Dans deux ordonnances du 27 mars 2021, le juge des référés du Conseil d'État refuse de suspendre deux arrêtés d'expulsion touchant des ressortissants russes ayant la qualité de réfugié.
La première décision d'éloignement, prise par le préfet de Haute-Garonne concerne un Russe ayant obtenu le statut de réfugié en 2003. Celui-ci a ensuite été révoqué par l'Office français de protection des réfugiés en apatrides (OFPRA) en février 2018, après que l'intéressé ait fait l'objet d'une dizaine de condamnations pour des faits de violences avec armes. Par un arrêté du 13 juin 2019, le préfet a ensuite rejeté une nouvelle demande de la qualité de réfugié de l'intéressé, qui a été placé en rétention administrative en février 2021, en vue de l'exécution de la mesure d'éloignement.
La seconde décision, prise cette fois par le ministre de l'intérieur, concerne un ressortissant russe d'origine tchétchène qui a obtenu la qualité de réfugié par une décision de la Cour nationale du droit d'asile en 2009. Ce statut lui a ensuite été retiré par l'OFPRA en juillet 2016, retrait fondé sur les liens qu'il entretenait avec "divers individus appartenant à la mouvance pro-jihadiste", certains ayant été condamnés pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. Cette fois, l'expulsion vers la Russie par un arrêté du 4 février 2021 n'est pas décidée pour des motifs d'ordre pénal, mais est justifiée par une "nécessité impérieuse pour la sûreté de l'État et la sécurité publique".
Ces deux décisions montrent qu'il est possible de procéder à l'expulsion des étrangers ayant la qualité de réfugié, alors même que le droit positif est, à juste titre, particulièrement protecteur à leur égard.
Un statut protecteur
Cette protection est liée au fait que la qualité de réfugié ne peut, en principe, être accordée qu'à une personne persécutée ou menacée de persécutions dans son pays d'origine. Trois fondements distincts peuvent être utilisés. D'une part, l'asile constitutionnel reposant sur le Préambule de 1946 est mis en oeuvre par l'article L 711-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). D'autre part, l'asile conventionnel est accordé sur le fondement de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 à laquelle la France est partie. Enfin, la "protection subsidiaire" définie par la loi du 10 décembre 2003 s'applique aux étrangers menacés de persécutions, mais qui n'entrent dans aucune des deux catégories précédentes.
Le statut de réfugié offre à ceux qui en bénéficient un statut protecteur, mais les conditions de son octroi sont très rigoureuses, dans la mesure où le demandeur doit prouver la réalité des persécutions dont il souffre ou risque de souffrir dans son pays d'origine. En outre, l'Union européenne a imposé un régime juridique contraignant depuis la Convention de Dublin de 1990, complétée par les règlements Dublin II de 2003 et Dublin III de 2013. Ces textes interdisent en effet au demandeur d'asile de formuler plusieurs demandes dans plusieurs Etats de l'UE.
Pars sans te retourner. Yvonne George, circa 1920
Question de terminologie
Ce statut protecteur ne s'applique qu'aux personnes ayant obtenu le statut de réfugié. Il convient alors de se méfier d'une terminologie militante qui qualifie de "réfugié" tout étranger entré sur le territoire dans le but de s'y installer. Il est vrai que toute personne entrée, même irrégulièrement, peut faire une demande d'asile et demeurer sur le territoire le temps qu'elle soit instruite. Mais si cette demande est rejetée, le "demandeur d'asile", qui n'a donc jamais été "réfugié", redevient un étranger en situation irrégulière et peut faire l'objet d'une mesure d'éloignement.
Un étranger ayant obtenu la qualité de réfugié bénéficie d'une protection renforcée, dans le mesure où il ne peut guère espérer celle de l'État dont il est le ressortissant. C'est la raison pour laquelle le droit encadre très étroitement la procédure d'expulsion des réfugiés.
