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dimanche 9 juin 2013

QPC : diffamation exception de vérité et droit à l'oubli

Le 7 juin 2013, le Conseil constitutionnel s'est prononcé à la suite d'une QPC transmise par la Cour de cassation, sur la conformité à la Constitution de l'article 35 al. 6. de la loi du 29 juillet 1881. Ces dispositions portent sur ce qu'il est convenu d'appeler l'"exception de vérité", c'est à dire le principe selon lequel une personne poursuivie pour diffamation peut s'exonérer de toute responsabilité en prouvant la réalité du fait qui est à l'origine des poursuites.

L'exception de vérité

Aux termes de l'alinéa 6 de l'article 35 de la loi de 1881, l'exception de vérité n'est pas invocable, lorsque les faits ainsi rappelés constituent une infraction amnistiée ou prescrite. Cette disposition a  ainsi pour objet d'empêcher que l'atteinte au droit à l'oubli vienne causer à la victime un dommage encore plus grand que la diffamation. La conséquence de ce texte est particulièrement sévère, puisque la personne poursuivie pour diffamation se voit privée de la possibilité d'apporter la preuve de l'exactitude des faits qu'elle allègue. La seule solution qui lui reste est de démontrer sa "bonne foi", ce qui est loin d'être simple. Elle doit, en effet, dans ce cas, démontrer tout à la fois qu'elle poursuit un but légitime, qu'elle est convaincue de l'exactitude des faits qu'elle rapporte et qu'elle a fait preuve de modération et d'objectivité dans son expression. Ces éléments sont cumulatifs et d'ailleurs susceptibles de donner lieu à une interprétation relativement impressionniste, pour ne pas dire franchement subjective. L'exception de vérité est beaucoup simple à utiliser pour la personne poursuivie pour diffamation, puisqu'il lui suffit de mettre en évidence des éléments factuels, purement objectifs.

Droit à l'oubli v. liberté d'expression

Envisageons, par exemple, un historien qui se penche sur les faits de terrorisme commis lors de la guerre d'Algérie, et qui, dans un ouvrage, cite le nom d'une personne qui avait été condamnée à l'époque pour des faits de ce type, et qui est toujours vivante. Or, les crimes et délits commis en Algérie ont été amnistiés par toute une série de textes, d'abord les Accords d'Evian en 1962, puis par trois lois successives, de 1964 à 1968. La personne citée dans l'ouvrage peut donc poursuivre l'auteur pour diffamation, et l'historien n'a pas la possibilité de s'exonérer en démontrant la réalité des actes de terrorisme commis par l'intéressé. Autrement dit, le droit à l'oubli de l'un l'emporte sur la liberté d'expression de l'autre, voire sur les droits de la défense et le principe d'égalité devant la loi, puisque notre historien est beaucoup moins bien armé, pour sa défense, que n'importe quel pigiste d'un journal à sensation.

En l'espèce, le litige oppose Phillipe B., chirurgien-dentiste, victime d'une mesure de radiation prononcée par son Ordre, dont il avait dénoncé par voie de presse les dérives financières. Le problème juridique demeure cependant identique, puisqu'il s'agit de réaliser un équilibre entre la liberté d'expression et le droit à l'oubli.



Henri Salvador. Le Blues du dentiste. 1960


Sur le fond, le Conseil constitutionnel donne satisfaction au requérant et prononce l'abrogation de l'alinéa c ) de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881. Il affirme que "par son caractère général et absolu", cette interdiction de faire état de faits prescrits ou amnistiés "porte à la liberté d'expression une atteinte qui n'est pas proportionnée au but poursuivi ; qu'ainsi, elle méconnaît l'article 11 de la Déclaration de 1789". Le juge constitutionnel estime donc, après avoir exercé son contrôle de proportionnalité, que la liberté d'expression doit l'emporter sur le droit à l'oubli.

