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mercredi 28 février 2024

Le droit à l'image des enfants.


La loi du 19 février 2024 vise à garantir le droit à l'image des enfants. Ce texte est issu d'une proposition de loi déposée par les députés Bruno Studer, Aurore Bergé et Éric Poulliat, tous trois membres du groupe Renaissance. Cette initiative parlementaire est donc probablement le produit d'une volonté de l'Exécutif, même si l'idée était dans l'air. Ce texte est une préconisation du rapport sur le respect de la vie privée des enfants rédigé par la Défenseure des droits et la Défenseur des Enfants et publié en novembre 2022. 

La nécessité d'une protection du droit à l'image des enfants n'est pas contestable. Une enquête  britannique, citée par Vie Publique, montre qu'un enfant de treize ans a déjà, en moyenne, 1300 photos de lui publiées en ligne. Cette diffusion est généralement réalisée sur les réseaux sociaux par lui-même, ses parents ou ses proches.

La loi du 19 février 2024 cible toutefois une pratique qui dépasse la seule question du droit à l'image pour toucher à l'instrumentalisation de l'enfant à des fins purement mercantiles. Des parents "influenceurs" publient des vidéos mettant en scène leurs enfants, le plus souvent dans le but de faire la promotion de divers produits. Les anglo-saxons appellent cela le Sharenting (contraction de sharing et de parenting). Pour des Français moins enclins aux néologismes, il s'agit surtout de l'exploitation de l'image de leurs enfants par ceux-là même qui ont la responsabilité de protéger leur vie privée.

Si l'intention du législateur est louable, on peut tout de même poser quelques questions portant cette fois sur le contenu de ce texte. Celui-ci en effet ne modifie pas le droit positif et son unique intérêt, même s'il n'est pas nécessairement négligeable, est de rappeler aux parents leur devoir de protection.

 


 The Bandwagon. Vicente Minelli. 1953

Fred Astaire, Nanette Fabray, Jack Buchanan

 

La protection existante

 

Le droit à l'image de l'enfant est déjà protégé par le droit commun. Comme pour les adultes, l'action civile repose sur l'article 9 du code civil qui protège le droit au respect de la vie privée. Quant à la responsabilité pénale, elle trouve son fondement juridique dans l’article 226-1 du Code pénal qui sanctionne « le fait de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui (…) en fixant, enregistrant (…) sans le consentement de celle-ci l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ». Malgré ces fondements distincts, les principes gouvernant la protection du droit à l’image sont communs aux deux types de réparation. 

Dans tous les cas, les enfants font l'objet d'une attention particulière des juges. D'une manière générale, ils considèrent que leur image a vocation à demeurer dans le cercle familial. C'est le cas lorsque l'enfant acquiert une notoriété passagère, liée à un fait divers, par exemple lorsqu'il est victime d'un enlèvement lors d'un divorce particulièrement difficile. Dans ce cas, la CEDH juge que la publication de sa photo dans la presse porte atteinte à sa vie privée, principe issu de l'arrêt du 17 janvier 2012 Kurier Zeitungsverlag une Dreckerei GmbH (II) c. Autriche. Dans ce cas, l'atteinte à l'image est d'autant plus évidente que ni l'enfant ni ses parents ne sont des personnages publics. 

La jurisprudence s'est montrée plus compréhensive lorsque l'enfant a des parents célèbres.  Dans une décision du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipachi associés c. France, la CEDH a considère que la photo du Prince Albert de Monaco tenant dans ses bras son "enfant secret" dépassait le cadre de la vie privée de la famille régnant sur le Rocher. Il relevait du débat d'intérêt général, dans la mesure où Monaco est une monarchie héréditaire. Cette tolérance s'accompagne toutefois d'une exigence de floutage du visage de l'enfant. Quoi qu'il en soit, dans l'affaire monégasque, la photo avait été divulguée avec le consentement de la mère, et précisément la protection du droit à l'image de l'enfant se heurte souvent à l'autorité parentale. 

 

L'obstacle de l'autorité parentale 

 

Ceux qui violent allègrement le droit à l'image de l'enfant sont, le plus souvent, ses propres parents qui, par hypothèse, exercent l'autorité parentale. La question du consentement à la diffusion de l'image de l'enfant disparaît, puisque ce sont ses parents qui expriment le consentement au nom de leur enfant mineur. Le droit à l'image de l'enfant est ainsi bien souvent violé par ceux-là même qui ont pour mission de le protéger.

Le législateur a déjà été confronté à cet obstacle et la loi du 19 octobre 2020 vise à encadrer l'exploitation commerciale de l'image des mineurs de moins de seize ans sur les plateformes en ligne. Il s'agissait déjà de lutter contre la pratique de parents influenceurs qui exhibent leurs enfants sur les réseaux sociaux. Dans ce cas, la loi de 2020 ouvre aux enfants un droit à l'oubli numérique qu'ils peuvent exercer seuls. De même, la loi impose aux parents de demander un agrément auprès de l'administration, dans les conditions restrictives qui régissent le travail des enfants.

La loi du 19 février 2024 se révèle très en-deçà de celle de 2020 au regard de la protection des enfants. Son article 2 se borne à proposer une rédaction nouvelle de l'article 372-1 du code civil : "Les parents protègent en commun le droit à l'image de leur enfant mineur, dans le respect du droit à la vie privée mentionné à l'article 9 (...) Ils « associent l'enfant à l'exercice de son droit à l'image, selon son âge et son degré de maturité". L'autorité parentale est donc réaffirmée, et les parents restent les seuls juges de la maturité de l'enfant. Tout au plus, leur rappelle-t-on qu'ils doivent respecter sa vie privé.

C'est évidemment le droit commun et on rappellera notamment que, même en cas d'alerte enlèvement décidée par le procureur de la République, le consentement des parents à la diffusion de l'image de l'enfant est sollicitée, "dans la mesure du possible".

 

Le juge des affaires familiales

 

Quant aux divergences familiales sur la diffusion de l'image de l'enfant, par exemple dans un couple divorcé, elles sont réglées par le juge aux affaires familiales dans les conditions du droit commun. Il n'était même pas nécessaire de rappeler ce principe dans la loi, puisque le juge aux affaires familiales est précisément compétent pour arbitrer ce type de différend. Il peut ainsi interdire la diffusion des images de l'enfant, à la condition toutefois qu'il soit saisi. Or, évidemment, il n'est jamais saisi qu'en cas de divorce ou de dissension entre les parents. Mais dans la plupart des cas, les parents influenceurs sont parfaitement d'accord pour exploiter sans vergogne l'image de l'enfant.

