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dimanche 28 mars 2021

L'expulsion des réfugiés : une porte étroite


Dans deux ordonnances du 27 mars 2021, le juge des référés du Conseil d'État refuse de suspendre deux arrêtés d'expulsion touchant des ressortissants russes ayant la qualité de réfugié. 

La première décision d'éloignement, prise par le préfet de Haute-Garonne concerne un Russe ayant obtenu le statut de réfugié en 2003. Celui-ci a ensuite été révoqué par l'Office français de protection des réfugiés en apatrides (OFPRA) en février 2018, après que l'intéressé ait fait l'objet d'une dizaine de condamnations pour des faits de violences avec armes. Par un arrêté du 13 juin 2019, le préfet a ensuite rejeté une nouvelle demande de la qualité de réfugié de l'intéressé, qui a été placé en rétention administrative en février 2021, en vue de l'exécution de la mesure d'éloignement.

La seconde décision, prise cette fois par le ministre de l'intérieur, concerne un ressortissant russe d'origine tchétchène qui a obtenu la qualité de réfugié par une décision de la Cour nationale du droit d'asile en 2009. Ce statut lui a ensuite été retiré par l'OFPRA en juillet 2016, retrait fondé sur les liens qu'il entretenait avec "divers individus appartenant à la mouvance pro-jihadiste", certains ayant été condamnés pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. Cette fois, l'expulsion vers la Russie par un arrêté du 4 février 2021 n'est pas décidée pour des motifs d'ordre pénal, mais est justifiée par une "nécessité impérieuse pour la sûreté de l'État et la sécurité publique". 

Ces deux décisions montrent qu'il est possible de procéder à l'expulsion des étrangers ayant la qualité de réfugié, alors même que le droit positif est, à juste titre, particulièrement protecteur à leur égard. 

 

Un statut protecteur

 

Cette protection est liée au fait que la qualité de réfugié ne peut, en principe, être accordée qu'à une personne persécutée ou menacée de persécutions dans son pays d'origine. Trois fondements distincts peuvent être utilisés. D'une part, l'asile constitutionnel reposant sur le Préambule de 1946 est mis en oeuvre par l'article L 711-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). D'autre part, l'asile conventionnel est accordé sur le fondement de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 à laquelle la France est partie. Enfin, la "protection subsidiaire" définie par la loi du 10 décembre 2003 s'applique aux étrangers menacés de persécutions, mais qui n'entrent dans aucune des deux catégories précédentes.

Le statut de réfugié offre à ceux qui en bénéficient un statut protecteur, mais les conditions de son octroi sont très rigoureuses, dans la mesure où le demandeur doit prouver la réalité des persécutions dont il souffre ou risque de souffrir dans son pays d'origine. En outre, l'Union européenne a imposé un régime juridique contraignant depuis la Convention de Dublin de 1990, complétée par les règlements Dublin II de 2003 et Dublin III de 2013. Ces textes interdisent en effet au demandeur d'asile de formuler plusieurs demandes dans plusieurs Etats de l'UE. 

 

Pars sans te retourner. Yvonne George, circa 1920

Question de terminologie

 

Ce statut protecteur ne s'applique qu'aux personnes ayant obtenu le statut de réfugié. Il convient alors de se méfier d'une terminologie militante qui qualifie de "réfugié" tout étranger entré sur le territoire dans le but de s'y installer. Il est vrai que toute personne entrée, même irrégulièrement, peut faire une demande d'asile et demeurer sur le territoire le temps qu'elle soit instruite. Mais si cette demande est rejetée, le "demandeur d'asile", qui n'a donc jamais été "réfugié", redevient un étranger en situation irrégulière et peut faire l'objet d'une mesure d'éloignement. 

Un étranger ayant obtenu la qualité de réfugié bénéficie d'une protection renforcée, dans le mesure où il ne peut guère espérer celle de l'État dont il est le ressortissant. C'est la raison pour laquelle le droit encadre très étroitement la procédure d'expulsion des réfugiés. 

 

Les conditions d'expulsion

 

L'article 711-6 ceseda permet de mettre fin au statut de réfugié dans deux hypothèses, soit lorsque "il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l'Etat", soit lorsqu'elle a été condamnée en dernier ressort "soit pour un crime, soit pour un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d'emprisonnement, et sa présence constitue une menace grave pour la société française." La place de la virgule est essentielle : il peut s'agir d'un crime de droit commun, alors que le délit ne peut concerner qu'une activité liée au terrorisme. 