Les conditions d'expulsion
L'article 711-6 ceseda permet de mettre fin au statut de réfugié dans deux hypothèses, soit lorsque "il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l'Etat", soit lorsqu'elle a été condamnée en dernier ressort "soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d'emprisonnement, et sa présence constitue une menace grave pour la société française." La place de la virgule est essentielle : il peut s'agir d'un crime de droit commun, alors que le délit ne peut concerner qu'une activité liée au terrorisme.
Le requérant expulsé en Haute Garonne avait été condamné par une cour d'assises, à plusieurs reprises, pour des violences avec armes, et le préfet s'appuie directement sur l'article 711-6 ceseda. Celui expulsé par le ministre de l'intérieur relève en revanche du premier alinéa, sa présence en France, et notamment les liens qu'il entretient avec les réseaux jihadistes, suffisent à considérer que sa présence "constitue une menace grave pour l'ordre public". Dans les deux cas, le juge des référés considère que le comportement des deux requérants justifie une telle décision d'éloignement.
La vie privée et familiale
Au-delà de la menace pour l'ordre public, le juge administratif contrôle également les conséquences de l'expulsion sur la vie privée et familiale de l'intéressé, conformément à l'article 8 de la Convention européenne. Ce contrôle est mis en oeuvre depuis 1991, à la suite de l'arrêt Moustaquim c. Belgique de la Cour européenne des droits de l'homme. Son élargissement constant a pu laisser penser qu'il agissait comme un véritable frein aux procédures d'expulsion. Le requérant expulsé pour ses liens avec les réseaux tchétchènes invoque en effet son droit à une vie familiale normale, dès lors qu'il est marié et père de cinq enfants. Mais le juge des référés du Conseil d'Etat va au fond des choses dans ce domaine. Il note que l'intéressé a déclaré sur sa déclaration d'impôt qu'il était divorcé, et que son épouse a une adresse distincte de la sienne. Au demeurant, toute la famille a la nationalité russe "et ne sera donc pas dans l'impossibilité de le rejoindre en Russie".
L'intéressé semble cependant très inquiet à l'idée de retourner dans son pays d'origine, sachant que les autorités russes ne traitent pas les activistes tchétchènes avec beaucoup d'aménité. Mais il appartient au requérant de démontrer qu'il risquait d'être soumis à un traitement inhumain et dégradant, une fois de retour en Russie. Il n'y est pas parvenu, et le juge observe au contraire qu'elles n'ont fait aucune difficulté pour lui délivrer un visa. Reste à savoir qui l'attendra à la descente de l'avion...
Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat applique la loi, et il montre, dans ces deux décisions, que la loi peut effectivement conduire à l'expulsion d'un réfugié.
Reste que la loi actuelle fait l'objet d'un vif débat. On a vu, tout récemment, un photographe journaliste à l'Union se faire agresser très violemment à Reims par un ressortissant algérien titulaire d'un titre de séjour octroyé par l'Espagne. On a rapidement appris qu'il avait été condamné à huit reprises par la justice française et de nombreux commentateurs se sont demandé pourquoi il n'avait pas été expulsé.
Certes, la question mérite d'être posée, mais en l'état actuel du droit, l'existence de plusieurs condamnations pénales ne suffit pas à justifier l'expulsion, en particulier lorsque l'étranger est installé depuis longtemps et qu'il a une vie familiale sur le territoire. Dans un arrêt du 15 mai 2019, le Conseil d'Etat a ainsi estimé qu'une cinquantaine de condamnations sur le casier judiciaire d'un ressortissant marocain ne suffisait pas à fonder son expulsion, dès lors qu'il était en France depuis son plus jeune âge et qu'il était le père de quatre enfants français. De fait, les autorités administratives renoncent sans doute à prononcer des expulsions qui risquent d'être annulées par le juge administratif. Ceux qui veulent faciliter l'expulsion des délinquants se trompent donc de cible lorsqu'ils incriminent le gouvernement ou le juge administratif. Seule une modification de la loi peut changer les choses.
Sur l'expulsion des étrangerss : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2, § 2, B