La question qui se pose est alors celle du caractère normatif de la loi du 19 février 2024. On peut la considérer comme un simple rappel fait aux parents de leurs obligations et des procédures de droit commun en matière de conflit familial. On observe ainsi que rien n'est mentionné sur la diffusion des images d'un enfant par l'entourage familial ou amical. Les parents sont-ils réellement en mesure de s'opposer aux grands-parents-gâteaux qui diffusent des centaines de clichés de leurs charmants petits-enfants sur Facebook ? Il est évident qu'ils préféreront le plus souvent laisser faire, c'est à dire donner un consentement implicite à la captation et à la diffusion de l'image. Le risque est alors que l'enfant qui n'a jamais consenti à rien, devenu adulte, découvre des images de lui qu'il n'a pas envie de voir subsister sur les réseaux sociaux. Il devra, de sa propre initiative, en demander l'effacement.

Quant à l'exploitation commerciale des enfants par des parents influenceurs, la question n'est pas davantage réglée. Certes, la loi de 2020 prévoyait un statut identique aux enfants du spectacle, une partie de leurs gains étant versée à la Caisse des dépôts, jusqu'à ce qu'ils puissent en jouir à leur majorité. Cette procédure est certainement excellente mais on imagine mal son application effective, alors que le plupart des influenceurs, du moins ceux qui exploitent le plus l'image de leurs enfants pour vendre des biens de consommation, exercent leur activité à Dubaï et ignorent l'existence même de la Caisse des Dépôts.

 

Le droit à l'image : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8,  section 4



samedi 24 février 2024

Le bien-être animal contre l'abattage rituel.

Dans un arrêt du  3 février 2024, Executief van de Moslims van Belgie et a. c. Belgique, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclare que l'interdiction de l'abattage rituel sans étourdissement ne porte pas atteinte à la liberté de religion. 

Les juges belges ont été saisis par différentes associations se présentant comme représentatives des communautés musulmanes et juives de Belgique, ainsi que par des ressortissants belges de ces deux confessions. Ils contestent deux décrets, l'un de la Région flamande de 2017, et l'autre de la Région wallonne de 2018 qui interdisent l'abattage rituel sans étourdissement. Aux yeux des requérants, ces réglementations constituent une ingérence disproportionnée dans la liberté de religion, garantie par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme.

 

La Cour de justice de l'Union européenne

 

L'affaire présente la particularité d'avoir suscité l'intervention de deux juridictions européennes. Les requérants, avant de saisir la CEDH, ont en effet fait un recours devant la Cour constitutionnelle belge, et celle-ci a saisi la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. Celle-ci portait sur la conformité des décrets à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui garantit la liberté de religion dans son article 10.

Dans un arrêt Centraal Israëlitisch Consistorie van België et autres du 17 décembre 2020, la CJUE affirme que la directive du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort doit être interprétée en ce sens qu'elle ne s'oppose pas à la réglementation d'un État membre, imposant l'étourdissement de l'animal en matière d'abattage rituel. La CJUE se fonde ainsi sur l'article 13 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), selon lequel la protection du bien-être des animaux constitue un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union.

Après le rejet de leur requête devant la Cour constitutionnelle belge, les requérants vont se tourner vers la CEDH et invoquer, de la même manière, l'atteinte à la liberté de religion protégée par l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 

La traversée de Paris. La mort du cochon

Claude Autant-Lara. 1956


La CEDH n'est pas juge des débats théologiques

 

La question de la recevabilité d'une telle requête ne se pose pas réellement. Depuis l'arrêt du 27 juin 2000 Cha’are Shalom Ve Tsedek, la CEDH affirme que l'abattage rituel relève du droit de manifester sa religion par l'accomplissement de rites. Elle ajoute, par exemple dans la décision Erlich et Kastro c. Roumanie du 9 juin 2020, que la pratique d'une religion peut imposer des prescriptions alimentaires. L'article 9 de la Convention est donc applicable en l'espèce, puisque les décrets flamand et wallon emportent effectivement une ingérence dans l'exercice de la liberté religieuse.

Ces précédents permettaient d'augurer de la recevabilité des recours, mais l'affaire Executief van de Moslims van Belgie et a. est d'une nature différente. La décision Cha’are Shalom Ve Tsedek portait en effet sur l'agrément donné par l'autorité administrative aux organismes religieux habilités à procéder à la mise à mort d'animaux. Dans le cas présent, l'arrêt porte exclusivement sur les conditions de l'abattage, et l'absence d'étourdissement.

Le point est important, car le gouvernement belge estimait que les décrets ne portant que sur cet aspect très limité du rituel, l'atteinte aux convictions religieuses n'atteindrait pas une force suffisante pour caractériser une ingérence. La CEDH refuse sagement d'entrer dans le débat. Elle se se borne à rappeler que le devoir d'impartialité et de neutralité de l'État lui impose de s'abstenir de toute appréciation de la légitimité des convictions religieuses des uns ou des autres et de la manière dont elles s'expriment. Ce principe, notamment rappelé dans l'arrêt Eweida et a. c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013, lui permet ensuite d'affirmer qu'il "n’appartient donc pas à la Cour de trancher la question de savoir si l’étourdissement préalable à l’abattage est conforme avec les préceptes alimentaires des croyants musulmans et juifs". Les avis divergents au sein des communautés religieuses ne sont tout simplement pas son affaire.
 
Dès lors, la CEDH est conduite à apprécier la légitimité de l'ingérence dans la liberté religieuse constituée par les deux décrets. Il ne fait aucun doute que cette ingérence est "prévue par la loi", ces textes ayant, en droit belge, valeur législative. 
 
 

Le bien-être animal, but légitime 


 
La question de la poursuite d'un but légitime est plus intéressante, car c'est la première fois que la Cour est amenée à se prononcer sur le bien-être animal, considéré précisément comme une finalité justifiant une ingérence dans la liberté religieuse. Or, si le droit de l'Union européenne a effectivement décidé de protégé ce bien-être dans une directive spécifique, il n'en est pas de même du droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Celle-ci ne le mentionne nulle part, et il ne figure pas dans la liste des buts légitimes justifiant une ingérence dans la liberté religieuse. 

Mais si le bien-être animal n'a pas encore été pris en considération au regard l'article 9, il l'a été au regard des articles 10 et 11 protégeant les liberté d'expression et de réunion. La décision d'irrecevabilité Friend et autres c. Royaume‑Uni du novembre 2009 l'invoque ainsi directement à propos de l'interdiction de la chasse à courre au renard. Pour la CEDH, une telle interdiction poursuit un but légitime de protection de la morale. Elle vise en effet à éliminer la chasse et l'abattage d'animaux dans un but uniquement sportif, et dans des conditions moralement répréhensibles, dès lors qu'une souffrance excessive est volontairement infligée aux animaux.

Dans l'arrêt Executief van de Moslims van Belgie et a., la CEDH élargit cette analyse à la liberté religieuse. Elle précise qu'elle s’inscrit dans un contexte sensiblement différent, et précise que la morale publique ne concerne pas seulement les relations entre les personnes. L'exercice des libertés garanties par la Convention n'implique pas "un assouvissement absolue (...) sans égard à la souffrance animale". Et précisément, cette souffrance animale est considérée comme une valeur morale partagée par de nombreux Belges, qu'ils soient Flamands ou Wallons. En témoigne l'écrasante majorité avec laquelle les deux décrets contestés ont été votés.

