur l'ensemble de la ville, pour une durée de six mois, porte une atteinte excessive aux libertés individuelle. Il en est de même de l'arrêté du maire de Tarbes interdisant "le maintien en position allongée" des personnes se livrant à la mendicité. La Cour administrative de Bordeaux, saisie en 2003, précise, non sans malice, qu'"il ne ressort pas des pièces du dossier que l'éventualité des troubles occasionnés par cette attitude présentait un degré de gravité tel que son interdiction s'avérait nécessaire". A l'inverse, le Conseil d'Etat, dans un arrêt Lecomte du 9 juillet 2003, considère comme licite l'arrêté interdisant la mendicité dans certaines rues d'un centre-ville, et seulement durant la période estivale.

La jurisprudence relative à la mendicité est aujourd'hui relativement abondante, car les élus locaux, ont eu tendance, ces dernières années, à multiplier ces "arrêtés anti-mendicité", au nom d'une préoccupation sécuritaire de plus en plus affirmée. Elle a au moins permis au juge administratif de définir un cadre juridique à cette pratique, en rappelant que l'interdiction de la mendicité, même limitée à certains lieux, même limitée dans le temps, constitue toujours une atteinte à la liberté des personnes.

Mais de quelle liberté s'agit-il ? Pas la liberté d'expression, et c'est ce qui sépare notre droit du système américain. Le juge administratif français n'a jamais considéré la mendicité comme relevant de la liberté d'expression, mais bien davantage de la liberté de circulation. La différence n'est pas anodine, même si elle permet un contrôle juridictionnel assez comparable. Pour le droit américain, la mendicité se définit d'abord par le discours de celui qui la pratique. Pour le droit français, elle se définit par l'acte de sollicitation envers un tiers, sollicitation qui s'exerce sur la voie publique, dans les lieux de passage. Autrement dit, le droit américain s'intéresse aux droits des mendiants, le droit français protège les personnes sollicitées.


dimanche 18 août 2013

Le report d'audience devant la Cour européenne des droits de l'homme

Le report (ou "renvoi") d'audience est un procédure à la fois simple et mystérieuse. Simple, parce que l'on comprend aisément qu'une partie à une instance puisse être empêchée par un impératif familial, de santé, voire professionnel, et demande donc que le procès soit fixé à une date ultérieure. Mystérieuse, parce que, si la décision de report ou son refus doivent évidemment être justifiés, ses motifs sont finalement laissés à l'appréciation discrétionnaire du juge. Les années récentes ont cependant été marquées par un plus grand encadrement de cette procédure, encadrement dont témoignent les deux décisions rendues le 25 juillet 2013 par la Cour européenne, Sfez c. France et Henri Rivière et a. c. France.

Les deux affaires concernent un refus de report d'audience opposé par les autorités judiciaires aux requérants. Dans les deux cas, ceux ci ont été condamné par un tribunal correctionnel (M. Sfez à la suite d'une rixe dans un parking, M. Rivière et sa famille pour des constructions illégales sur une parcelle de terrain dont ils sont locataires) et ils ont vainement sollicité le renvoi de l'audience devant la Cour d'appel. Le premier invoque une violation du droit à l'assistance d'un avocat (art. 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l'homme), le second y ajoute une violation du droit au procès équitable (art. 6 § 1). Le fait que le renvoi soit demandé en appel n'est pas sans importance, car l'absence de l'accusé pourrait sembler moins essentielle, dès lors qu'il a déjà eu l'occasion de développer ses moyens de défense devant le tribunal correctionnel.

Un élément du droit à l'assistance d'un avocat

La Cour européenne refuse pourtant de se placer dans cette perspective, et considère que les droits de la défense doivent s'appliquer avec une intensité identique à toutes les étapes du procès pénal. Sur ce plan, la Cour confirme sa jurisprudence initiée dans l'arrêt Van Pelt c. France du 23 mai 2000 et développée dans l'arrêt Katritsch c. France du 4 novembre 2010, selon laquelle le droit au report d'une audience est l'une des composantes du droit à l'assistance d'un avocat. Cette assistance doit être "effective", ce qui signifie que le prévenu doit être mis en mesure de prendre contact avec un défenseur et de le rencontrer en vue de préparer son procès. En l'espèce, M. Katrisch, incarcéré, était de nationalité russe, et donc peu au fait de la procédure pénale française. Il convenait donc de lui laisser le temps nécessaire pour préparer sa défense, et la Cour sanctionne donc le refus de renvoi.

Dans les deux décisions du 25 juillet 2013, la Cour énonce les garanties essentielles de la procédure de renvoi en imposant au juge deux opérations successives. D'une part, il doit prendre sa décision après avoir mis en  en balance les différents intérêts en présence. D'autre part, il doit la motiver clairement, non seulement pour l'information des plaideurs mais aussi pour permettre l'éventuel contrôle ultérieur de ces motifs.