Le précédent de la décision du 20 mai 2011

On pourrait se limiter à affirmer que cette décision est rendue par analogie, puisque, dans une précédente QPC du 20 mai 2011, le Conseil avait déjà abrogé l'alinéa 5 de ce même article 35 de la loi de 1881. Celui-ci interdisait à la personne poursuivie pour diffamation d'invoquer l'exception de vérité, par la mention de faits remontant à plus de dix ans. Le droit à l'oubli était donc déjà le fondement de cette disposition.

La décision du 7 juin 2013 présente cependant l'intérêt de reprendre les principes fondamentaux du droit français de l'amnistie. Celle-ci efface la sanction pénale, généralement pour assurer la réconciliation nationale, mais elle n'efface pas les faits qui l'ont suscitée. Il est donc un peu étrange d'interdire à la personne poursuivie pour diffamation de faire état de faits qui, juridiquement, ne sont pas censés avoir disparu. C'est si vrai que ces mêmes faits peuvent être mentionnés dans un jugement civil, le cas échéant rapporté dans la presse.

La décision du 7 juin 2011 ne reprend pas donc celle du 20 mai 2011, mais elle la complète. Elle fait ainsi reposer la supériorité de la liberté d'expression sur le droit à l'oubli sur un double fondement.

Le débat public d'intérêt général

Le Conseil constitutionnel énonce que les faits donnant lieu à une condamnation amnistiée visent en réalité "tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le commentaire s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général". La formule reprend directement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui estime que la liberté d'expression l'emporte toujours sur le droit au respect de la vie privée et sur le droit à l'oubli, lorsque les propos poursuivis pour diffamation visent à développer un débat d'intérêt général (par exemple : CEDH, 7 novembre 2006 Mamère c. France). Tel est le cas pour l'historien qui s'intéresse à la guerre d'Algérie, et tel est le cas pour Philippe B. qui dénonce les dérives financières d'un ordre professionnel. Cette notion de "débat public d'intérêt général" est ainsi porteuse de grandes potentialités pour l'évolution de la jurisprudence sur la liberté d'expression. Elle rapproche ainsi le droit français du droit anglo-saxon, beaucoup plus libéral dans ce domaine.

Valeur législative du droit à l'oubli

Le Conseil réaffirme également que le droit à l'oubli n'a pas la même place dans la hiérarchie des normes que la liberté d'expression. Cette dernière a valeur constitutionnelle, puisqu'elle trouve son origine dans l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. En revanche, le droit à l'oubli est seulement qualifié par le Conseil de "motif d'intérêt général justifiant une atteinte législative à la liberté d'expression". Il est loisible au législateur de le consacrer, dans certains domaines, et dans "un souci d'apaisement politique et social" (décision du 20 juillet 1988), mais la mention de ce droit par le Conseil constitutionnel ne va pas au-delà de la reconnaissance de cette compétence législative. On peut ainsi penser que si, un jour, le droit à l'oubli acquiert valeur constitutionnelle, ce ne sera sans doute pas dans le droit de l'amnistie. Plus vraisemblablement, il pourrait être consacré dans le domaine numérique, puisque ce droit permettrait à chacun d'obtenir la suppression des données le concernant.

Le contrôle de proportionnalité effectué par le Conseil présente donc, dans le cas d'espèce, une analogie avec un contrôle de la hiérarchie des normes. A cet égard, il est parfaitement logique que le droit à l'oubli cède devant la liberté d'expression, puisque le premier a valeur législative et le second constitutionnelle. Encore faudrait-il ne pas vider le droit à l'oubli de son contenu, en considérant que n'importe quel propos ouvre un débat public d'intérêt général. Les juges du fond devront définir avec précision ce qui relève du déballage malsain dans un but de vengeance personnelle et ce qui, en raison de son intérêt général, doit être porté à la connaissance de tous. Et ce sont eux qui finalement devront trouver l'équilibre entre la liberté d'expression et le droit à l'oubli.


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