Pour apprécier la nécessité de l'ingérence, la CEDH s'appuie précisément sur le caractère volontariste de la position belge. Par ailleurs, sans constater encore de réel consensus sur l'interdiction de l'abattage sans étourdissement au sein des États parties à la Convention, elle observe tout de même une évolution progressive en faveur d'une protection accrue du bien-être animal. Elle constate que les deux décrets litigieux ont été précédés de larges concertations avec les représentants des communautés juives et musulmanes, et que le contrôle des juges belges a pris en compte l'ingérence ainsi réalisée dans la liberté religieuse. L'analyse de proportionnalité a donc déjà eu lieu dans le droit interne, et la CEDH observe, non sans satisfaction, qu'elle rejoint la position de la CJUE.
 
 

Une décision porteuse d'espoirs 



Le bien-être animal devient ainsi un élément de nature à justifier une ingérence dans les libertés garanties par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Certes, rien n'est jamais parfait, et on observe les limites du fédéralisme belge. Si les régions wallone et flamande ont adopté des textes interdisant l'abattage sans étourdissement, tel n'est pas le cas de la région bruxelloise. Les communautés musulmanes et juives de Wallonie et de Flandre n'ont donc qu'à se rendre à Bruxelles pour abattre des animaux sans étourdissement, et contourner ainsi facilement la décision de la Cour.

Même avec cette limite, la décision demeure porteuse d'espoirs, notamment pour sanctionner des chasses traditionnelles parfois très cruelles. Il suffirait que le bien-être animal soit de nouveau invoqué, cette fois en matière d'ingérence dans la liberté d'aller et de venir. Certaines associations doivent commencer à y penser.

En France, la décision pourrait aussi permettre, à terme, de résoudre une contradiction. Depuis une loi de 2014, il est acquis que "les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité". Mais le législateur s'en est tenu à cette déclaration de principe, et le droit français se caractérise par le maintien du statu quo en matière d'abattage rituel. L'égorgement des moutons reste licite, conformément à l'article 4 du règlement communautaire du 24 septembre 2009 qui énonce que "les animaux sont mis à mort uniquement après étourdissement". Mais le paragraphe 4 de ce même article ajoute immédiatement  qu'il est possible de déroger à cette règle "pour les animaux faisant l'objet de méthodes particulières d'abattage prescrites par des rites religieux". La seule condition est alors que l'animal soit tué dans un abattoir, dans des conditions d'hygiène satisfaisantes, principe repris par le décret du 28 décembre 2011. Il ne fait guère de doute, dans ces conditions, que l'animal est considéré comme un bien et que sa sensibilité n'est guère prise en considération. La jurisprudence de la CEDH incitera peut-être le législateur à intervenir dans ce domaine.

 
L'abattage rituel : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10,  section 2 § 1B

 


mercredi 21 février 2024

Le contrôle au faciès, en Suisse.


L'arrêt Wa Baile c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 20 février 2024 sanctionne la carence des juges suisses, car ils ne se sont pas penchés sur le caractère discriminatoire ou non d'un contrôle d'identité.

Le requérant, M. Wa Baile, citoyen suisse, se plaint d'avoir été victime, en 2015 en gare de Zürich, d'un contrôle d'identité reposant sur un profilage racial. Alors qu'il se rendait à son travail, vers 7 heures du matin, il a été arrêté pour un contrôle d'identité. Il a alors refusé de s'y plier, invoquant qu'il était la seule personne contrôlée parmi tous les voyageurs qui l'entouraient, présentant un physique plus suisse. Trois agents de la police municipale l'ont alors emmené à l'écart. Ils ont procédé à une fouille minutieuse et ont trouvé les papiers de M. Wa Baile. Celui-ci a ensuite pu quitter les lieux, mais il a été poursuivi, et condamné pour refus d'obtempérer. 

Deux procédures ont donc été diligentées, l'une devant le juge pénal puisque M. Wa Baile a fait appel de sa condamnation, l'autre devant le juge administratif pour contester la légalité de la mesure de police administrative décidant ce contrôle. Le requérant a été condamné à une amende de cent francs suisses pour le refus d'obtempérer. En revanche, le juge administratif déclara le contrôle d'identité illicite, mais sur le seul motif qu'il n'avait pas été suffisamment motivé, la question de son caractère discriminatoire étant écartée. Le requérant, devant la CEDH, invoque donc l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe toute discrimination, combiné avec l'article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée.

 

 

Contrôle d'identité en Suisse

Contrôle d'identité et vie privée

 

On pourrait s'étonner que le requérant invoque 'une violation de sa vie privée. Mais la Cour en donne une définition large. Dans sa décision Lacatus c. Suisse du 19 janvier 2021, elle rappelle que la vie privée s'étend à l'identité physique et sociale d'une personne. Dans un arrêt de Grande Chambre du 10 avril 2007 Evans c. Royaume-Uni, elle l'étend au droit d'établir des rapports avec d'autres êtres humains. Ce que la Cour n'hésite pas à qualifier de "vivre ensemble" dans l'arrêt SAS c. France de 2014, c'est à dire la zone d'interaction entre l'individu et autrui relève ainsi de sa vie privée. De fait, un grief de profilage racial dans un contrôle d'identité peut constituer une violation de l'article 8, principe déjà affirmé dans deux décisions du 8 octobre 2022, Basu c. Allemagne et Muhammad c. Espagne.

La présente décision diffère toutefois des arrêts Basu et Muhammad, dans lesquels les requérants avaient eux-mêmes saisi la justice pour contester un contrôle d'identité. M. Wa Baile quant à lui, a été poursuivi pour ne pas avoir accepté un contrôle d'identité et il a été contraint d'engager la procédure administrative pour contester sa condamnation. En l'espèce, le juge pénal s'est borné à affirmer que rien dans le dossier ne permettait de montrer le caractère discriminatoire. Quant au juge administratif, il a fondé l'illicéité du contrôle sur le fait que le comportement de l'intéressé ne le justifiait, évacuant au passage la question de son caractère discriminatoire.


La question de la preuve


Sur le fond, la CEDH observe que la Suisse a déjà fait l'objet de critiques par le Comité des Nations unies pour l'élimination de la discrimination raciale. dans une recommandation du 17 décembre 2020. Il lui a été reproché de ne pas former les policiers à la question du profilage racial et de ne pas avoir mis en place un organe indépendant pour enquêter sur d'éventuelles pratiques discriminatoires par les policiers.

Devant les juges, la question posée est d'abord celle de la charge de la preuve. Dans sa décision D. H. et a. c. République tchèque du 13 novembre 2007, la Cour a déjà considéré qu'il suffit à un requérant d'établir l'existence d'une différence de traitement, et il appartient alors au gouvernement de montrer que cette différence de traitement était justifiée. Quant à la CEDH elle-même, elle peut prouver la discrimination par un faisceau d'indices, par l'incapacité aussi de réfuter les allégations du plaignant. Même les statistiques ou les rapports établis par des autorités indépendantes peuvent être invoquées pour démontrer une discrimination.