Nicolas Poussin. Danse de la musique du temps. 1640
La mise en balance des intérêts en présence

Les juges internes doivent chercher un équilibre parfois délicat, pour rejeter les demandes de renvoi purement dilatoires, et accorder celles qui reposent effectivement sur les besoins de la défense. 

Dans l'affaire Sfez, la Cour reprend ainsi le détail de la procédure. Elle note que le requérant a fait preuve d'un réel "manque de diligence". Il avait été défendu par un avocat commis d'office devant le tribunal correctionnel le 31 août 2007, puis avait sollicité Me V. lorsqu'il avait décidé de faire appel de sa condamnation, en septembre 2007. Le nouvel avocat ne s'était manifestement guère intéressé à son client, avant de se désister le 1er avril 2008, soit dix jours avant la décision de la Cour d'appel. Certes, on pourrait gloser sur la conscience professionnelle de Me V. qui était peut-être fondé à se désister, mais qui aurait certainement dû le faire plus rapidement, afin de laisser M. Sfez trouver un autre conseil ou demander un avocat commis d'office. 

Quoi qu'il en soit, aux yeux de la Cour, les turpitudes éventuelles de l'avocat n'exonèrent pas son client qui, de son côté, aurait dû faire preuve de davantage de diligence. Il a eu sept mois pour s'apercevoir que son avocat était particulièrement inerte, et peut être pour le rémunérer quelque peu. Il n'a fait aucune démarche pour trouver un nouveau conseil après le désistement du premier, alors même que, n'étant pas incarcéré, une telle recherche ne présentait pas pour lui de difficulté particulière. De tous ces éléments trouvés dans le dossier, la Cour en déduit que la demande de renvoi avait un caractère dilatoire, et que le refus opposé par la Cour d'appel ne viole, en aucun cas, le droit à l'assistance d'un avocat garanti par l'article 6 § 3.

La motivation du refus de renvoi

L'analyse détaillée de la procédure rend indispensable la motivation du refus de renvoi, afin que le requérant, mais aussi, le cas échéant, les juridictions de recours, puissent s'assurer qu'il ne repose pas sur l'arbitraire du juge. 

La décision Rivière et autres c. France sanctionne ainsi pour manquement au droit au procès équitable (art 6 § 1 de la Convention européenne) le refus de renvoi opposé à la famille Rivière. En l'espèce, les intéressés sont trois membres d'une même famille, et ils ont sollicité le report de l'audience pour différents motifs. L'un était gravement malade, l'autre passait un examen professionnel le jour de l'audience, le troisième était un militaire en opération extérieure. Tous produisaient différentes attestations démontrant la réalité de ces contraintes. Or la décision de la Cour d'appel se borne à mentionner : "Sur la demande de renvoi sollicitée par courrier, le Ministère public s'y oppose. La Cour après en avoir délibéré, retient l'affaire". Une telle formulation ne saurait évidemment être considérée comme une motivation, et c'est précisément ce que sanctionne la Cour européenne.

Ce défaut de motivation porte atteinte au droit au juste procès des requérants à deux égards. D'une part, elle leur interdit de connaître les motifs du refus de renvoi et sème le doute sur l'impartialité des juges. D'autre part, elle limite l'étendue du contrôle éventuel de la Cour de cassation. Saisie dans l'affaire Rivière, celle-ci s'est bornée, dans une décision du 9 février 2010, à mentionner que la Cour d'appel appréciait cette question de manière souveraine, formule laissant entendre que appréciation ne figurait pas dans le contrôle de cassation. La Cour européenne sanctionne ce raisonnement qui interdit au juge de cassation de s'assurer que la Cour d'appel a effectivement examiné le bien-fondé des excuses invoquées par les requérants. Pour la Cour européenne, l'absence de motivation induit l'absence de contrôle de la motivation, et rend impossible, in fine, le contrôle du respect de la Convention européenne. Dès lors, elle estime qu'il y a violation du droit à un juste procès. 

Par cette jurisprudence en constant développement depuis l'arrêt Van Pelt, la Cour soumet la procédure de renvoi aux règles et aux garanties qui sont celles de l'ensemble du procès pénal. Un tel choix induit un véritable changement de nature de ce renvoi qui n'est plus un simple élément dans l'administration de la justice mais un élément du procès.

Le refus de renvoi sera désormais motivé et contrôlé, avancée peu spectaculaire des droits du justiciable, mais avancée réelle. On peut tout de même déplorer que les juges français n'aient pas cru bon d'engager cette évolution avant d'y être contraints par la jurisprudence de la Cour européenne.


mercredi 14 août 2013

La recherche sur les cellules souches embryonnaires enfin autorisée

Le 1er août 2013, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution le texte modifiant la loi bioéthique du 7 juillet 2011, et autorisant la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires.

