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jeudi 10 avril 2025

L'immunité parlementaire au secours du droit à l'information


L'arrêt Green c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 avril 2025 pose une question tout-à-fait inédite. Un parlementaire peut-il utiliser son immunité pour contourner l'injonction d'un tribunal imposant la confidentialité d'une information ? Sans répondre de manière positive, la CEDH laisse aux États le soin de définir eux-mêmes si le droit doit prévoir des mesures de contrôle pour empêcher un parlementaire de divulguer des informations qui font l'objet d'une protection de la vie privée, décidée par un juge. 

 

Un Deal pour imposer le silence

 

Pour éclairer le débat, il convient de revenir aux faits de l'espèce. Le requérant, M. Green, est un ressortissant britannique résidant à Monaco. Président d'une firme multinationale de vente au détail regroupant de grandes enseignes, il a été contacté en 2018, par le Telegraph. Le journaliste lui demande alors de commenter des informations qui l'accusent de s'être livré à des faits de harcèlement sexuel et de brimades à l'égard de certains de ses employés. Mais il apparaît que M. Green avait déjà passé des Deals financiers avec ces employés, qui s'accompagnaient d'accords de confidentialité. De fait, le requérant obtint des juges britanniques des injonctions destinées à protéger ces accords de non-divulgation. Le Telegraph a donc dû publier un article très édulcoré, mentionnant seulement les pratiques "d'un puissant homme d'affaires".

Le lendemain, Lord Hain, prit la parole devant la chambre des Lords et révéla l'identité du "puissant homme d'affaires". Immédiatement, les ordonnances de non-divulgation, devenues sans objet ont été levées, permettant à la presse britannique de relayer abondamment l'information.

M. Green a voulu déposer des recours devant les juges britanniques. Tous ont été rejetés, car aucune règle de droit positif ne prévoit de poursuites contre un parlementaire qui bénéficie d'une immunité dans son expression. C'est précisément ce qu'il considère comme une lacune du droit britannique que le requérant contestant devant la CEDH, estimant qu'elle emporte une grave atteinte au droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 


 Membre de la Chambre des Lords lisant la presse

Downton Abbey. Julian Fellowes. 2010

 

Les obligations positives de l'article 8

 

Dans la plupart des contentieux portés devant la CEDH, l'article 8 est invoqué dans le but de protéger un individu contre une ingérence des pouvoirs publics dans sa vie privée. Il fait donc peser sur l'État une obligation négative, dès lors qu'il doit s'abstenir d'une telle ingérence.

Cela ne signifie pas, toutefois, que l'article 8 n'impose pas, parfois, des obligations positives qui peuvent aller jusqu'à adopter des mesures contraignantes visant à imposer le respect de la vie privée dans les relations entre les individus. Dès l'affaire X. et Y. c. Pays-Bas du 26 mars 1985, la Cour sanctionne ainsi l'absence de normes juridiques visant à protéger les personnes handicapées. En l'espèce, le droit ne prévoyait pas qu'un père puisse signer une plainte pour viol, au nom de sa fille de seize ans, lourdement handicapée mentalement. Cette jurisprudence trouve un écho dans le domaine du droit à l'image. La décision Söderman c. Suède du 12 novembre 2013 sanctionne le droit suédois qui n'offrait aucun recours à une requérante, victime d'une prise d'images en secret réalisée par son beau-père. En l'absence de toute règle juridique sur cette pratique, la requérante n'était pas en mesure de faire respecter sont droit à l'intégrité personnelle.

Certes, mais dans l'affaire Green, la CEDH reconnaît que la marge d'appréciation laissée à l'État est plus étendue dans le cas de ses obligations positives. Dans l'arrêt Mosley c. Royaume-Uni du 10 mai 2011, elle affirme déjà que "du fait de leur contact direct et permanent avec les forces vives de leur pays", les autorités nationales sont, en principe, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la meilleure manière d’assurer le respect de la vie privée dans l’ordre juridique interne. C'est d'autant plus vrai en l'espèce qu'il n'existe aucun consensus des États membres du Conseil de l'Europe sur ce point. La plupart ont en effet une législation très protectrice de l'autonomie des assemblées parlementaires. C'est le cas en France, où les déclarations faites par les parlementaires dans l'hémicycle peuvent certes susciter une sanction interne du parlement lui-même, mais ne peuvent donner lieu à un recours contentieux.