C'est précisément le cas en l'espèce, puisque aucun juge suisse n'a statué sur l'existence, ou non, d'un contrôle d'identité discriminatoire. La Cour en déduit une "forte présomption" de discrimination, en l'absence de toute justification de la police suisse. Elle fait état, de plus, de rapports de différentes instances internationales, dénonçant des pratiques discriminatoires de la police suisse.


Vue de France


Vue de France, la décision présente un intérêt tout particulier, car le droit suisse sur le contrôle d'identité est très proche du droit français. En témoigne d'ailleurs l'intervention de la Défenseure des droits, venue plaider pour un assouplissement de la charge de la preuve dans ce domaine. Précisément, le droit français ne va pas dans le sens d'un élargissement de la charge de la preuve. Il considère certes le contrôle au faciès comme une faute lourde susceptible d'engager la responsabilité de l'État, principe affirmé par la Cour de cassation dans neuf arrêts du 9 novembre 2016. Il admet aussi, contrairement au droit suisse, qu'un contrôle discriminatoire peut entraîner la nullité des poursuites pénales engagées contre l'intéressé. Mais encore faut-il que la preuve soit clairement établie dans le dossier, comme dans cet arrêt de la Chambre criminelle du 3 novembre 2016, dans un cas où le procès-verbal mentionnait qu'il avait été procédé au contrôle "d'un individu de type nord-africain".

Le droit français est sans doute plus satisfaisant que le droit suisse, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à une vraie sanction des contrôles au faciès. Saisie par différentes ONG, l'assemblée du contentieux du Conseil d'État, le 23 octobre 2023, a rejeté une demande d'injonction visant à les faire cesser. Pour le juge, ce recours avait pour finalité une redéfinition générale d'une politique publique. Or, cette fonction ne relève pas des pouvoirs du juge administratif mais de ceux du législateur.


Les contrôles d'identité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4,  section 2 § 1 A



samedi 17 février 2024

Le pluralisme sur CNews.


Saisi par Reporters Sans Frontières (RSF), le Conseil d'État, dans un arrêt du 13 février 2024, juge que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) doit prendre en considération la diversité des courants de pensée et d'opinions représentés par l'ensemble des participants aux programmes diffusés pour apprécier le respect par une chaîne de télévision des principes d'indépendance et de pluralisme de l'information. Concrètement, il enjoint donc à l'Arcom de revoir ses modalités de contrôle de la chaine CNews dans un délai de six mois. L'autorité de régulation devra donc mesurer, non seulement les temps d'intervention des personnalités politiques, mais aussi ceux des chroniqueurs, animateurs et invités.

Dans l'émotion, CNews a immédiatement cessé de diffuser ses programmes habituels pour consacrer tout son temps d'antenne à cette décision, présentée comme la mise en oeuvre d'une "police de la pensée". D'autres médias du groupe Bolloré y ont vu l'influence d'un proche du parti socialiste, le vice-président du Conseil d'État lui-même.

Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, le Conseil d'État ne se prononce pas sur le respect par CNews des principes d'indépendance et de pluralisme de l'information. Il se borne à indiquer à l'Arcom les conditions d'exercice de son contrôle. Rien ne permet de penser, aujourd'hui, que l'Arcom déclarera, in fine, que CNews ne respecte pas ces principes, d'autant que la chaîne déclare être la championne de l'indépendance et du pluralisme. Avec de telles certitudes, elle ne devrait pas avoir à s'inquiéter.

Quoi qu'il en soit, la décision du Conseil d'État pose des questions intéressantes. Certes, contrairement à ce qu'affirment CNews et ses amis, elle ne fait qu'appliquer la loi. Mais la question de la pertinence de la législation au regard de l'organisation actuelle du secteur de l'audiovisuel est clairement posée.

 

Des fondements différents

 

Rappelons d'emblée que, contrairement à ce qui a été affirmé par certains commentateurs, les principes gouvernant l'audiovisuel ne trouvent pas leur fondement dans la loi du 29 juillet 1881 qui ne s'applique qu'à la presse écrite. En matière d'audiovisuel, le texte en vigueur est la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Son article 1er énonce que "la communication au public par voie électronique est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d'une part, par le respect (...) du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion (...) ". Et l'article 3-1 de ce même texte confie à l'Arcom le soin de garantir "l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent".

Cette distinction est essentielle. Alors que les journaux sont nés de la diversité des opinions dans le secteur privé, la communication audiovisuelle est née dans le monopole étatique et a dû ensuite s'en libérer. Alors que la liberté de presse s'exprime dans un régime libéral, sous le contrôle du juge pénal, la liberté de communication audiovisuelle est contrainte par les conditions techniques de son exercice. Les entrepreneurs sont en situation de concurrence pour l'obtention d'une autorisation d'accès au réseau et le régime est celui de l'autorisation.

Bien entendu, nul n'est tenu de créer un "service consacré à l'information", et l'on peut solliciter une autorisation pour diffuser des westerns ou du sport. Ces finalités sont mentionnées dans une convention passée entre l'Arcom, ou le CSA à l'époque de la convention de CNews, et la personne qui sollicite l'autorisation. La loi affirme que cette convention prévoit "pour les services dont les programmes comportent des émissions d'information politique et générale, des dispositions envisagées en vue de garantir le caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion, l'honnêteté de l'information et son indépendance à l'égard des intérêts économiques des actionnaires". Aux termes de l'article 42 de la loi, il appartient ensuite à l'Arcom de vérifier le respect de ces obligations qui s'appliquent également au service public et au secteur privé.

Précisément, le Conseil d'État reproche à l'Arcom de n'avoir pas exercé avec suffisamment de précision et d'intensité son devoir de contrôle. Mais sa décision est plus nuancée que la présentation qui a en été faite par les éditorialistes de CNews.

 


 Poulailler Song. Alain Souchon. 1977

 

Journal télévisé ou débat


Le premier sujet évoqué concerne l'article 3. 1. 1. de la convention d'autorisation qui énonce que le "service consacré à l'information" doit "offrir un programme réactualisé en temps réel couvrant tous les domaines de l'actualité". Il est reproché à CNews de privilégier les débats au détriment de véritables journaux télévisés. Pour l'Arcom, les talk shows de CNews couvrent tous les domaines de l'actualité, et l'actualisation en temps réel est assurée par les bandeaux affichés au bas de l'écran. 

Le Conseil d'État reprend sur ce point la délibération du CSA du 18 avril 2018 qui effectivement affirme que l'information peut englober la présentation de l'actualité sous toutes ses formes, y compris les éditoriaux et les débats. Mais les obligations d'indépendance et de pluralisme s'appliquent à l'ensemble des émissions. Le Conseil d'État, dans une décision du 21 décembre 2023 a ainsi admis la légalité d'une sanction infligée à C8. Dans l'émission "Touche pas à mon poste", l'animateur avait affirmé avec force sa volonté d'infliger une peine automatique de perpétuité réelle à tout meurtrier d'enfant, quel que soit son discernement. Bien entendu, personne n'avait été invité sur le plateau pour défendre une position un peu moins extrême.