La puissance des cellules-souches

A dire vrai, le débat sur la question des cellules-souches est presque aussi ancien que le premier bébé éprouvette, Amandine, née en 1982 d'une fécondation in vitro réalisée par le Docteur René Frydman. La fécondation in vitro est utilisée pour aider les couples qui rencontrent des difficultés de fécondation, mais dont la femme peut, sans difficultés particulières, porter un enfant. On va donc créer un embryon en éprouvette avant de le réimplanter dans l'utérus de la femme du couple demandeur, et c'est elle qui mènera la grossesse à son terme. Sur le plan génétique, toutes les combinaisons sont possibles : l'enfant peut être biologiquement celui du couple demandeur, mais il peut aussi être le résultat d'un don de sperme ou d'ovule, voire d'un double don. Quoi qu'il en soit, cette technique se traduit souvent par la création d'embryons en nombre supérieur par rapport à ceux qui seront effectivement réimplantés. Ces "embryons surnuméraires" sont donc congelés et réutilisés par le couple, s'il désire d'autres enfants. Lorsque le couple renonce à son projet parental, ces embryons font quelquefois l'objet d'un don à un couple infertile. Si tel n'est pas le cas, ils doivent, en principe, être détruits à l'issue d'un délai de cinq ans (art L 2141-4 csp).

Les chercheurs s'intéressent beaucoup à ces embryons qui ont, il convient de le préciser, entre cinq et sept jours. En effet, ils sont composés d'un ensemble de "cellules souches", particulièrement précieuses pour la recherche scientifique. En schématisant quelque peu, on peut définir la "cellule souche" comme une cellule non différenciée qui a pour fonction d'engendrer d'autres cellules. Cette capacité suscite de grands espoirs en matière médicale, notamment pour la thérapie génique. Si les cellules souches ne sont pas tout à fait absentes chez l'adulte, par exemple dans la moelle osseuse, elles y sont moins puissantes que chez l'embryon. Les cellules embryonnaires sont "pluripotentes", ce qui signifie qu'elles sont susceptibles de former tous les tissus de l'organisme, sans pour autant aboutir à la formation d'un individu complet. Les chercheurs estiment ainsi que ces cellules embryonnaires devraient permettre de formidable progrès dans le traitement de certaines maladies, comme la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA) ou la maladie d'Alzheimer.

Encore faut-il pour cela avoir le droit d'effectuer de telles recherches, et cette autorisation est précisément l'objet de la loi du 6 août 2013.

Génétique. Dessin de Puig Rosado


La fin de l'hypocrisie législative


Ce texte met fin à une certaine hypocrisie de la loi dans ce domaine. La loi de bioéthique du 6 août 2004 posait en effet un principe d'interdiction de la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Mais elle l'accompagnait de la possibilité d'y déroger, "à titre exceptionnel", avec l'accord du couple concerné, lorsque les recherches envisagées "sont susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs" et qu'aucune méthode alternative ne peut être envisagée, en l'état des connaissances scientifiques. Ce régime dérogatoire ne devait s'exercer que durant cinq années, mais la loi bioéthique du 7 juillet 2011 a maintenu ce statu quo sans susciter un réel débat sur le sujet.

La loi de 2013 inverse totalement le principe. On passe de l'interdiction, sauf exception, à l'autorisation étroitement encadrée. Il ne s'agit évidemment pas d'autoriser n'importe quelle recherche, et le législateur maintient la condition imposée en 2004, selon laquelle seules seront autorisées les recherches qui ne peuvent pas être développées par d'autres moyens. De même, l'accord du couple à l'origine de la création de ces embryons est toujours exigé par la loi. Ces conditions sont contrôlées par l'Agence de la biomédecine qui donne l'autorisation de recherche, en appréciant évidemment les objectifs de la recherche et les compétences de ceux qui l'entreprennent.

Ce régime d'autorisation présente l'avantage de mettre fin à une hypocrisie législative, qui reposait sur la recherche d'un équilibre entre les aspirations légitimes des chercheurs et les réticences des milieux catholiques qui considèrent qu'un embryon de cinq jours est déjà une personne humaine. Mais il s'agit là d'un argumentaire difficilement défendable devant le Conseil constitutionnel : par hypothèse, les embryons sur lesquels ces recherches sont autorisées ne donneront jamais lieu à un projet parental, soit parce que techniquement ils ne peuvent pas être réimplantés, soit parce que le couple ne le souhaite pas. Ils ne deviendront donc jamais des personnes humaines. Le recours s'est donc fondé sur des arguments plus classiques, facilement écartés par le Conseil. Il a ainsi observé que les garanties prévues par la loi lors de la délivrance des autorisations ne portent pas atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne. Elles sont en outre suffisamment claires pour répondre aux exigences de clarté et de lisibilité de la loi. 

