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vendredi 23 décembre 2011

Loi mémorielle et police de l'histoire

L'Assemblée nationale vient d'adopter en première lecture la loi "visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi". Sans qu'il soit mentionné directement, c'est la contestation du génocide arménien de 1915 qui est visée, dès lors que l'infraction de contestation de la Shoah est déja sanctionnée par la loi Gayssot de 1990. En revanche, la loi du 29 janvier 2001 qui reconnaît le génocide arménien n'accompagne pas cette reconnaissance de sanction pénale en cas de contestation. C'est donc chose faite avec le texte qui vient d'être voté.

Ce texte est  le résultat d'un important lobbying exercée par les associations représentant la communauté des Français d'origine arménienne, soit environ 500 000 électeurs. C'est donc à eux qu'il faut donner satisfaction, et peu importe que la Turquie rappelle son ambassadeur et renonce à certains marchés en cours de négociation avec notre pays. La pêche aux voix impose quelquefois des sacrifices diplomatiques et financiers. 

Un marché de dupes ? 

Observons d'emblée que ces associations pourraient bien avoir passé un marché de dupes. Le Premier ministre s'est en effet abstenu de déclarer l'urgence dans le vote de cette loi. Cela signifie que la seconde lecture interviendra au Sénat...quand elle sera inscrite à l'ordre du jour, peut être après les élections législatives de 2012. Ceux qui ont de la mémoire, mais n'est-ce pas toujours le cas quand on est favorable à l'adoption de lois mémorielles ?, devraient se souvenir qu'en 2006, une proposition de loi avait été votée par l'Assemblée nationale sur le même sujet, mais qu'elle n'avait jamais été inscrite à l'ordre du jour des délibérations du Sénat.

La "loi mémorielle"

Une loi "mémorielle" peut être définie comme imposant le point de vue officiel d'un Etat sur des évènements historiques. Elle peut même interdire l'expression d'autres points de vue. La première d'entre elle est la loi Gayssot du 13 juillet 1990, dont on sait qu'elle fut adoptée dans l'émotion provoquée par la profanation du cimetière de Carpentras et qu'elle n'a pas été soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, La seconde est précisément la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien, qualifiée d'inconstitutionnelle par le doyen Vedel. La troisième est la loi Taubira du 21 mai 2001 qui impose aux manuels scolaire d'accorder" à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent". 

Enfin la loi du 23 février 2005 marque, d'une certaine manière, l'apogée mais aussi la chute des lois mémorielles. Son article 4 al. 2 déclarait : "les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit". Agacés par ce nouveau texte prétendant affirmer l'existence d'une histoire officielle, dix-neuf historiens français ont alors co-signé un texte intitulé "Liberté pour l'histoire" demandant l'abrogation de ce texte et de l'ensemble des lois mémorielles.Ils ont reçu le soutien objectif du Conseil constitutionnel, qui a estimé, dans une décision du 21 janvier 2006, que la disposition litigieuse n'avait pas valeur législative. Elle avait dès lors valeur réglementaire, et le gouvernement, avec prudence, a préféré l'abroger.

Cet échec retentissant laissait augurer un abandon pur et simple des lois mémorielles, d'autant que celle qui vient précisément d'être votée est parfaitement inutile et que sa constitutionnalité est loin d'être acquise

Nicolas Poussin. Le massacre des innocents. 1628

Une loi inutile

On pourrait évidemment s'interroger sur l'intérêt d'un texte qui sacrifie les relations diplomatiques de la France aux intérêts des arrières-petits enfants des victimes d'un génocide, qui n'a pas eu lieu en France et dont aucune victime n'était française. On imagine ainsi quelle pourrait être la réaction des autorités françaises si le parlement turc votait une loi reconnaissant le génocide vendéen en 1793. Il est vrai que la diaspora vendéenne n'a pas réellement de poids électoral en Turquie, ce qui rend l'hypothèse peu probable.

Au-delà du débat politique, la question de l'utilité juridique du texte est posée, car le négationnisme à l'égard du génocide arménien est déjà sanctionné par le droit français. L'historien anglo-américain Bernard Lewis, Professeur à Princeton, avait affirmé, dans un entretien accordé au Monde le 16 novembre 1993, que les massacres et déportations intervenus en 1915 n'entraient pas dans la définition juridique du génocide. Il a finalement été condamné au civil le 21 juin 1995 par la 17è Chambre du tribunal correctionnel sur le fondement de l'article 1382 du Code civil pour manquement à ses devoirs d'historien d'objectivité et de prudence, à la suite d'un recours introduit par différentes associations arméniennes de France auxquelles s'était jointe la LICRA.Si les requérants souhaitent se placer sur le plan pénal, ils ont également la possibilité d'invoquer la diffamation.

Une loi inconstitutionnelle ? 

Reste à se poser la question de la constitutionnalité de la loi qui vient d'être votée.