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'État refuse de considérer que le simple fait de privilégier les débats emporte une atteinte aux principes d'indépendance et du pluralisme. Mais cela ne dispense pas la chaîne de faire respecter un certain nombre de règles durant ces échanges.


L'indépendance : les ingérences de l'actionnaire

 

Reporters sans Frontières reproche à l'Arcom d'avoir ignoré la question des ingérences de Vincent Bolloré dans les choix éditoriaux de CNews. En l'espèce, le Conseil d'État reconnaît que l'accusation est fragile, et il est évident que ces ingérences sont d'autant plus difficiles à prouver que l'actionnaire principal de la chaîne a toute latitude pour désigner la personne de son choix à la direction. Le fait que la chaine exprime les mêmes opinions que Vincent Bolloré ne suffit évidemment pas à démontrer son ingérence.

Le Conseil d'État ne reproche pas à l'Arcom d'avoir écarté cette accusation, mais il lui reproche d'avoir volontairement limité le champ de sa compétence. L'Arcom considère en effet que la preuve du manque d'indépendance doit être établie "au cours d'une séquence identifiée". Or,  le Conseil d'État fait remarquer que l'ingérence de l'actionnaire pourrait théoriquement être démontrée par d'autres moyens, comme par exemple l'existence de directives écrites. Réduire la preuve de l'ingérence à la participation de Vincent Bolloré à une émission semble en effet un peu sommaire.


L'absence de télévisions d'opinion


Le grief essentiel formulé par RSF réside dans le refus de l'Arcom de contrôler efficacement le respect du pluralisme. Or, l'article 13 de la loi de 1986 lui confie la mission d'assurer son respect "dans l'ensemble des programmes (...)  en particulier pour les émissions d'information politique et générale". Une délibération du CSA du 22 novembre 2017 impose ainsi aux chaînes de veiller à ce que le temps d'intervention des groupements politiques soit "équitable au regard de leur représentativité".

Le problème réside dans le fait que le droit de la télévision n'est pas identique à celui de la radio, tout simplement parce que la ressource hertzienne était plus rare en 1986 que l'accès aux ondes radio. Il n'y a donc pas de place, du moins jusqu'à présent, pour des "services qui se donnent pour vocation d'assurer l'expression d'un courant particulier d'opinion". Cette notion a été admise par le Conseil d'État dans un arrêt du 27 novembre 2015 rendu à propos de Radio Courtoisie. A l'époque, le rapporteur public mentionnait qu'une telle notion répondait aux besoins des radios qui prolifèrent librement dans un espace infini, ce qui n'était pas le cas des télévisions enfermées dans une procédure d'accès à des réseaux hertziens peu nombreux.

En l'état actuel des choses, les télévisions d'opinion n'existent pas, ce qui d'ailleurs ne signifie pas que CNews n'aurait pas pu se revendiquer comme autre chose qu'une chaine d'information, par exemple une chaine culturelle.

 

Le pluralisme dans les émissions

 

RSF invoque surtout une absence de pluralisme à l'intérieur des talk shows de CNews, les intervenants étant généralement d'accord entre eux sur l'essentiel, l'animateur du débat se montrant d'ailleurs très engagé dans le contrôle des propos qui sont tenus.

Il est reproché à l'Arcom de s'appuyer sur la délibération du CSA du 22 novembre 2017 pour n'intégrer dans le décompte des temps de paroles que les propos tenus par des représentants des partis politiques. Le respect du pluralisme est donc réduit à cette seule exigence, ce qui va d'ailleurs à l'encontre de la décision du Conseil d'État du 21 décembre 2023 qui admet une sanction pour défaut de pluralisme visant l'émission "Touche pas à mon poste", à laquelle ne participait aucune personnalité politique. Observons d'ailleurs qu'à l'époque, personne n'avait protesté, sauf peut-être l'animateur de l'émission.

De fait, l'Arcom adopte une définition extrêmement étroite du pluralisme, limitée à l'expression des partis. Mais si la loi du 30 septembre 1986 exige en effet le décompte des temps de parole des représentants des partis, elle ne dit pas que cette obligation suffit à garantir le respect du pluralisme. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision relative à ce texte du 18 septembre 1986 affirme ainsi que le pluralisme "vise à ce que les téléspectateurs soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les intérêts publics puissent y substituer leurs propres décisions". Il est entendu aujourd'hui que le pluralisme ne doit pas seulement permettre de traiter équitablement les partis mais aussi d'écouter la diversité des opinions, dans toutes leurs dimensions. Les éditorialistes, comme l'a montré l'exemple de "Touche pas à mon poste" sont désormais autant des "faiseurs d'opinion" que les politiques.

Surtout, le Conseil d'État n'est sans doute pas insensible à l'argument a contrario. Il suffirait en effet, et c'est d'ailleurs à peu près ce que fait CNews, de n'inviter que très peu de représentants des partis pour privilégier d'autres intervenants, et ainsi exprimer un "courant particulier d'opinion", formule employée dans l'arrêt sur Radio-Courtoisie. L'obligation de pluralisme serait ainsi totalement vidée de son sens. CNews s'est engagé dans cette pratique, par exemple, en mettant fin aux collaborations de Jean Messiha et de Éric Zemmour. D'autres intervenants disent la même chose, mais ne sont pas considérés comme des politiques.

L'Arcom se voit ainsi mise en demeure de réaliser une autre forme de comptabilité, incluant la diversité des opinions de tous les chroniqueurs et éditorialistes de CNews. La recherche du pluralisme n'est évidemment pas sans danger, au premier rang desquels figure le fichage de personnes au regard de leurs convictions politiques. Mais la loi autorise des dérogations lorsque le fichage est l'unique moyen de poursuivre un objectif d'intérêt public. Au demeurant, les chroniqueurs de CNews ne cachent pas réellement leurs convictions qui, lorsqu'elles sont aussi clairement affichées, ne peuvent guère s'analyser comme des données personnelles.

La décision du Conseil d'État est donc parfaitement conforme au droit positif. Certes, mais c'est le droit positif qui n'est plus satisfaisant. Tout ce comptage repose en effet sur une fiction. CNews n'est pas une chaine d'information mais une chaine d'opinion. 

On comprend qu'en 1986, la télévision était uniquement hertzienne et que l'obtention d'un canal imposait des charges spécifiques. Mais aujourd'hui, les chaines de télévision sont diffusées par internet, comme les radios. Il n'est donc pas normal que Radio-Courtoisie soit une radio d'opinion, et pas CNews. Faut-il changer la loi ? Sans doute, mais, pour le moment, CNews revendique la qualité de chaine d'information, et affirme respecter le pluralisme. Pour engager cette nouvelle forme de contrôle, l'Arcom pourrait peut être mesurer la diversité des opinions de ceux qui ont commenté sur CNews la décision du Conseil d'État...