Débarrassés d'entraves qui n'avaient pas d'autre origine que religieuse, les scientifiques français vont donc pouvoir développer des recherches dans des domaines porteurs de grands espoirs et reprendre la place qui est la leur dans un secteur extrêmement concurrentiel. Il est juste temps, car les chercheurs des autres pays, ont pu, quant à eux, avancer leurs travaux sans être entravés par la loi de leur propre pays et par les préjugés des uns ou des autres.
 

samedi 10 août 2013

Indépendance de la justice : l'avis de la CNCDH

La lecture du Journal Officiel n'est certainement pas l'activité préférée des Français, encore moins le 31 juillet. Ils ont tort, car cette austère publication, le 31 juillet 2013, portait à leur connaissance l'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur l'indépendance de la justice. En moins d'une dizaine de pages, la Commission livre à une analyse extrêmement sévère. Elle y dénonce une "justice en crise" et affirme que l'indépendance du pouvoir judiciaire a besoin d'être "refondée".

Rappelons que la CNCDH est une commission consultative rattachée au Premier ministre. Son statut n'est pas réellement celui d'une autorité administrative indépendante, mais la loi du 5 mars 2007 précise néanmoins qu'elle "exerce sa mission en toute indépendance". D'une manière générale, elle joue un rôle de proposition dans le domaine des droits de l'homme, tant auprès du parlement que du gouvernement. Son avis peut être sollicité par le Premier ministre ou un membre du gouvernement, mais elle peut aussi s'autosaisir, et attirer ainsi l'attention des autorités sur un sujet qui lui semble important.

Une approche globale

C'est précisément la voie choisie dans le présent avis. Le gouvernement a certes engagé des réformes ponctuelles dans ce domaine, avec le projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public déposé en mai 2013 devant l'Assemblée nationale, sans compter le projet de loi constitutionnelle sur la modification du CSM, aujourd'hui abandonnée. La CNCDH a préféré une démarche globale, portant sur l'indépendance de l'autorité judiciaire dans son sens le plus large.

Le sujet peut surprendre comme d'ailleurs la sévérité des conclusions. L'indépendance de la justice n'est-elle pas un principe reconnu par une multitudes de normes ? Elle figure dans l'article 64 de la Constitution, dans l'article 14 al 1 du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques de 1966, dans l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'article 47 de la Charte européenne des droits fondamentaux etc... L'indépendance de la justice est donc, à première vue, un principe solidement ancré dans notre droit positif. Méfions nous cependant de cette première impression, car l'accumulation des normes ne constitue pas une garantie de leur effectivité.

C'est ce que démontre l'avis de la CNCDH qui étudie l'indépendance de la justice, non pas à travers les normes, dans leur caractère proclamatoire, voire incantatoire, mais à travers leur mise en oeuvre, à travers les pratiques qui sont celles du droit positif.

Honoré Daumier. Les gens de justice. 1845


L'indépendance dans l'exercice de la fonction

Pour la Commission, le déclin de l'indépendance du pouvoir judiciaire est d'abord celui de l'indépendance des juges. Elle dénonce, au premier chef, une remise en cause du travail de la justice, bien souvent par les politiques eux-mêmes. On songe évidemment, même s'il n'est pas formellement mentionné, à un ancien président de la République qui n'hésite pas à dénoncer la partialité d'un juge qui a osé le mettre en examen. On songe aussi au choix de retirer aux juges le contentieux Tapie pour engager un arbitrage considéré comme plus commode et sans doute plus avantageux pour le principal intéressé. Dans toutes ces pratiques, l'indépendance de la justice est tout simplement méprisée, et les juges qui ne se comportent pas en auxiliaires des politiques sont insultés ou écartés.

D'un autre côté, les dix dernières années ont été marquées par une dénonciation constante d'un prétendu laxisme de la justice que la CNCDH qualifie de "mythe". Ce discours a été utilisé pour réduire les prérogatives des juges sans que l'opinion s'en inquiète réellement. L'institution des "peines planchers" a ainsi été considérée comme un moyen de lutte contre la récidive, alors que son caractère dissuasif n'apparait pas clairement. Mais elle réduit en même temps le pouvoir d'appréciation des juges. De même, la procédure de comparution immédiate accélère la procédure mais réduit aussi le temps laissé au juge pour prendre connaissance du dossier. La plupart des affaires pénales sont aujourd'hui jugées sans instruction, selon une logique purement quantitative.