Les dispositions qu'elle contient relèvent elles de l'article 34 de la Constitution qui définit une liste de domaines réservés à la loi ? La réponse à cette question est loin d'être simple. La loi de 2001 qui "reconnaît" le génocide arménien est certainement inconstitutionnelle, même si le Conseil n'a jamais été saisi. En effet, la décision du 21 janvier 2006 a estimé qu'une loi mémorielle, en l'occurrence celle fixant le contenu des manuels scolaires sur la colonisation de l'Afrique Nord n'avait pas valeur législative. Dès lors, la loi qui vient d'être votée pourrait être considérée comme inconstitutionnelle, puisqu'elle pose une sanction dont le fondement se trouve dans une loi elle-même inconstitutionnelle. Lorsqu'une  première loi est modifiée ou complétée par une seconde loi qui s'enracine dans la première, le Conseil exerce son contrôle sur la première loi et peut, le cas échéant, la déclarer contraire à la Constitution. 

Sur le fond, on doit reconnaître que l'objet de la loi est de limiter la liberté d'expression pour des motifs considérés comme étant d'ordre public. Or, la liberté d'expression qui est ici menacée est d'abord celle des historiens et des chercheurs, précisément garantie par un "principe fondamental reconnu par les lois de la République" depuis la décision du 20 janvier 1984. Le Conseil devrait donc être conduit à apprécier la proportionnalité de la sanction ainsi créée à ce principe constitutionnel, et il n'est pas évident qu'il fasse prévaloir l'histoire officielle sur la liberté d'expression des historiens.

Le seul élément à l'appui de la constitutionnalité du texte est finalement l'absence probable de recours devant le Conseil constitutionnel. Car les lois mémorielles sont ile fruit d'une police de la pensée qui stigmatise ceux qui oseraient sortir du "politiquement correct". La saisine du Conseil constitutionnel serait immédiatement dénoncée comme une négation du génocide arménien, pour ne pas dire une négation des génocides qui ont marqué notre histoire. Il ne reste qu'à espérer que le Président du Sénat saisira le Conseil ou, à défaut, que quelqu'un sera effectivement condamné sur le fondement de ce texte, si jamais il parvient à être définitivement voté. Dans ce dernier cas, la voie de la QPC serait alors ouverte, et le Conseil pourrait se prononcer. 

La mémoire et l'oubli

En attendant doit-on suggérer aux Vendéens, qui représentent un nombre conséquent d'électeurs, de demander une loi mémorielle pour reconnaître le génocide dont leurs ancêtres ont été victimes ? Ou aux Protestants de solliciter la reconnaissance officielle de la Saint-Barthélémy ? Dans leur cas, l'Edit de Nantes a déjà répondu, dès 1598, en faisant sagement prévaloir l'oubli des offenses  : "Que la mémoire de toutes choses passés depuis mars 1585 ainsi que de tous les troubles précédents demeure éteinte et assoupie comme une chose non advenue. (...) Pareillement, nous défendons à nos sujets, de quelque état et et qualité qu'ils soient d'en renouveler la mémoire, de s'attaquer, de s'injurier, de se provoquer l'un l'autre à propos de ce qui s'est passé, pour quelque cause que ce soit, d'en disputer, contester ou quereller, mais de se contenir et de vivre ensemble comme frères, amis et concitoyens".

Plus largement, doit-on aussi inviter la Sorbonne à remplacer les examens d'histoire par une comparution des candidats devant une juridiction pénale, afin de vérifier que leurs connaissances historiques sont bien conformes à la vérité officielle ? L'ignorance devient un délit, et il convient d'envisager la création d'un département carcéral dans les locaux universitaires. Tremblez, Sorbonnards, Sorbonnagres, Sorbonicoles ! 

2 commentaires:

  1. Bonjour, Une petite réserve sur votre commentaire: la loi de 2005 n'a pas été considérée comme inconstitutionnelle parce que mémorielle. C'est seulement l'article 4 qui a été déclaré inconstitutionnelle parce que le contenu des programmes scolaires ne relevait pas du domaine de la loi. Mais il n'en demeure pas moins que cette loi devrait être censurée car fondée elle même sur une loi inconstitutionnelle mais pour d'autres motifs, entre autres celui soulevé par le professeur Luchaire concernant l'empiètement du législateur sur le pouvoir exécutif dans le domaine de la conduite de la diplomatie.

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  2. Que ce soit par l'entremise d'une loi, d'un acte réglementaire ou d'une décision de justice qui s'adosse à une loi (en l'occurrence l'article 1382 du Code civil ou les dispositions du Code pénal en matière de diffamation), n'est-ce pas en définitive le principe mémoriel lui-même qui constitue une limitation disproportionnée de la liberté d'expression ? Est incohérente la position consistant à désapprouver le vote du 22 décembre dernier et par ailleurs à acter la condamnation de Bernard Lewis au civil le 21 juin 1995 par la 17è Chambre du tribunal correctionnel, par exemple, non ?

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