La situation est identique au Royaume-Uni. S'il existe bien un Commissionner for Standards à la Chambre des Lords, sensiblement équivalent à un déontologue, il n'a aucunement compétence pour sanctionner ce type de propos. La Cour en déduit que ce contrôle relève, s'il le souhaite, de l'État défendeur et de son parlement en particulier. Elle conclut qu'en l'espèce, il n'y a pas eu violation de l'article 8.

 

Lord Hain, au secours du droit à l'information

 

La décision de la CEDH est sage, car juger autrement l'aurait conduite à une ingérence dans l'autonomie des parlements qui, de toute évidence, n'entre pas dans ses compétences. En l'espèce, même si la liberté d'expression n'est pas directement mentionnée dans l'arrêt, c'est tout de même elle qui est privilégiée. Lord Hain n'a finalement fait qu'apporter une assistance à la presse pour faire prévaloir le droit à l'information sur un droit au respect de la vie privée qui n'avait pas d'autre objet que d'enterrer une affaire qui aurait dû se terminer devant les tribunaux, si M. Green n'avait pas été suffisamment riche pour rémunérer la discrétion de ses victimes. Nous sommes au coeur du débat d'intérêt général que Lord Hain n'a fait que susciter.


Le droit à l'information : Chapitre 9, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet  

 


 

lundi 7 avril 2025

Pas de miracle pour le diacre



Il n'est pas habituel que la Cour de cassation soit appelée à statuer sur le licenciement d'un diacre. L'assemblée plénière s'est pourtant prononcée sur ce sujet dans un arrêt du 4 avril 2025, par lequel elle déclare la juridiction judiciaire incompétente pour juger d'un tel contentieux. Les lecteurs qui pensent que le licenciement du diacre est tout de même moins important que le jugement de Marine Le Pen se trompent lourdement. L'assemblée plénière intervient en effet pour assurer le respect du principe de séparation entre les églises et l'État. 

Observons d'emblée qu'un diacre est un membre du clergé et non pas un laïc. Il reçoit en effet les ordres mineurs. Jusqu'à Vatican II, le diacre était un séminariste se préparant à devenir prêtre, mais on trouve maintenant des "diacres permanents", c'est-à-dire des hommes qui ne se destinent pas à la prêtrise. Cela ne change rien au regard de leur situation juridique, qui est celle d'un ministre du culte.

En l'espèce, l'archevêque a suspendu, en 2007, la procédure d'ordination du requérant, à la suite de révélations par une paroissienne de faits de nature sexuelle. Il a été renvoyé de l'état clérical par l'Officialité, sanction confirmée en appel par la Rote romaine. Le diocèse lui a ensuite notifié qu'il n'appartenait plus au clergé, qu'il n'était plus rémunéré, ni affilié à la caisse d'assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes. Il a également été mis en demeure de libérer le logement de fonction, mis à sa disposition par l'association diocésaine.

L'ex-diacre a saisi le tribunal de grande instance (aujourd'hui tribunal judiciaire) en 2019 pour obtenir la nullité de la sentence prononcée par la juridiction ecclésiastique ainsi que l'indemnisation des préjudices qu'il estime avoir subis. Il a été débouté, mais le tribunal s'était néanmoins déclaré compétent. La cour d'appel, en revanche, infirme le jugement en déclarant recevable l'exception d'incompétence. C'est ce jugement que confirme l'assemblée plénière de la Cour de cassation.

 

La neutralité de l'État

 

La loi de Séparation du 9 décembre 1905 affirme, dans son article 1er, que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". L'article 2 ajoute immédiatement qu'elle "ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 21 février 2013, ajoute que la laïcité implique "la neutralité de l'État".