Celle-ci est renforcée par la mise en place d'indicateurs de performance centrés sur le nombre de dossiers traités. Le bon juge est celui qui éponge le plus grand nombre d'affaires. Pour être bien noté, il doit "systématiser" son travail dit pudiquement la Commission, c'est à dire rendre une justice de masse. L'autorité politique n'y trouve que des avantages. D'une part, la justice est plus rapide. D'autre part, le contrôle des juges est renforcé par une centralisation de la gestion de leurs performances.

L'indépendance du parquet

Plus classique est sans doute l'analyse de la CNCDH déplorant l'absence d'indépendance du parquet. La Cour européenne, dans le célèbre arrêt Moulin du 23 novembre 2010, n'a t elle pas refusé de considérer le procureur comme une "autorité judiciaire", dès lors qu'il se trouve subordonné au ministre de la justice ?

La Commission aborde cependant la question de manière originale, à partir du droit comparé. Dans une recommandation 2000-19, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a observé que certains pays ont un ministère public indépendant, alors que d'autres ont choisi un système où il est hiérarchiquement soumis au ministre de la justice et est donc considéré comme un fonctionnaire ordinaire. Le problème est que le droit français hésite entre les deux options : les magistrats du parquet son rattachés à l'autorité judiciaire en principe indépendante, mais ils demeurent soumis au Garde des sceaux par un lien hiérarchique.

L'évolution récente interdit de considérer les procureurs comme des fonctionnaires ordinaires soumis au pouvoir hiérarchique. Leurs fonctions proprement juridictionnelles se sont élargies, notamment en matière d'orientation vers la procédure de comparution immédiate. Aux yeux de la Commission, ce choix a de telles conséquences pour les prévenus qu'il "peut être considéré comme un pré-jugement". Les membres du parquet sont désormais dotés d'une fonction juridictionnelle de plus en plus importante, qui rend indispensable l'octroi d'un statut d'indépendance réelle. Une telle réforme n'aurait pas nécessairement pour conséquence de priver le ministère de la justice de son pouvoir d'orientation de la politique pénale. Les "instructions générales de politique pénale" pourraient être abandonnées au profit de "circulaires d'orientation générale", que les procureurs généraux et procureurs de la République pourraient adapter en tenant compte du contexte dans lequel ils exercent leurs fonctions.

 Le renforcement des pouvoirs du CSM, un voeu pieux

 Une telle évolution devrait se traduire, aux yeux de la CNCDH, par une réforme globale du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Sur ce point, on sent que le projet actuellement en cour ne la satisfait pas totalement. Elle souhaiterait que lui soit confié l'ensemble de la gestion des carrières des magistrats, qu'ils soient du siège ou du parquet. Sur le plan constitutionnel, la Commission propose d'ailleurs une modification de la rédaction de l'article 64 : le CSM serait le seul garant de l'indépendance de la justice, et non plus le Président de la République.

Toute cette analyse ressemble terriblement à un voeu pieux, une idée d'autant plus audacieuse que les membres de la CNCDH ne peuvent ignorer qu'elle n'aura aucun effet. Le 4 juillet 2013, le gouvernement a en effet annoncé officiellement qu'il suspendait la réforme du CSM que le Sénat avait vidée de sa substance. Désormais certain de ne pas disposer de la majorité des 3/5è indispensable à la révision constitutionnelle, le gouvernement a préféré abandonner le projet.

Doit-on en déduire que l'avis de la CNCDH est un pur exercice de style, et qu'il finira sur une étagère poussiéreuse, à côté de nombreux rapports oubliés et d'études savantes jamais lues ? Peut être, dans l'immédiat. Mais la pression de la Cour européenne risque, à tout moment, de reposer certaines questions, notamment celle de l'indépendance des magistrats du parquet. Et cette réforme du CSM qui ne trouve pas de majorité pour la voter devra peut-être être adoptée dans l'urgence, d'ici quelques mois ou quelques années. Surtout, la réflexion engagée par la CNCDH pourrait connaître quelques prolongements. A t elle l'intention de rendre un avis sur l'indépendance de la juridiction administrative et plus particulièrement du Conseil d'Etat ? Le sujet mériterait certainement que l'on s'y attache.




mercredi 7 août 2013

DROIT DE REPONSE : Le professeur émérite et l’épouvantail : réponse à Serge Sur

Le 1er août dernier, le professeur Serge Sur, intervenant comme Invité de LLC, a publié un article intitulé "De la permanence de l'esprit canular chez les Normaliens, ou l'affaire Trayvon Martin racontée à Suzette", commentaire d'un article publié dans Le Figaro du 26 juillet, signé de Messieurs Romain Zamour et Charles Merveilleux du Vignaux et intitulé "En Floride, la légitime défense n'est pas un "permis de tuer". Ces derniers ont demandé l'exercice du droit de réponse, que nous leur avons bien volontiers accordé et que nous publions ci dessous. 

