La décision du 12 avril 2012, Martin et autres c. France vient accroître très opportunément le contrôle de la Cour européenne sur les atteintes à la liberté de presse. Les requérants, journalistes au Midi Libre, contestent une perquisition qui a eu lieu en juillet 2006 dans les locaux de ce quotidien régional. Un juge d'instruction instruisait alors une plainte pour violation du secret professionnel déposée par le Président de la région Languedoc Roussillon, désigné par les initiales J.B. Ce dernier se plaignait en effet de la publication dans Le Midi Libre de certains passages d'un rapport encore provisoire de la Chambre régionale des comptes, apparemment très sévère pour sa gestion. Ce document étant en principe confidentiel, le Président J.B. fondait donc sa plainte sur la violation et le recel de secret professionnel.
Cette plainte n'a pas réellement prospéré. Le 22 mai 2007, le juge d'instruction a rendu une ordonnance de non lieu en faveur des journalistes. Puisque leur source n'a pu être identifiée, il était matériellement impossible de savoir si l'auteur de la divulgation était soumis au secret professionnel. Dès lors que la violation du secret n'était pas établie, le recel ne pouvait pas pas l'être.
La perquisition est, en soi, une ingérence dans la liberté d'expression
Observons d'emblée que la Cour européenne a choisi de statuer. En dépit du non-lieu dans la procédure pénale, les requérants conservent un intérêt à contester la perquisition litigieuse. Celle-ci est à l'origine de leur mise en examen pour recel de violation du secret professionnel. Ils ont donc subi des mesures contraignantes et la perquisition a provoqué une ingérence dans leur liberté d'expression. Pour la Cour, cette ingérence peut être dissociée de l'action pénale, dès lors qu'elle produit ses propres effets indépendants de la condamnation pénale.
La perquisition, qu'elle soit effectuée au domicile ou sur les lieux de travail des journalistes, est donc en soi considérée comme une ingérence dans la liberté d'expression, principe acquis depuis l'arrêt Roemen et Schmit c. Luxembourg de 2003. Peu importe que l'auteur de la divulgation du document confidentiel ait été identifié ou non, c'est l'intrusion qui caractérise l'ingérence.
Jean Souverbie. Assiette de fruits au journal. 1955 |
La protection des sources
La perquisition a évidemment eu lieu dans le but d'identifier le ou les auteurs de la divulgation, ce qui pose évidemment la question de la protection des sources des journalistes. A l'époque des faits, la loi du 4 janvier 2010 sur la protection des sources n'existait pas encore. Observons cependant qu'elle n'autorise l'atteinte au secret des sources "que si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi" (art. 1 ).
La Cour européenne avait déjà adopté une jurisprudence comparable. Sur le fondement de l'article 10 alinéa 2 de la Convention, elle s'assure que l'atteinte à la liberté d'expression est bien "nécessaire dans une société démocratique" et qu'elle répond à un "but légitime". Il appartient donc aux autorités de l'Etat de démontrer cette nécessité.
En l'espèce, la Cour fait observer que la perquisition a eu lieu huit mois après la publication du rapport de la Chambre régionale des comptes. Le journal a pris soin de préciser qu'il s'agissait d'un texte provisoire susceptible d'être modifié à l'issue d'une procédure contradictoire, précaution qui témoigne de la bonne foi des journalistes. La publication de ce rapport répond enfin à un intérêt général puisqu'elle a pour objet d'offrir au public une information utile sur la gestion des fonds publics dans les collectivités territoriales.
Les autorités françaises, de leur côté, n'ont pas indiqué à la Cour si elles s'étaient efforcées de découvrir l'auteur de la violation du secret professionnel par d'autres moyens que l'ingérence réalisée dans la libre expression de la presse. La chambre d'instruction de la Cour d'appel a d'ailleurs précisé que la décision de réaliser une perquisition relève du pouvoir souverain du juge d'instruction, et qu'il n'a pas à se justifier sur ce point.
Un motif pertinent, mais pas suffisant
La Cour déduit que la nécessité de l'atteinte à la liberté d'expression et à la protection des sources n'a pas été démontrée par le gouvernement français. Aux yeux de la Cour, la recherche de la violation du secret professionnel est un motif pertinent pour justifier l'atteinte au secret des sources, mais ce n'est pas un motif suffisant pour fonder une procédure aussi attentatoire aux droits des journalistes que la perquisition dans les locaux du journal. La Cour reconnaît donc l'existence d'une violation de l'article 10 de la Convention.
Au secours de Médiapart ?
Cette décision témoigne d'une attention particulière accordée par la Cour européenne au respect de la liberté d'expression dans la presse. Ce rappel est sans doute très utile alors que trois journalistes ou anciens journalistes de Médiapart et deux du Point sont aujourd'hui mis en examen dans l'affaire Bettencourt. Ils sont accusés d'avoir diffusé sur ce site des extraits des enregistrements effectués chez la milliardaire par l'un de ses employés.
Il est vrai que l'accusation ne porte pas sur un recel de violation du secret professionnel et l'ingérence ne réside pas dans une perquisition. Elle réside dans une mise en examen pour recel de violation du secret de la vie privée. Il se trouve cependant que la Convention européenne soumet l'ingérence dans la vie privée aux mêmes conditions que l'ingérence dans la liberté d'expression. Autrement dit, l'ingérence doit, dans les deux cas, être une "nécessité dans une société démocratique" et répondre à un "but légitime".
En l'espèce, on peut penser que la publication de ces enregistrements répond à un intérêt général, Souvenons nous que dans l'arrêt von Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour avait considéré comme poursuivant un intérêt général la publication de photos du Prince Rainier de Monaco, prises à l'insu de l'intéressé. Pour le juge européen, l'intérêt général existait dès lors que les lecteurs avaient le droit d'être informés sur la situation d'un prince dont la santé suscitait des inquiétudes. L'atteinte à la vie privée est donc légitime pour informer les lecteurs de la presse people sur la santé des têtes couronnées. Nul doute que la Cour soit tentée de considérer qu'elle est tout aussi légitime, lorsqu'il s'agit d'informer les lecteurs de Médiapart et du Point sur les modes de financement de certaines campagnes électorales.
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