Le requérant expulsé en Haute Garonne avait été condamné par une cour d'assises, à plusieurs reprises, pour des violences avec armes, et le préfet s'appuie directement sur l'article 711-6 ceseda. Celui expulsé par le ministre de l'intérieur relève en revanche du premier alinéa, sa présence en France, et notamment les liens qu'il entretient avec les réseaux jihadistes, suffisent à considérer que sa présence "constitue une menace grave pour l'ordre public". Dans les deux cas, le juge des référés considère que le comportement des deux requérants justifie une telle décision d'éloignement.

 

La vie privée et familiale

 

Au-delà de la menace pour l'ordre public, le juge administratif contrôle également les conséquences de l'expulsion sur la vie privée et familiale de l'intéressé, conformément à l'article 8 de la Convention européenne. Ce contrôle est mis en oeuvre depuis 1991, à la suite de l'arrêt Moustaquim c. Belgique de la Cour européenne des droits de l'homme. Son élargissement constant a pu laisser penser qu'il agissait comme un véritable frein aux procédures d'expulsion. Le requérant expulsé pour ses liens avec les réseaux tchétchènes invoque en effet son droit à une vie familiale normale, dès lors qu'il est marié et père de cinq enfants. Mais le juge des référés du Conseil d'Etat va au fond des choses dans ce domaine. Il note que l'intéressé a déclaré sur sa déclaration d'impôt qu'il était divorcé, et que son épouse a une adresse distincte de la sienne. Au demeurant, toute la famille a la nationalité russe "et ne sera donc pas dans l'impossibilité de le rejoindre en Russie". 

L'intéressé semble cependant très inquiet à l'idée de retourner dans son pays d'origine, sachant que les autorités russes ne traitent pas les activistes tchétchènes avec beaucoup d'aménité. Mais il appartient au requérant de démontrer qu'il risquait d'être soumis à un traitement inhumain et dégradant, une fois de retour en Russie. Il n'y est pas parvenu, et le juge observe au contraire qu'elles n'ont fait aucune difficulté pour lui délivrer un visa. Reste à savoir qui l'attendra à la descente de l'avion...

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat applique la loi, et il montre, dans ces deux décisions, que la loi peut effectivement conduire à l'expulsion d'un réfugié. 

Reste que la loi actuelle fait l'objet d'un vif débat. On a vu, tout récemment, un photographe journaliste à l'Union se faire agresser très violemment à Reims par un ressortissant algérien titulaire d'un titre de séjour octroyé par l'Espagne. On a rapidement appris qu'il avait été condamné à huit reprises par la justice française et de nombreux commentateurs se sont demandé pourquoi il n'avait pas été expulsé.

Certes, la question mérite d'être posée, mais en l'état actuel du droit, l'existence de plusieurs condamnations pénales ne suffit pas à justifier l'expulsion, en particulier lorsque l'étranger est installé depuis longtemps et qu'il a une vie familiale sur le territoire. Dans un arrêt du 15 mai 2019, le Conseil d'Etat a ainsi estimé qu'une cinquantaine de condamnations sur le casier judiciaire d'un ressortissant marocain ne suffisait pas à fonder son expulsion, dès lors qu'il était en France depuis son plus jeune âge et qu'il était le père de quatre enfants français. De fait, les autorités administratives renoncent sans doute à prononcer des expulsions qui risquent d'être annulées par le juge administratif. Ceux qui veulent faciliter l'expulsion des délinquants se trompent donc de cible lorsqu'ils incriminent le gouvernement ou le juge administratif. Seule une modification de la loi peut changer les choses.

 

Sur l'expulsion des étrangerss : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2, § 2, B  

jeudi 25 mars 2021

Dissoudre l'UNEF : l'obstacle du droit


L'Union nationale des étudiants de France (UNEF) est aujourd'hui au coeur d'une tempête. Le syndicat est accusé d'organiser des réunions réservées aux femmes et "aux personnes victimes de racisme". De fait Mélanie Luce, sa présidente, poussée dans ses retranchements sur Europe 1 par la journaliste Sonia Mabrouk, a fini par admettre que les hommes étaient exclus de certaines d'entre elles, comme d'ailleurs les personnes ayant la peau blanche. Bien entendu, les joies de l'intersectionnalité font que les deux interdictions peuvent parfaitement se cumuler et les hommes blancs "cisgenres" se trouvent ainsi exclus de certaines réunions.