L'article initial du Figaro, à l'origine de cette disputatio, est publié sous le présent droit de réponse, en commentaire. Les lecteurs de LLC sont donc ainsi en mesure de prendre connaissance de l'ensemble des documents utiles.

Consulté, le professeur Sur nous indique que, pour ce qui le concerne, le débat est clos.  
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Le 1er août, le blog Liberté, Libertés chéries, a publié un pamphlet signé par un éminent professeur émérite, M. Serge Sur. Dans ce pamphlet, M. Sur s’attaque à un article que nous avons publié dans Le Figaro du vendredi 26 juillet, intitulé En Floride, la légitime défense n’est pas un « permis de tuer ». Les références littéraires et les traits d’esprit de M. Sur font parfois sourire. Dans ce texte, nous nous contentons de répondre au noyau rationnel de son pamphlet.

Ce noyau est constitué de quatre thèses.
Premièrement, notre article est de mauvaise foi, car nous nous attaquons à un ennemi imaginaire : la critique de Stand Your Ground.
Deuxièmement, notre article prouve le contraire de ce que son titre énonce ; à cause du mécanisme de la charge de la preuve, le droit de la légitime défense en Floride est un « permis de tuer ».
Troisièmement, ce n’est pas George Zimmerman qui était en état de légitime défense, mais Trayvon Martin.
Quatrièmement, notre article présente en fait une thèse cachée : « le droit américain [est] tellement supérieur au nôtre ».
Ces quatre thèses sont fausses.

Dans notre article du vendredi 26 juillet, nous nous attaquons à la thèse selon laquelle Stand Your Ground (« Faites face ») est la clef de voûte de l’affaire et du droit de la légitime défense en Floride. On le sait, ce type de loi permet à une personne en état de légitime défense de faire face à la menace, alors même qu’elle a la possibilité de fuir en toute sécurité. Le titre de notre article fait écho à un article de M. Philippe Bernard, publié dans Le Monde du vendredi 19 juillet et intitulé La Floride et son « permis de tuer ». Dans cet article, M. Bernard affirme que Stand Your Ground « exonère de poursuites quiconque aura défendu son droit de demeurer là où il se trouve ». Selon M. Bernard, c’est Stand Your Ground qui « a enclenché l'engrenage de l’acquittement ». Cette erreur n’est pas propre à la France : dans son discours du vendredi 19 juillet sur l’affaire, le Président Obama a lui aussi mis en cause Stand Your Ground, qui n’a pourtant joué aucun rôle dans l’acquittement. Ainsi, notre argument ne consistait pas à « s’emparer d’un argument latéral pour détruire la thèse principale », comme le dit M. Sur. Notre argument visait une contre-vérité réelle et cherchait à clarifier les termes d’un débat qui méritait d’avoir lieu, mais qui n’avait été jusqu’à présent qu’un dialogue de sourds.

En deuxième lieu, M. Sur a raison d’affirmer que l’élément décisif de l’affaire n’était pas Stand Your Ground, mais bien la question de la charge de la preuve. Il a tort lorsqu’il affirme que la distribution de la charge de la preuve transforme le droit de la légitime défense en « permis de tuer ».
En Floride et dans tous les autres Etats américains sauf un, c’est au procureur de prouver que les conditions d’exercice de la légitime défense ne sont pas réunies, et ce sans laisser subsister de doute raisonnable. Ce principe est un corollaire de la présomption d’innocence, telle qu’elle est comprise aux Etats-Unis. Il est faux d’affirmer, comme le fait M. Sur, qu’il « appartient à la victime de prouver qu’elle est bien victime » : aux Etats-Unis, la victime n’a rien à prouver, car elle n’est pas partie au procès pénal. Lorsqu’elle est morte et que l’accusé se prévaut de la légitime défense, elle n’est pas là pour contredire la version des faits que l’accusé propose. Cela rend la tâche du procureur difficile, mais pas impossible. Cette difficulté est propre à tous les cas d’homicide : la victime n’y est jamais présente, et l’accusation doit toujours combattre une version des faits présentée par l’accusé seul. Faudrait-il alors parler de « permis de tuer » dans tous ces cas ? L’absence au procès de la victime d’un meurtre n’a jamais catégoriquement empêché les procureurs de faire condamner les coupables, car ils ont le plus souvent accès à d’autres moyens de preuve que les témoignages de l’accusé et de la victime : témoignages de tiers, enregistrements de conversations téléphoniques, extraits de vidéosurveillance. Sans compter que l’interrogatoire de l’accusé à l’audience permet au procureur de le décrédibiliser.
La distribution de la charge de la preuve avantage donc l’accusé, mais en aucun cas ne l’immunise. Elle ne fait pas de la légitime défense un « permis de tuer ».