Les diacres, comme les autres membres du clergé, ont un statut défini par le droit canonique, et contrôlé par les juridictions ecclésiastiques. Les juges de droit commun ne sont donc pratiquement jamais saisis. Tout au plus peut-on noter l'arrêt Pont rendu par le Conseil d'État le 17 octobre 1980, affirmant que l'administration hospitalière était tenue de mettre fin aux fonctions d'un aumônier protestant licencié par sa hiérarchie. Même en région concordataire d'Alsace-Moselle, le juge administratif, dans une décision Singa du 17 octobre 2012, se déclare incompétent pour apprécier la légalité de la nomination du curé d'une paroisse par l'évêque de Metz. Dans un arrêt du 2 décembre 1981, il avait déjà affirmé que l'administration était tenue de mettre fin au traitement d'un ministre du culte révoqué par l'évêque de Strasbourg.

La jurisprudence est donc particulièrement maigre, limitée à quelques décisions du juge administratif. L'intérêt de la présente affaire réside donc dans le fait que le requérant se plaint, en invoquant le droit à un juste procès garanti par la Convention européenne des droits de l'homme. Il se plaint de n'avoir pu défendre sa demande indemnitaire devant les juges du fond. 

 

A bas les calottes. Henri Gustave Jossot. 1903
 

 

L'absence de lien contractuel

 

Mais il faudrait, pour cela, qu'un lien contractuel existe entre le diacre et l'Église, en l'espèce l'association cultuelle. Or la Cour de cassation, et cette fois la jurisprudence existe, considère que les ministres du culte ne sont pas titulaires d'un contrat de travail. Dans un arrêt du 12 juillet 2005, la chambre sociale en a décidé ainsi à propos d'un pasteur d'une mission évangéliste de Marseille qui avait saisi la juridiction prud'homale de son licenciement par l'association cultuelle.

S'il ne s'agit pas d'un contrat de travail, serait-il possible d'envisager un lien contractuel d'une autre nature ? L'article 1101 du code civil définit le contrat comme un "accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destinées à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations". Dans le cas du diacre, il est clair qu'il s'engage à réaliser des missions au profit d'une association cultuelle, en échange d'un salaire, d'un logement, et d'une protection sociale. 

Mais admettre un contrat innommé dans ce cas reviendrait à écarter la loi de Séparation, et c'est ce que précise l'assemblée plénière. En effet, l'ordination diaconale ou sacerdotale impose des obligations qui dépassent, de loin, de simples obligations contractuelles. D'une part, il s'agit d'un engagement perpétuel, du moins en principe. D'autre part, elle régit l'ensemble de la vie du clerc, lui imposant notamment un voeu de chasteté, contrainte que l'on ne saurait retrouver dans un contrat civil. Tous ces éléments relèvent du fonctionnement interne de l'Église, dans lequel l'État s'interdit d'intervenir.

 

Un recours détachable de l'état ecclésiastique

 

S'il n'est pas possible de retenir l'existence d'un lien contractuel, il est envisageable de considérer que certains recours sont, en quelque sorte, détachables de l'état ecclésiastique, notamment en matière de protection des droits et libertés ou lorsqu'il s'agit d'obtenir une indemnisation. 

Dans son article sur "le pouvoir pénal de l'Église", publié en 2001, le professeur Mayaud considérait que ses "actions disciplinaires restent tributaires d'une contestation toujours possible devant les juridictions nationales, afin que soient impérativement préservées et corrigées les atteintes manifestes aux droits et libertés". Il commentait alors une sanction prononcée par l'Officialité diocésaine à l'encontre d'un expert comptable lui interdisant de gérer des biens ecclésiastiques. En condamnant son cabinet à une mort économique certaine, les juges ecclésiastiques portaient une atteinte à la liberté du travail, justifiant l'intervention des juridictions nationales.