En reconnaissant que des réunions étaient interdites à certains membres du syndicat n'ayant ni le bon genre ni la bonne couleur de peau, sa présidente reconnaissait une pratique discriminatoire. Aussitôt, certains commentateurs comme Eric Naulleau se sont prononçés en faveur de la dissolution de l'UNEF.  De son côté, le député LR des Alpes-Maritimes Éric Ciotti,  a demandé au ministre de l'Intérieur « d'étudier sans attendre la dissolution de l'Unef », mouvement selon lui « clairement antirépublicain devenu l'avant-garde de l'islamo-gauchisme ».

 

Une dissolution illégale

 

Ce discours révèle sans doute une certaine exaspération, mais il ne s'appuie sur une aucune analyse juridique. En l'état actuel du droit, la dissolution de l'UNEF serait totalement illégale. 

La dissolution administrative d'une association est autorisée par l'article L212-1 du code de la sécurité intérieure. Cette procédure trouve son origine dans une loi du 10 janvier 1936. A l'époque, après le 6 février 1934, l'activité des "ligues" armées, souvent violentes et fort peu attachées au régime républicain, est apparue suffisamment dangereuse pour justifier un régime de dissolution administrative. 

Celle-ci est toutefois soumise à des conditions rigoureuses liées à l'activité du groupement. Pour encourir la dissolution administrative en l'état actuel du droit, il doit soit être constitué comme un groupe armé, soit avoir pour but de porter atteinte à la forme républicaine du Gouvernement, soit se livrer à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger, soit enfin "provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence".

A l'évidence, il est impossible de considérer l'UNEF comme un groupe armé. Le syndicat ne remet pas en cause la forme républicaine du gouvernement et il ne se livre à aucun agissement en vue de provoquer des actes de terrorisme. Reste donc la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence. 

 



 Homme exclu d'une réunion non-mixte

Hilarion chassé du royaume des Willis

Giselle. Acte 2. Adolphe Adam

François Alu. Ballet de l'Opéra de Paris

 

L'absence de provocation

 

La provocation à la haine raciale est un délit prévu par l'article 24 al. 7 de la loi du 29 juillet 1881 ? La Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 7 juin 2017, affirme que cette infraction n'est caractérisée que "si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence ou un groupe de personnes déterminées". Dans le cas présent, l'UNEF pratique la discrimination en interdisant à certains de ses membres l'accès aux réunions qu'elle organise. Ce choix de la non-mixité est purement interne à l'organisation, et "le public" n'est pas incité à suivre cet exemple. 

Dans ces conditions, il est peu probable que le Conseil d'Etat admette la légalité d'une dissolution administrative. Il exerce en effet un contrôle de proportionnalité de cette mesure à la menace que représente le groupement pour l'ordre public. Dans un arrêt du 30 juillet 2014, saisi des décisions de trois mouvements d'extrême-droite, il affirme que deux d'entre eux peuvent être qualifiés de groupes de combat armés, alors que le troisième, véhiculant pourtant la même idéologie et lié aux deux autres, se bornait à leur prêter un local. Le décret de dissolution le concernant est donc illégal, et le Conseil d'État insiste donc sur le fait que le critère essentiel de la dissolution n'est pas l'idéologie véhiculée par l'association mais ses agissements attentatoires à l'ordre public. Là encore, les réunions non-mixtes de l'UNEF, même discriminatoires, ne portent pas atteinte à l'ordre public, ne suscitent pas de désordres particuliers.

La Cour européenne des droits de l'homme développe, de son côté, une jurisprudence assez comparable. Elle exerce aussi une certaine forme de contrôle de proportionnalité, en s'assurant que la dissolution présente un caractère "impérieux et nécessaire", formule employée par la décision du 11 octobre 2011, Association Rhino c. Suisse. Est alors admise la dissolution par le gouvernement espagnol de mouvements autonomistes basques, dès lors que, précisément, ils faisaient l'apologie du terrorisme ou le finançaient. Dans le cas de l'UNEF, il est à peu certain que la dissolution ne serait pas considérée comme présentant un caractère "impérieux et nécessaire", d'autant qu'il convient évidemment d'insister sur l'importance de la liberté syndicale.