En troisième lieu, M. Sur suggère que ce n’est pas Zimmerman qui était en état de légitime défense, mais Martin ; que l’agresseur était Zimmerman. Il fait écho à M. Bernard, qui déjà dans son article du Monde affirmait : « Comme si George Zimmerman jouissait d'un droit à la légitime défense dont Trayvon Martin ne disposait pas. »
Il est exact qu’en Floride « l’agresseur initial » ne peut généralement pas se prévaloir de la légitime défense. Selon Gibbs v. State, une décision de la quatrième division de la Cour d’appel de Floride datant de 2001, l’accusé n’est « agresseur initial » que s’il commet une infraction ou provoque la victime par « force ou menace de force ». Dans l’affaire, le procureur a tenté d’argumenter que Zimmerman était l’agresseur initial. Le juge a refusé de poser une question au jury sur ce point : il a considéré que le simple fait de suivre une personne n’est ni infraction, ni force, ni menace de force. La question n’est donc pas de savoir si Martin « a pu se sentir menacé », comme le dit M. Sur, mais bien si le simple fait de suivre une personne constitue une menace de force au regard du droit. La réponse est non, et heureusement. La liberté de mouvement est à ce prix.

Enfin, d’après M. Sur, le but secret de notre article serait d’exalter la procédure accusatoire du droit américain, aux dépens du système français et de sa procédure inquisitoire.
Notre propos était tout autre : nous entendions présenter de manière claire et objective le droit de la légitime défense appliqué en Floride. Ambition bien modeste, assurément, et proportionnée aux connaissances limitées de « deux jeunes Normaliens », comme dit M. Sur. Bien loin de prendre fait et cause pour le système accusatoire américain, nous écrivons même qu’ « il est légitime d’être choqué par un droit de la légitime défense qui heurte notre conception de la proportionnalité et de la charge de la preuve ». Quant à comparer les mérites respectifs des procédures pénales américaine et française, voilà une tâche bien ardue, que nous laissons à des auteurs mieux versés que nous dans les arcanes des deux systèmes.
M. Sur grandit donc la portée de notre réflexion, ce qui n’étonne guère de la part d’un professeur émérite, habitué aux débats élevés. Ce faisant il se rend lui-même coupable du crime dont il nous accusait : il crée un adversaire imaginaire et s’ingénie à le pourfendre. Il a vu dans notre article une occasion de combattre l’influence de la procédure accusatoire et de défendre le système judiciaire français, auquel tout comme lui nous tenons. Son combat, il le livre aux mauvaises personnes : expliquer le droit de la Floride n’est pas se faire le suppôt de l’impérialisme juridique américain.

Dans son pamphlet, le professeur émérite bâtit un épouvantail puis s’efforce de le pourfendre. En chemin, il sème imprécisions et erreurs. Alors même que la position qu’il attaque n’est bien souvent pas la nôtre, nous nous sommes efforcés dans cette réponse de corriger les erreurs de M. Sur. « Deux jeunes Normaliens » qui corrigent les erreurs d’un « professeur émérite » ? En voilà « une bonne blague ».

Romain Zamour
ENS et diplômé de la Yale Law School

Charles Merveilleux du Vignaux
ENS et élève avocat à l’Ecole de Formation du Barreau

mardi 6 août 2013

La paternité du donneur de sperme

Les Papas et les Mamans de la Manif pour tous surveillent leur progéniture qui fait des pâtés sur les plages. Les veilleurs se reposent sur une chaise longue dans le jardin du cloître où ils font retraite. Le Tour de France s'est achevé sans être véritablement dérangé par les petits drapeaux roses et bleus. Quant aux représentants de l'Eglise, qui avaient initié le mouvement avec les prières du 15 août de l'été dernier, ils se font désormais remarquablement discrets.

Heureusement pour les irréductibles, un juge vient d'admettre la reconnaissance de paternité d'un donneur de sperme. Le lien de filiation entre lui et l'enfant qu'il a contribué à concevoir aux profit d'un couple de femmes est désormais chose acquise. Le juge des affaires familiales lui a donc accordé les droits du père, qui vont se développer progressivement. Il verra d'abord l'enfant en présence de sa mère, puis en dehors de celle-ci, avant de bénéficier d'un droit d'hébergement et de garde durant la moitié des vacances scolaires. Les commentaires des lecteurs du Figaro sous l'article qui reprend cette information sont particulièrement réjouissants. La décision du juge des affaires familiales n'est-elle pas la preuve éclatante de la primauté de la filiation biologique, la seule légitime, face à toutes ces innovations fâcheuses introduites par le Parlement ?

Hélas, il faut modérer l'enthousiasme des Papas et des Mamans. La décision ne proclame pas une quelconque supériorité de la filiation biologique mais se borne à trouver une solution à un problème particulier, et même très particulier. Pire, elle montre que, tôt ou tard, il faudra bien légiférer sur l'accès des couples homosexuels à la procréation médicalement assistée.