 

Le principe de pluralisme : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9,  section 2 § 2 B



mardi 13 février 2024

Une révision pour Mayotte : Le droit du sol en questions

Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, s'est rendu à Mayotte le 11 février 2024, où il a annoncé "la fin du droit du sol à Mayotte" ajoutant : "Il ne sera plus possible de devenir français si on n’est pas soi-même enfant de parent français ». C'est donc une réforme radicale, une rupture totale avec les règles traditionnelles d'acquisition de la nationalité qui, en France, reposent sur le droit du sol, même s'il s'agit concrètement d'un droit du sol tempéré par certaines adaptations. On sait par exemple que les enfants nés de parents étrangers sur le territoire n'acquièrent pas immédiatement la nationalité française. Ils doivent, entre treize et quinze ans, faire une déclaration de nationalité. Cette procédure déclaratoire ne s'applique que si l'enfant a sa résidence habituelle en France.

Quoi qu'il en soit, les propos du ministre de l'Intérieur suscitent un large débat. Les uns se réjouissent d'une révision constitutionnelle qui, à leurs yeux, serait un premier pas vers la suppression du droit du sol. Les autres refusent au contraire cette suppression, précisément au nom de leur attachement au droit du sol.

Le plus intéressant dans ce débat est qu'il ne porte pas sur la question du recours au référendum. Tout le monde semble considérer comme indiscutable la nécessité d'y recourir. Le doute apparaît pourtant si l'on considère les justifications juridiques, d'ailleurs fort peu nombreuses, du choix de la procédure référendaire. 

 

L'article 73 de la Constitution

 

La première justification réside dans l'article 73 de la Constitution. Il précise, dans son premier alinéa, que les lois et règlements sont applicables de plein droit dans les collectivités d'outre mer, mais autorise néanmoins des "adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités". Les deux alinéas suivants précisent l'étendue des compétences de ces collectivités. Si elles y sont habilitées par la loi, elles peuvent procéder elles-mêmes à ces adaptations, y compris dans le domaine de la loi. Mais cette autonomie des collectivités d'outre-mer trouve des limites dans l'alinéa 4 : "Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l'état et la capacité des personnes, etc".

Il est donc clair que l'article 73 se borne à énoncer que les collectivités d'outre-mer sont incompétentes pour modifier le droit de la nationalité. Sa rédaction en témoigne clairement. Le droit de l'État est mentionné comme issu des "lois et règlements", alors que le droit initié par les collectivités sur habilitation trouve son origine dans des "règles", terme nécessairement moins précis puisqu'elles peuvent être habilitées à intervenir dans le domaine de la loi comme dans celui du règlement. La volonté du constituant est donc d'interdire aux collectives d'outre mer de modifier à leur seule initiative les conditions d'acquisition de la nationalité, mais il n'est pas question de l'interdire à l'État. On imagine mal d'ailleurs que l'article 73 puisse directement aller à l'encontre de l'article 34 qui place la nationalité dans le domaine de la loi.


La jurisprudence du Conseil constitutionnel


Les décisions du Conseil constitutionnel interprétant l'article 73 ne font que renforcer cette analyse. Dans sa décision du 6 septembre 2018, il déclare ainsi conformes à la Constitution les dispositions de la loi "pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie" du 10 septembre 2018.

Tout l'intérêt actuel de cette décision réside dans le fait que ce texte modifie le code civil en matière d'acquisition de la nationalité, en instaurant une condition supplémentaire spécifique à Mayotte. Dans le cas d'un enfant né de parents étrangers à Mayotte, le droit du sol est tempéré par une condition qui exige que, au moment de la naissance, l'un des parents réside en France de manière régulière et ininterrompue depuis plus de trois mois. Il est donc évident que ces dispositions instituent une différence de traitement entre les enfants nés à Mayotte et ceux nés ailleurs sur le territoire de la République.

Or le Conseil constitutionnel déclare que cette différence de traitement est conforme à la Constitution. Il convient, sur ce point, de citer le texte même de la décision qui affirme que la spécificité de Mayotte réside d'abord dans l'afflux de personnes de nationalité étrangère en situation irrégulière : 

"En premier lieu, la population de Mayotte comporte, par rapport à l'ensemble de la population résidant en France, une forte proportion de personnes de nationalité étrangère, dont beaucoup en situation irrégulière, ainsi qu'un nombre élevé et croissant d'enfants nés de parents étrangers. Cette collectivité est ainsi soumise à des flux migratoires très importants. Ces circonstances constituent, au sens de l'article 73 de la Constitution, des « caractéristiques et contraintes particulières » de nature à permettre au législateur, afin de lutter contre l'immigration irrégulière à Mayotte, d'y adapter, dans une certaine mesure, non seulement les règles relatives à l'entrée et au séjour des étrangers, mais aussi celles régissant l'acquisition de la nationalité française à raison de la naissance et de la résidence en France".

On serait tenté de considérer que si le ministre de l'Intérieur veut réformer une nouvelle fois le droit de la nationalité à Mayotte, rien ne lui interdit de le faire par la voie législative. Il est clair toutefois que ce choix d'une révision constitutionnelle a nécessairement une cause qui ne se trouve pas dans l'ignorance du droit applicable.

 


Les Compagnons de la peur. René Magritte. 1942


La crainte du Conseil constitutionnel


Depuis la célèbre décision sur la loi immigration et ses désormais célèbres trente-deux cavaliers législatifs, il est clair que le gouvernement redoute le Conseil constitutionnel. La tentation est grande de court-circuiter tout simplement le Conseil en utilisant directement la procédure de révision. Rappelons en effet que le Conseil s'est toujours déclaré incompétent pour apprécier la conformité d'une loi référendaire à la Constitution.

Il est exact que l'on ne peut guère prévoir ce que serait la jurisprudence du Conseil face à une remise en cause totale du droit du sol à Mayotte. Dans une décision du 3 juin 2016, le Conseil livre quelques indices sur les critères qu'il utilise pour apprécier la constitutionnalité des adaptations législatives concernant ce territoire. Il appréciait alors une loi modifiant la composition et l'organisation de la Cour d'assises de Mayotte. Par dérogation aux dispositions du code de procédure pénale, la composition du jury d'assises devait reposer sur la création d'une liste de personnes de nationalité française, âgées de plus de vingt-trois ans, sachant lire et écrire en français et présentant des garanties de compétence et d'impartialité. En prévoyant une liste restreinte avec une condition de maîtrise de langue qui n'est pas exigée sur le reste du territoire français, comme d'ailleurs l'exigence des garanties d'impartialité, le législateur n'a pourtant pas porté atteinte au principe d'égalité devant la justice. Aux yeux du Conseil constitutionnel, ces exigences s'expliquent par la situation particulière de Mayotte, car "une proportion importante de la population de Mayotte ne remplit pas les conditions d’âge, de nationalité et de connaissance de la langue et de l’écriture françaises exigées pour exercer les fonctions d’assesseur-juré."