En matière d'indemnisation, un jugement du 3 avril rendu par le tribunal judiciaire de Lorient condamne la Communauté des dominicaines du Saint-Esprit, le père abbé de l'abbaye de Saint-Wandrille et la mère abbesse de l'abbaye de Boulaurt à la réparation des préjudices subis par une moniale condamnée à une "exclaustration". Même si elle était soumise à un devoir d'obéissance, le fait d'être renvoyée sur le champ de son couvent, de ne plus avoir le droit de communiquer avec ses soeurs en religion, sans avoir bénéficié d'une procédure contradictoire ni même avoir été informée de ce qui lui était reproché a été considéré comme une atteinte trop importante aux principes généraux du droit, justifiant l'indemnisation. Ces préjudices sont considérés comme détachables de la procédure d'exclaustration, dans la mesure où la même sanction aurait pu être prise dans des conditions plus respectueuses des procédures. Ce jugement a suscité l'irritation du Vatican qui, dans une "note verbale" a contesté l'ingérence des juges internes dans la liberté religieuse, estimant qu'elle était contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Mais il n'en est rien. La CEDH se montre en réalité très respectueuse de l'autonomie des États dans ce domaine. Dans un arrêt K. Nagy c. Hongrie du 14 septembre 2017, la Cour a précisément été saisie de la révocation d'un ministre du culte, un pasteur de l'Église réformée accusé de s'être exprimé un peu trop librement dans un journal local. En l'espèce, la CEDH estime qu'il n'appartient au juge interne de se prononcer sur le bien-fondé de la sanction, car il n'a pas le pouvoir de décider si un ministre du culte doit, ou non, conserver son statut clérical. En revanche, il lui appartient d'apprécier concrètement si un "droit défendable", c'est-à-dire le droit au respect de certaines procédures a, ou non, été violé. Dans l'affaire Nagy c. Hongrie, le requérant se bornait à contester le choix de la sanction, et donc son bien-fondé, ce qui ne relève pas de la compétence des tribunaux internes.

Dans sa décision du 4 avril 2025, l'assemblée plénière reprend la jurisprudence Nagy c. Hongrie, en affirmant qu'il n'appartient pas au juge judiciaire de se prononcer sur le bien-fondé d'une décision qui retirer l'état ecclésiastique à un diacre. En l'espèce, l'indemnisation des préjudices subi par le requérant n'est pas détachable de sa révocation. Qu'il s'agisse de la perte de son salaire, de son logement ou de sa protection sociale, ces dommages ne sont que l'effet automatique de cette révocation. Le diacre, qui s'était conduit sottement à l'égard d'une paroissienne, est donc définitivement renvoyé à la vie civile.

L'assemblée plénière parvient ainsi à résoudre le problème délicat de la frontière entre la sanction canonique qui relève exclusivement de l'Église et sa mise en oeuvre, qui peut parfois relever du juge interne. Pour le moment très isolée, cette jurisprudence pourrait prendre une importance plus grande si l'Église se décidait enfin à sanctionner systématiquement les ministres du culte qui ont commis des atteintes sexuelles, en particulier sur des enfants. Certes, ils peuvent être poursuivis par le juge pénal comme n'importe quel auteur d'infractions, mais il est utile de s'assurer que le pouvoir disciplinaire de l'Église s'exerce dans le respect des garanties imposées par le droit, et particulièrement dans la transparence.

 

Le principe de laïcité et la neutralité : Chapitre 10, section 1  du manuel de libertés publiques sur internet 



mercredi 2 avril 2025

Affaire des assistants parlementaires du RN : le tribunal correctionnel en colère ?



Comme il fallait s'y attendre, la décision rendue par le tribunal correctionnel de Paris le 31 mars 2025 suscite une tempête médiatique. Les uns se réjouissent bruyamment car ils pensent que Marine Le Pen ne pourra pas se présenter aux élections présidentielles de 2027, les autres se lamentent tout aussi bruyamment et présentent Marine Le Pen comme la cible d'un complot politico-judiciaire fomenté par les "juges rouges" . Le point commun demeure le bruit qui accompagne des discours purement politiques. L'invective domine au détriment d'une l'analyse juridique ignorée, exactement comme elle avait été écartée lors de la décision rendue par le Conseil constitutionnel trois jours plus tôt.

L'une des causes de la situation, même si ce n'est pas la seule, réside sans doute dans un débat juridique qui semble complexe et dont la compréhension exige une lecture attentive de la décision du tribunal, soit 152 pages. Cette lecture est pourtant utile car elle montre que le tribunal a appliqué le droit, même si l'on peut se demander si la norme juridique est totalement satisfaisante à l'aune des principes qu'elle entend défendre.