 

D'autres sanctions possibles

 

Doit-on pour autant encourager l'UNEF à continuer dans ses pratiques d'exclusion ? Sans doute pas, et il existe d'autres moyens de sanction que la dissolution administrative d'un syndicat. Le premier consiste à poursuivre ses dirigeants devant le juge pénal sur le fondement de l'article 225-1 du code pénal. Celui-ci définit en effet la discrimination comme "toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe (...), de leur identité de genre". Rappelons que les peines peuvent aller jusqu'à trois années d'emprisonnement et 45 000 € d'amende. Le second instrument de sanction possible pourrait être d'ordre financier. Certains médias affirment, sans que l'on puisse le vérifier, que l'UNEF recevrait annuellement 450 000 € de subventions publiques. Peut-être est-ce le moment de réfléchir au bien-fondé d'un tel financement, surtout dans le cas d'un syndicat qui, in fine, ne représente que fort modestement les étudiants. 

En effet, les représentants de l'UNEF dans les conseils des universités sont élus par une petite minorité d'étudiants, avec souvent un taux de participation de l'ordre de 5 %. Le résultat est que ce groupement peut être facilement victime d'entrisme : un petit groupe de militants de telle ou telle cause peut prendre le contrôle du syndicat dans une université, tout simplement parce qu'ils seront les seuls à voter. Ce phénomène pourrait notamment expliquer que les "anciens" militants de l'UNEF ne reconnaissent plus le groupement auquel ils ont appartenu. 

Quoi qu'il en soit, cette situation nous renseigne sur la troisième et ultime sanction qui peut être appliquée, la seule qui soit aussi définitive que démocratique. Lors des prochaines élections universitaires, les étudiants ne pourraient-ils pas se déplacer en masse dans le but de voter contre un syndicat qui ne les représente plus ?

 

Sur la dissolution des groupements : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 2, § 1, B  

dimanche 21 mars 2021

Ah qu'il est laid le bidon de lait ! Ah qu'il est beau le lobby du lait !


Le consommateur français n'a pas le droit de savoir quelle est l'origine du lait qu'il boit. Cette conclusion s'impose à la lecture de l'arrêt rendu par le Conseil d'État le 11 mars 2021. Cette décision a été imposée par la Cour de justice de l'Union européenne qui, dans une réponse du 1er octobre 2020 à une question préjudicielle posée par le Conseil d'Etat a soumis l'information des consommateurs à des conditions impossibles à remplir. Lié par l'interprétation de la CJUE, le Conseil d'État n'a pas eu d'autre solution que d'accepter une importante restriction du droit à l'information des consommateurs.

 

La loi Hamon de 2014

 

Pour comprendre la situation juridique, il convient de remonter à la loi Hamon du 17 mars 2014 qui impose l'indication sur l'étiquetage de l'origine de certains produits, le lait, les produits laitiers, et les viandes lorsqu'elles sont utilisées comme ingrédient dans des produits transformés. Un décret du 19 août 2016 est ensuite venu préciser la règle ainsi posée. Son article 3 impose l'indication sur l'emballage du pays de collecte et du pays de conditionnement et de transformation. Les deux informations peuvent d'ailleurs se réduire à une mention sibylline "UE" ou "hors UE". On notera tout de même que cette réglementation ne concerne pas les produits bénéficiant d'une appellation d'origine ou issus de l'agriculture biologique. Quoi qu'il en soit, cette information du consommateur est demeurée précaire, le décret étant qualifié d'expérimental, applicable de janvier 2017 à décembre 2018, un rapport d'évaluation devant être transmis à la Commission à l'issue de cette période. 

Le groupe L., premier groupe laitier mondial, a trouvé que cette obligation d'information, aussi minimaliste soit-elle, était excessive. L'idée d'être contraint d'acheter le lait auprès des producteurs français lui faisait redouter une hausse des coûts. Il craignait un "recloisonnement du marché intérieur lié à la prédilection des consommateurs pour les produits nationaux". Le groupe s'est donc efforcé, avec succès, de faire en sorte que les consommateurs ignorent désormais d'où vient le lait qu'ils consomment. 

 

Le règlement européen du 25 octobre 2011

 

Il a donc fait un recours contre le décret de 2016, s'appuyant sur la méconnaissance, par les autorités françaises, de certaines dispositions du règlement du parlement européen et du Conseil, daté du 25 octobre 2011, et concernant l'information des consommateurs sur les denrées alimentaires, dit "règlement INCO".