Cette affirmation de principe n'empêche pas le Conseil d'annuler une large partie du dispositif qui modifiait considérablement la procédure de composition de la Cour d'assises. Les règles du droit commun étaient en effet écartées, sans motif sérieux, en matière d'incompatibilité, de récusation des jurés, et même de conditions de majorité lors du délibéré.

De cette décision éclairante, on doit déduire que le Conseil apprécie l'adaptation législative à l'aune de sa stricte nécessité dans la situation particulière de Mayotte. A ce stade, en l'absence de texte, il est évidemment impossible d'envisager ce que pourrait être la décision du Conseil saisi d'une loi supprimant le droit du sol à Mayotte. S’appuierait-il sur sa décision de 2018 pour considérer que l'importance du flux migratoire sur ce territoire justifie une telle mesure ? Considérerait-il au contraire que le droit du sol a pu être adapté en 2018 mais qu'il ne saurait être entièrement supprimé sans porter atteinte au principe d'égalité devant la loi ? Personne ne peut, pour le moment, répondre à cette question, et c'est bien pourquoi le gouvernement voudrait empêcher que les dispositions d'une loi sur la disparition du droit du sol à Mayotte passe sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel.

 


samedi 10 février 2024

Droit au repos : les congés payés durant la maladie

La décision rendue sur QPC par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024, Mme Léopoldina P. déclare conformes à la constitutions les dispositions du code du travail relatives au droit à congé. Ces dispositions, issues des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5°, font une distinction selon l'origine de l'arrêt de travail. Lorsque l'arrêt maladie est lié à une cause professionnelle, le salarié conserve son droit aux congés payés, mais en limitant à une année la durée prise en compte pour ces congés. En revanche, lorsque sa maladie n'a rien à voir avec sa profession, ce droit ne lui est plus garanti. 

Tel était le cas de Mme Léopoldina P.  Elle a été recrutée comme employée commerciale dans une entreprise le 12 octobre 2009. Le 10 novembre 2014, elle est placée en arrêt de travail pour maladie non professionnelle, jusqu'au 30 décembre 2014. Dès le lendemain, le 31 décembre 2014, elle est de nouveau en arrêt maladie, mais cette fois pour accident du travail jusqu'au 13 novembre 2016. Ce second arrêt maladie durer deux ans jusqu'à un nouvel arrêt de travail, pour cause de maladie non professionnelle, du 19 novembre 2016 au 17 novembre 2019, soit près de trois ans. En tout, Léopoldina P. a donc passé cinq ans en arrêt de travail. A son retour, le 16 janvier 2020, elle est licenciée pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement. Elle saisit donc les Prud'hommes de diverses demandes au titre de l’exécution et de la rupture de son contrat de travail. Parmi celles-ci l'une porte sur son droit aux congés payés durant ses arrêts de travail. 

La requérante estime avoir été lésée par une législation qui l'a privée de congés payés durant toute sa maladie non professionnelle, et pendant une année de sa maladie professionnelle. Sur cinq années, elle n'en a donc bénéficié que durant une année. Elle pose donc une QPC qui invoque la violation du droit au repos, ainsi qu'une atteinte au principe d'égalité car elle n'est pas traitée de la même manière que les salariés en bonne santé. Rappelant que ces dispositions n'ont jamais fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation, dans un arrêt du 15 novembre 2023, a donc renvoyé la QPC devant le Conseil constitutionnel.

 

Le droit au repos


Le Conseil constitutionnel a déjà reconnu le droit au repos, sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946 qui "garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs".  Il a eu l'occasion de le mentionner dans sa décision du 13 janvier 2000, à propos des dispositions législatives portant la durée du travail hebdomadaire à 35 heures. 

Mais s'il reconnaît l'existence du droit au repos, le Conseil est aussi désireux de laisser au législateur une large marge d'appréciation dans son organisation. Selon une formulation toujours identique, initiée dans sa décision du 18 décembre 1997, il affirme ainsi qu’il "est loisible au législateur de déterminer les modalités de mise en œuvre du droit au repos et à la santé les plus appropriées pour parvenir à la finalité poursuivie". Léopoldina P. avait donc bien peu de chances d'obtenir une déclaration d'inconstitutionnalité sur le fondement de l'alinéa 11 du Préambule de 1946. Le Conseil affirme ainsi qu'il "était loisible au législateur d’assimiler à des périodes de travail effectif les seules périodes d’absence du salarié pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle, sans étendre le bénéfice d’une telle assimilation aux périodes d’absence pour cause de maladie non professionnelle. Il lui était également loisible de limiter cette mesure à une durée ininterrompue d’un an".

 


 Je ne veux pas travailler. Pink Martini. 1997

 

Le principe d'égalité

 

Le principe d'égalité n'était guère en mesure, lui non plus, de susciter une déclaration d'inconstitutionnalité. Certes l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énonce que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Mais ce principe d'égalité doit être considéré à la lumière de la situation concrète à laquelle le Conseil constitutionnel se trouve confronté. Dans sa décision du 16 janvier 1982, il affirme ainsi que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", Autrement dit, là encore, le législateur dispose d'une large autonomie pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité.

En l'espèce, il est clair qu'il existe une différence dans la situation juridique de la personne qui a été victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle et de celle qui est victime d'une maladie non professionnelle. Dans le premier cas, il est évident que l'entreprise doit tenir compte du dommage subi du fait de l'activité professionnelle, et faire en sorte que la victime ne subisse aucun préjudice supplémentaire. Le Conseil constitutionnel écarte donc, logiquement, la référence au principe d'égalité.

On pourrait alors se demander quel est l'intérêt d'une décision qui se borne à reprendre une jurisprudence antérieure. Mais précisément, la décision devient intéressante si on considère qu'elle déclare conforme à la Constitution des dispositions qui vont résolument à l'encontre d'une directive européenne du 4 novembre 2003.

 

Constitutionnalité et inconventionnalité


Cette dernière, concernant "certains aspects de l'aménagement du temps de travail" impose aux Etats membres de garantir aux salariés un congé de quatre semaines par an au minimum. Elle ne fait aucune distinction entre les travailleurs absents du travail pour congé maladie durant la période de référence et ceux qui ont effectivement travaillé durant cette même période. De fait, la distinction entre la maladie professionnelle et la maladie non professionnelle n'est plus pertinente.