 

Le détournement de fonds publics

 

Sur le fond, il n'y a rien à dire de cette décision. Le détournement de fonds publics est avéré et les faits de financement des personnels par des financements européens ont été reconnus par les accusés. En revanche, leur qualification juridique demeure contestée, le RN estimant que ces assistants parlementaires exerçaient leurs fonctions à distance. Au-delà des personnes, le tribunal distingue un "système" mis en place par le parti, dans le but d'utiliser les fonds européens dans son unique intérêt. L'organisation était parfaitement rodée et a fonctionné pendant une douzaine d'années. On apprend ainsi que la personne chargée de l'évènementiel et travaillant au siège du parti était rémunéré comme assistante parlementaire européenne, comme d'ailleurs la secrétaire personnelle de Jean-Marie Le Pen qui travaillait chez lui, à une époque où il n'avait plus aucune responsabilité dans le parti.

Le seul problème sur le fond réside sans doute dans la défense des accusés, et notamment de Marine Le Pen. Elle a en effet invoqué son innocence, invoquant l'absence d'enrichissement personnel. Hélas, un arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 20 avril 2005 affirme qu'un détournement de fonds publics, sanctionné par l'article 432-15 du code pénal, est constitué par le seul fait matériel du détournement, quand bien même l'auteur n'aurait pas cherché à s'approprier les fonds. Sur ce point, la défense de Marine Le Pen a sans doute commis une erreur, que les juges ont exploitée. Ils considèrent en effet que les auteurs du détournement, en niant leur culpabilité, ne sont pas conscients de la gravité de leurs actes, et que la récidive n'est pas exclue. Le raisonnement est certainement discutable, mais la défense a prêté le flanc à l'analyse.

 




Jacques Faizant, circa 1970

 

La peine complémentaire d'inéligibilité

 

L'analyse est plus délicate, concernant la peine d'inéligibilité. Certains commentateurs la voient obligatoire, d'autres pas. La lecture de la décision permet de lever le doute.  

Rappelons que le prononcé l'inéligibilité, comme peine complémentaire accompagnant une condamnation pour manquement à la probité, est devenue obligatoire avec la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016, précisée ensuite par la loi pour la confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017. Justifiés au parlement par la nécessaire exemplarité des élus et les risques de récidive, ce caractère obligatoire n'avait alors guère été contesté, les parlementaires ne voulant pas apparaître comme défendant des pratiques corruptives.

Certes, mais il se trouve que ces dispositions ne sont pas applicables au cas de Marine Le Pen et que d'ailleurs elles ne lui ont pas été appliquées. Le jugement affirme que les faits reprochés aux membres du RN, c'est-à-dire concrètement la rémunération des collaborateurs sur des fonds du parlement européen, ont commencé au 1er juillet 2004 et sont arrêtés au 15 février 2016 "et non pas au 31 décembre 2016 comme visé par la prévention". La question a été débattue à l'audience, car le procureur souhaitait repousser la fin de la commission des faits répréhensibles à la date de la manifestation du dommage causé au parlement européen. 

Cette analyse n'a pas été retenue par le juge, ce qui signifie que la condamnation intervient sur le fondement du droit antérieur. Le tribunal se fonde ainsi sur la loi du 11 octobre 2013 qui énonce que la peine d'inéligibilité "peut être prononcée pour une durée de dix ans (...) à l'égard d'une personne exerçant (...) un mandat électif". En l'espèce, le tribunal décide donc de prononcer cette peine complémentaire, en précisant qu'elle n'était pas obligatoire à l'époque des faits.

Il n'en demeure pas moins que la lecture du jugement suscite une certaine perplexité, car le juge n'hésite pas à mentionner l'évolution de la volonté du législateur, après les faits, pour justifier son choix d'infliger cette peine complémentaire. Il revient cependant à une appréciation plus traditionnelle de sa nécessité, dans ses fonctions à la fois punitives et dissuasives.

 

L'exécution provisoire

 

La question essentielle de la décision du tribunal est celle de l'exécution provisoire de la peine d'inéligibilité, que le tribunal prononce, conformément aux réquisitions du procureur. Cette possibilité est offerte au juge par les articles 471 alinéa 4 du code de procédure pénale et 131-10 du code pénal.