Il fixe la liste des mentions obligatoires sur l'étiquetage des produits, et n'impose à cet égard qu'une contrainte minimum aux États. S'agissant du pays d'origine et du lieu de provenance, cette information n'est exigée que lorsque son absence pourrait induire en erreur le consommateur. C'est le cas, par exemple, lorsque le conditionnement du produit laisse penser qu'il provient d'une toute autre région. 

En dehors de cette hypothèse, le droit de l'Union distingue deux cas. Pour les situations expressément harmonisées par le règlement, les États membres ne peuvent adopter des mesures nationales imposant une information supplémentaire que si le droit de l'Union les y autorise. Pour les situations non harmonisées, les Etats retrouvent un peu de liberté, à la condition toutefois que les mesures prises ne portent pas atteinte à la libre circulation des marchandises. Autant dire que la fenêtre de tir est bien étroite, lorsqu'un État désire approfondir l'information des consommateurs. 

 


Le débit de lait. Charles Trenet 1943

 

Le renvoi préjudiciel

 

Pour apprécier le recours déposé par L., le Conseil d'Etat a donc posé une question préjudicielle à la CJUE, portant sur deux points étroitement liés. 

Le premier portait sur la question de savoir si l'indication obligatoire de l'origine du lait devait être considérée comme une norme "expressément harmonisée". Dans ce cas, les États membres ne peuvent plus prendre des mesures nationales imposant des mentions complémentaires. A cette question, la CJUE a répondu de manière positive, en rappelant que la mention du pays d'origine ne peut être imposée que lorsque le consommateur risque d'être induit en erreur, ou lorsque cette information complémentaire est "compatible avec l'objectif poursuivi par le législateur de l'Union". Peut-être pourrait-on considérer que l'information aussi complète que possible du consommateur est ""compatible avec l'objectif poursuivi par le législateur de l'Union" ? 

Hélas, la réponse au second point de la question préjudicielle annihile tout espoir en ce domaine. Le Conseil d'Etat demandait en effet comment interpréter l'article 39 du règlement européen, selon lequel"les États membres ne peuvent introduire des mesures concernant l’indication obligatoire du pays d’origine ou du lieu de provenance des denrées alimentaires que s’il existe un lien avéré entre certaines propriétés de la denrée et son origine ou sa provenance". Ils doivent alors apporter la preuve que la majorité des consommateurs attachent une importance significative à cette information et qu'il existe un "lien avéré" entre les propriétés du lait et sa provenance.

 

Un décret bien mal défendu

 

Le ministre de l'agriculture français, appelé à défendre en 2020 le décret de 2016, s'est borné à faire le service minimum en mentionnant l'existence de sondages montrant que les consommateurs français étaient intéressés par une information sur la provenance du lait. La question du "lien avéré entre certaines propriétés de la denrée et son origine ou sa provenance" n'a pas été sérieusement évoquée devant la CJUE, et pas davantage devant le Conseil d'Etat. Au contraire, lors de l'audience devant la CJUE, en juillet 2019, l'administration française a indiqué qu'il n'y avait pas objectivement "de propriété du lait qui puisse être reliée à son origine géographique", y compris lorsqu'il était produit hors UE. C'était une renonciation pure et simple à développer un argumentaire. Dans ces conditions, le "lien avéré" n'a pu être démontré devant la CJUE, et le Conseil d'État ne pouvait faire autrement que conclure que le décret d'août 2016 violait le règlement européen d'octobre 2011. 

Le rapporteur public, dans ses conclusions, laisse entrevoir de discrets regrets. "Nous nous sommes demandé si une autre lecture du décret n'aurait pas pu conduire à une issue différente", dit-il. Et il explique que les autorités françaises auraient pu se fonder sur le règlement européen du 29 avril 2004, car les produits d'origine "UE" ont en commun de se voir imposer une réglementation sanitaire harmonisée, ce qui les distingue des produits "hors UE". Mais ce moyen n'a pas été développé, ni devant la CJUE, ni devant le Conseil d'État.