Pendant plusieurs années, la Chambre sociale s'est appuyée sur l'absence d'effet direct d'une directive non transposée. Elle a donc maintenu une jurisprudence contraire à cette directive en maintenant la distinction faite par le code du travail, par exemple dans sa décision du 13 mars 2013

Mais par deux décisions du 13 septembre 2023, la Chambre sociale a totalement modifié sa jurisprudence, en s'appuyant cette fois sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Son article 31 § 2 qui énonce que "tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail (...) ainsi qu'à une période annuelle de congés payés". Ces dispositions, directement applicables en droit français depuis qu'elles ont été intégrées au traité de Lisbonne, permettent ainsi à la Chambre sociale de juger qu'un salarié peut prétendre à des congés payés, y compris lorsqu'il se trouve en arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle. Dans un second arrêt du même jour, la Cour de cassation précise qu'en cas d'arrêt de travail pour accident ou maladie d'origine professionnelle, le droit aux congés payés n'est plus limité dans le temps. Les salariés ont droit aux congés payés durant toute la durée de leur absence.

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 février 2024 n'a rien de surprenant, car on sait qu'il est juge de la conformité de la loi au traité et qu'il est donc incompétent pour apprécier sa conformité au traité. Il n'empêche que la situation juridique est pour le moins délicate, et on doit se réjouir que les autorités aient annoncé, enfin, qu'une loi de transposition de la directive européenne serait prochainement votée, permettant de modifier le code du travail. Le Conseil constitutionnel n'y verra certainement aucun inconvénient, puisque, dans ce domaine, il laisse au législateur une très large marge d'autonomie. 


 

Les droits dans le travail : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 13 , section 2 § 2

 

mardi 6 février 2024

Registre des baptêmes : Tempête dans un bénitier


Est-il possible de faire effacer son nom du registre des baptêmes ? Le Conseil d'État, dans une décision du 2 février 2024, écarte le droit à l'effacement des données personnelles dans le cas particulier d'une personne qui, ayant été baptisée, figure sur le registre des baptêmes géré par le diocèse. La décision est évidemment inédite, sans doute parce que peu de requérants ont eu l'idée de poursuivre ce type de contentieux jusqu'au Conseil d'État.

M. A. B. a décidé de se faire "débaptiser" et il a donc demandé que son nom soit retiré du registre. Si l'association diocésaine a accepté la renonciation au baptême qui à ses yeux qui, à ses yeux, constitue une apostasie, elle a refusé l'effacement des données concernant M. A. B. Elle a seulement ajouté en marge une mention selon laquelle l'intéressé avait "renié son baptême". Notons au passage que cette formulation contient, à l'évidence, une forme de blâme. Dans le vocabulaire utilisé par l'Église, la référence au "reniement" de Pierre est transparente. Sans doute aurait-il été préférable de mentionner que M. A. B. avait "renoncé" à son baptême.

Peut-être M. A. B. aurait-il pu se contenter de cette mention, mais il a contesté devant la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ce refus d'effacement. Il estime que la mention de son baptême est une donnée personnelle et qu'il est en droit, s'appuyant sur le Règlement général de protection des données, d'exiger son effacement définitif. N'ayant pas obtenu satisfaction devant la CNIL, il s'est tourné vers le Conseil d'État, sans davantage de succès.

 

Les conditions du RGPD

 

Le règlement général de protection des données (RGPD), adopté en 2016 et en vigueur depuis mai 2018 est un texte européen, dont la CNIL garantit le respect en France. Son article 17 alinéa 1 énumère les motifs susceptibles d'être invoqués pour obtenir l'effacement des données personnelles. On y trouve d'abord les traitements illicites, ce qui n'est évidemment pas le cas du registre des baptêmes. On y trouve aussi les obligations légales d'effacement imposées par le droit de l'UE ou le droit interne, aucune contrainte de ce type n'étant imposée à ce registre. L'opposition de la personne au traitement lui-même n'est pas un motif pertinent en l'espèce, car lors du baptême, personne ne s'est opposé à la mention de l'enfant sur le registre.

Reste l'hypothèse dans laquelle la personne concernée retire son consentement, et c'est évidemment sur ce motif que se fonde M. A. B. Mais il n'est guère satisfaisant puisque, par hypothèse, n'ayant pas donné son consentement lors du baptême, il n'est pas en mesure de le retirer. Ses parents ont évidemment accepté qu'il soit mentionné dans le registre, puisqu'ils ont choisi de le faire baptiser. C'est leur décision, c'est leur consentement, et ce n'est pas celui de l'enfant.



Le Parrain. Francis Ford Coppola. 1972

Scène du baptême

 

La recherche d'un équilibre


L'article 9 du RGPD prévoit qu'un groupement à but non lucratif et poursuivant une finalité religieuse peut développer un fichier qui "se rapporte exclusivement aux membres ou aux anciens membres dudit organisme". La licéité de ce traitement est toutefois subordonnée au principe de non-communication des données aux tiers à cet organisme, sauf consentement de l'intéressé.

Tel est bien le cas en l'espèce, car le registre des baptêmes sert à ficher les personnes baptisées, dans une finalité exclusivement religieuse. Le Conseil d'État note le caractère quelque peu archaïque de ce document "non dématérialisé". Il observe que sa finalité se borne au "suivi du parcours religieux" et que les informations ne sont accessibles qu'à l'intéressé et aux ministres du culte. Il ajoute que ces registres sont conservés dans un lieu clos, jusqu'à leur versement aux archives départementales au terme d'un délai de 120 ans.

Les données conservées, s'il s'agit bien de données personnelles, ne sont pas d'une grande sensibilité. Elles reprennent l'état civil de l'enfant, ainsi que la date du baptême et la mention des parrain et marraine. Mais, bien que peu sensibles, ces données constituent, pour le Conseil d'État, un motif impérieux justifiant leur conservation. En effet, la mention du baptême permet à l'Église d'assurer le suivi religieux de la personne, notamment lors du sacrement du mariage, et lors de son décès. Surtout, le maintien de cette mention permet à M. A. B. de changer d'avis. Dans l'hypothèse où il voudrait réintégrer la communauté des fidèles, il n'aurait pas besoin de recevoir un nouveau baptême. Il lui suffirait de demander l'effacement de la mention selon laquelle il a "renié son baptême".

Le Conseil d'État déduit donc que cette mention suffit à exprimer la volonté du requérant de renoncer à la religion catholique. La mention de son baptême dans le registre, même s'il n'a plus qu'un intérêt historique, demeure nécessaire à la gestion des fidèles par l'Eglise. Avec cette décision, le Conseil d'État trouve une solution permettant de trouver un équilibre entre des intérêts opposés. Cette solution est d'ailleurs celle qui avait été adoptée par la Cour d'appel de Caen le 10 septembre 2013, décision rendue antérieurement au RGPD.

La référence au versement du registre aux archives témoigne aussi d'une autre préoccupation. Depuis l'époque où les registres paroissiaux étaient les seuls documents mentionnant l'état civil des personnes, les fichiers des églises demeurent une source documentaire importante pour les chercheurs. Dans 120 ans, ils seront assurés de disposer d'un fichier dont l'intégrité sera garantie, et ils pourront même apprendre que M. A. B., il y a bien longtemps, a renié son baptême et s'est donné la peine de demander son effacement dans le registre. De quoi susciter la réflexion des historiens et peut être celle des psychologues.


La protection des données personnelles : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5