Charles Camoin (1875-1965). Enfant


Une IAD "entre soi"

En schématisant un peu, on peut dire que le trio s'est organisé "entre soi". Sébastien, le donneur de sperme, est un ami, qui accepte de donner ses gamètes à ses copines homosexuelles Magali et Flavie. Il se découvre ensuite une fibre paternelle inattendue et décide de reconnaître le bébé. 

La situation est particulière, car les trois acteurs principaux violent la loi. Le droit français réserve en effet la procréation médicalement assistée aux couples hétérosexuels, principe réaffirmé par la loi du 7 juillet 2011 et toujours en vigueur. L'insémination avec donneur (IAD) s'exerce alors de manière anonyme et gratuite, au sein des Centres d'études et de conservation des oeufs et du sperme humains (CECOS). La receveuse ignore qui est le père biologique de son enfant, et le donneur ignore qui va bénéficier de son don. Il s'engage en même temps à renoncer à toute action judiciaire dans le but de faire reconnaître sa paternité. La loi organise ainsi une rupture totale entre la filiation biologique et la filiation légale, ce qui n'a jamais choqué les Papas et les mamans pourtant si attachés à la première. Il est vrai que le système joue exclusivement au profit de couples hétérosexuels qui, seuls, peuvent dissocier complètement filiation biologique et filiation juridique. Dans les conditions posées par la loi, Magali et Flavie ne pouvaient, par hypothèse, bénéficier d'une IAD. Elles ont donc choisi de faire appel à un ami, probablement sans être conscientes qu'elles prenaient un grand risque, celui précisément que le copain refuse de renoncer à sa paternité. Le contrat implicite ainsi conclu avec le donneur était d'ailleurs entaché de nullité, du fait de l'illicéité de son objet.

Ce risque constitue une véritable épée de Damoclès pesant sur celles qui ont choisi une telle solution. Alors que dans l'accouchement sous X, la mère biologique ne dispose que d'un délai légal de rétractation de deux mois pour décider finalement de garder son enfant, Sébastien, le donneur de sperme, pouvait reconnaître son enfant à tout moment. Par hypothèse, il n'avait pas de problème pour prouver sa paternité, puisqu'il est bel et bien le père biologique. Par hypothèse encore, il n'avait pas renoncé à ses droits, puisque l'opération s'était faite en dehors d'un CECOS. Magali et Flavie ont donc été bien mal inspirées. Pour une somme relativement modique, elles auraient pu se rendre en Belgique ou dans un autre pays, et bénéficier d'un don de sperme dans des conditions juridiques plus satisfaisantes.

Une affaire antérieure à la loi Taubira

La situation est aussi particulière dans la mesure où l'affaire est antérieure à la loi Taubira, intervenue en mai 2013. Or, le bébé de Magali, Flavie... et Sébastien, est né en septembre 2011. Ce dernier l'a reconnu sept mois plus tard, soit en avril 2012. A l'époque, celle qui n'a pas mis l'enfant au monde ne pouvait pas épouser sa compagne et adopter l'enfant. Le couple se trouvait donc tout à fait démuni face à la reconnaissance de paternité du donneur de sperme. 

Dans ce cas, la reconnaissance de la filiation biologique repose sur un espace de non-droit. Le donneur de sperme bénéficie de l'absence de législation relative aux couples homosexuels, et, au premier chef, de l'absence de mariage. Il bénéficie aussi de l'absence d'encadrement juridique de son don par les CECOS. Sur ce point, la solution choque quelque peu, au regard du principe "Nemo auditur ejus propriam turpitudinem allegans" (nul ne peut se prévaloir de sa propre faute). Hélas, chacun sait que cette règle ne s'applique qu'en matière contractuelle et qu'en l'espèce, précisément, il n'y avait pas de contrat.

Cette primauté de la filiation biologique n'est donc que le résultat d'un concours de circonstances. N'en déplaise aux Papas et aux Mamans toujours si prompts à s'enthousiasmer, cette décision n'a rien de militant. Elle ne vise pas à affirmer la primauté de la filiation biologique, mais met en lumière la nécessité d'un encadrement juridique de ces pratiques. Il est évident que les homosexuelles ne renonceront pas à avoir des enfants par IAD et la présente affaire témoigne au moins de leur motivation. Le voyage en Belgique peut parfois leur sembler trop onéreux, ou trop lointain, et dans ce cas la tentation est grande de faire confiance à un copain, de se lancer dans une aventure dont on ne mesure pas les conséquences juridiques. Ne serait-il pas finalement plus simple de s'adresser à un CECOS et de bénéficier d'une IAD, dans les mêmes conditions qu'un couple hétérosexuel ?