Dans ces conditions, comment ne pas penser que l'administration française ne voulait pas gagner devant la CJUE, ni devant le Conseil d'Etat ? Le décret de 2016 est le produit du quinquennat de François Hollande, à une époque où la transparence apparaissait encore comme une valeur à promouvoir. Les autorités aujourd'hui en place ne sont sans doute pas enclines à le défendre, alors que l'intérêt de l'entreprise doit prévaloir sur tout autre intérêt, y compris celui des consommateurs. Buvons donc du lait, sans savoir d'où il vient.


mercredi 17 mars 2021

L'âge du consentement, une loi en trompe-l'oeil


Après le Sénat le 21 janvier 2021, l'Assemblée nationale a voté en première lecture la proposition de la loi visant à protéger les mineurs des crimes sexuels. Le vote a été acquis à l'unanimité des 67 députés présents dans l'hémicycle. Le texte doit ensuite retourner devant le Sénat pour la seconde lecture avant son adoption définitive, probablement avant l'été. 

La procédure législative semble aussi consensuelle que rapide. La proposition de loi, portée par la sénatrice de l'Union centriste Annick Billon, a reçu le soutien de la majorité LaRem de l'Assemblée nationale et celui, puissant, du ministre de la justice Eric Dupond-Moretti. Tout semble donc aller pour le mieux, et le texte est présenté comme une avancée dans la protection des mineurs. 

 

Des seuils précis

 

Il est vrai que le texte présente l'avantage d'énoncer enfin des seuils précis en matière de consentement des mineurs. En matière de relations sexuelles, le seuil est fixé à quinze ans, âge en dessous duquel tout acte de pénétration sexuelle sera considéré comme un viol. En matière d'inceste, ce seuil est élevé à dix-huit ans. 

Ces dispositions ont le mérite de la clarté, du moins si on les compare au charabia juridique introduit par la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. La loi Schiappa ne formulait aucun seuil clair, mais exigeait que les juges démontrent l'absence de consentement du mineur à partir de la "violence, menace, contrainte ou surprise" exercée par une personne majeure. Et la loi ajoutait, pour faire bonne mesure que pour les mineurs de moins de quinze ans, "la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l'abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes". A travers cette notion de discernement, le critère du consentement revenait de manière détournée, et il n'était donc pas exclu que le "discernement" du mineur permette d'écarter la sanction pénale. 

Après la loi Schiappa, la clarté des seuils formulés par la proposition induit une certaine forme de soulagement. Mais ce n'est qu'une apparence et les dérogations que permet le dispositif réintroduisent une large marge d'incertitude juridique.


Le champ d'application de l'inceste


Le droit positif a mis bien des années à cerner la notion d'inceste. Il l'a d'abord ignorée, préférant sanctionner la qualité d'ascendant de la victime comme circonstance aggravante de l'infraction. Seul le droit civil envisageait l'inceste, pour interdire le mariage entre les membres d'une même famille (art. 161 à 164 du Code civil). 

La loi du 8 février 2010 avait ensuite opéré une nouvelle rédaction de l'article 222-31-1 du code pénal punissait alors le viol et l'agression sexuelle, lorsque ces deux infractions pouvaient être qualifiées d'incestueuses. Ce texte était ainsi rédigé : "Est qualifié d'incestueux lorsqu'il est commis au sein de la famille sur la personne d'un mineur par un ascendant, un frère, une soeur ou par toute autre personne, y compris s'il s'agit d'un concubin ou d'un membre de la famille ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait". Mais le Conseil constitutionnel, dans une décision rendue sur QPC le 16 septembre 2011, Claude N., avait abrogé ces dispositions, les estimant trop imprécises. Que signifiait cette référence à un acte "commis au sein de la famille", lorsqu'il peut être commis par un proche, ascendant, un frère ou une soeur, ou encore et surtout "toute autre personne", dès lors qu'elle a autorité sur la victime ? En tout état de cause, la notion de famille n'était pas clairement définie, et l'on ignorait jusqu'à quel degré de parenté, ou de proximité, une personne pouvait être poursuivie pour viol ou agression sexuelle, dans un contexte incestueux.

C'est finalement la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, modifiée par la loi qui a donné la définition actuelle de l'inceste. L'article 222-31-1 du code pénal qualifie désormais d'incestueux les viols et agressions sexuelles, lorsqu'ils sont commis par : " 1° un ascendant ; 2° un frère, une soeur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce ; 3° Le conjoint, le concubin d'une des personnes mentionnées aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacs (...) s'il a sur la victime une autorité de droit ou de fait". La liste est large, et tient compte de la réalité des familles recomposées. Malheureusement pour Olivier Duhamel, le beau-père peut donc être incestueux s'il commet un viol ou une agression sexuelle sur l'enfant de son épouse, dès lors qu'il a autorité sur lui, même de pur fait. 