Sur ce point, le tribunal développe une motivation très large. Il évoque ainsi l'égalité devant la loi, les élus ne bénéficiant d'aucune immunité au regard des sanctions prononcées, et il considère que le fait de laisser le peuple souverain décider de l'avenir politique des condamnés reviendrait à revendiquer un privilège attaché au statut de parlementaire.

Le tribunal est toutefois contraint de prendre une position juridique au regard de la récente décision du Conseil constitutionnel, rendue le 28 mars 2025. Dans une réserve très remarquée, le Conseil affirmait qu'il revient au juge pénal "d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur." On pouvait alors interpréter cette réserve comme un message envoyé au tribunal correctionnel. La "préservation de la liberté de l’électeur" pouvait donner au tribunal correctionnel un motif pour écarter l'inéligibilité immédiate dans le cas d'une potentielle candidate aux élections présidentielles. Nul doute en effet que l'éviction éventuelle de Marine Le Pen de l'élection présidentielle priverait certains électeurs du droit de voter pour la candidate de leur choix.

Dans le cas de Marine Le Pen, le tribunal correctionnel n'a pas saisi la perche que lui tendait le Conseil constitutionnel. Il en avait parfaitement le droit, d'autant, on s'en souvient, que la décision du Conseil portait sur les dispositions législatives relatives à l'inéligibilité des élus locaux. Le tribunal a d'ailleurs donné une sorte de coup de chapeau à la décision du 28 mars, en appliquant cette réserve au cas du maire de Perpignan, élu local dont la démission d'office ne sera pas prononcée par le préfet, au nom précisément du respect de la volonté des électeurs.

Le traitement plus sévère de Marine Le Pen, et de son parti, est justifié, aux yeux du tribunal, par le risque de récidive. La défense de l'élue est particulièrement visée, puisqu'elle n'a cessé, durant dix années de procédure, d'invoquer "l'injusticiabilité" des faits pour lesquelles elle était poursuivie. Dans un déni de la réalité des faits, elle estimait que le caractère politique du travail des assistants parlementaires le rendait "non détachable" de l'activité des élus au parlement européen. Il est évident que cette thèse est difficile à soutenir dans le cas de personnels exerçant l'intégralité de leurs fonctions au profit du parti. Pour le tribunal, "ce système de défense constitue une construction théorique qui méprise les règles du parlement européen (et) les lois de la République (...)". En contestant les faits, dans une "conception narrative de la vérité", les accusés ont ainsi mis en lumière le risque de récidive, dès lors qu'ils refusent d'admettre leur culpabilité.

L'analyse n'est pas fausse et les nombreuses citations des propos tenus par la défense, engluée dans un perpétuel déni, permettent de comprendre un certain agacement du tribunal correctionnel. De même, il est possible qu'il n'ait pas apprécié l'intrusion tardive du Conseil constitutionnel dans l'affaire. Il n'en demeure pas moins que le contrôle de la proportionnalité de l'exécution provisoire par rapport "à la préservation de la liberté de l'électeur" ne parvient pas à convaincre tout-à-fait. Car l'un des éléments de ce contrôle est tout de même le peuple souverain. Surtout, il était possible d'écarter l'exécution provisoire en maintenant la peine d'inéligibilité, qui devenait parfaitement applicable à l'issue des recours.

On peut se demander si, en voulant se montrer inflexible, le tribunal correctionnel n'a pas causé un préjudice plus grave à la Justice qu'à Marine Le Pen. Certes, cette dernière se trouve désormais dans une situation difficile, mais les solutions juridiques existent. On peut penser à la modification de la loi pour supprimer l'exécution provisoire de l'inéligibilité et la niche parlementaire de l'UDR, parti d'Éric Ciotti, sera certainement utilisée dans ce but. Plus simplement, il est certainement possible d'accélérer la procédure devant la cour d'appel pour que sa décision soit rendue avant les présidentielles de 2027. Mais la Justice, quant à elle, va encore souffrir des attaques contre les juges rouges - tous les juges bien entendu -, le syndicat de la magistrature - auquel tous les juges ont évidemment adhéré -, sans oublier le désormais traditionnel "mur des cons" sur lequel tous les juges ont écrit, évidemment.