La présente proposition de loi réduit considérablement le champ de l'inceste ainsi défini. Un amendement gouvernemental énonce en effet que l'inceste ne concerne que "les ascendants ou tout autre adulte ayant autorité de droit ou de fait sur l'enfant". Avec une telle rédaction, il appartiendra donc au juge d'examiner au cas par cas quelle est la nature de l'autorité exercée. Il devient alors possible de ne pas poursuivre les frères et soeurs, les oncles et tantes, voire les beaux-parents. Les débats parlementaires ont d'ailleurs été surprenants sur ce point. En effet, à l'appui de cette rédaction, on a invoqué la possibilité d'un mariage entre cousins, sans qu'il s'agisse pour autant d'une relation incestueuse. Sans doute aura-t-on oublié que le mariage se déroule nécessairement entre adultes consentants.


Roméo et Juliette, Acte II, variation du balcon
Dame Margot Fonteyn et Rudolf Noureev
Covent Garden. 1966


L'amendement Roméo et Juliette


Avouons-le, l'intitulé donné à cet amendement ne manque pas de charme, et les amours adolescentes existent. En invoquant cette situation attendrissante, le gouvernement a fait adopter un second amendement imposant un écart de cinq ans entre le violeur et sa victime. Peut-on parler alors réellement d'amours adolescentes ? Cet amendement a pour conséquence qu'un garçon de dix-huit peut violer une jeune fille d'à peine quatorze. En clair, la loi ne protège plus systématiquement les mineurs de moins de quinze ans. Et le juge va de nouveau être conduit à rechercher l'existence d'un consentement chez une enfant de quatorze ans pour apprécier si le viol existe, ou pas. De manière évidente, la règle selon laquelle l'absence de consentement est un principe intangible pour les mineurs de quinze ans disparaît. Ne serait-il pas plus judicieux de laisser le parquet régler la question des amours adolescentes en faisant tout simplement usage du principe de l'opportunité des poursuites ?

La proposition de loi n'a donc finalement qu'un rapport bien lointain avec ce qu'en dit la presse. Le Monde affirme ainsi que "les députés renforcent la protection des mineurs" et Le Figaro titre "Vers la fin d'une ambiguïté". Cette belle unanimité montre que la presse a été piégée par une communication habile et ne s'est pas donné la peine de faire une lecture juridique du texte. Restent évidemment d'autres dispositions qui gagneront à être précisées en seconde lecture, en particulièrement la "prescription glissante" voulue par Eric Dupond-Moretti, qui permettrait d'interrompre la prescription en cas de violences sexuelles sur mineurs commises successivement sur plusieurs victimes. Pourquoi pas ? Encore faudrait-il que cette disposition fasse l'objet d'un vrai débat, qui n'a pas encore eu lieu.

L'unanimité de façade a pour effet d'assécher le débat. Rappelons que cette proposition qui devait être débattue durant trois jours à l'Assemblée a été "expédiée" en une seule journée. La protection des enfants méritait mieux.

 


lundi 15 mars 2021

Maintien de l'ordre : la "nasse", ou la QPC sans filet


Par une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité le 12 mars 2021 M. Marc A. et autres, le Conseil constitutionnel déclare conforme à la Constitution l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure. Ses dispositions essentielles sont les suivantes : "La sécurité est un droit fondamental et l'une des conditions de l'exercice des libertés individuelles et collectives. L'Etat a le devoir d'assurer la sécurité en veillant, sur l'ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre publics, à la protection des personnes et des biens".

En l'espèce, le requérant est un manifestant qui a été pris dans une "nasse" ou dans un "encerclement", technique de maintien de l'ordre qui consiste à circonscrire pour une durée limitée un groupe de personnes dans un périmètre de sécurité, en ne leur offrant qu'une seule sortie possible. Il veut contester cette pratique en invoquant un cas d'incompétence négative, estimant qu'elle devrait être prévue par la loi. Dans sa démarche contentieuse, il est évidemment rejoint par toute une série d'associations et de syndicats qui considèrent que la "nasse" porte atteinte à la liberté de circulation et, plus précisément, à la liberté de manifester.

 

La sécurité, un devoir de l'Etat

 

Mais quelle idée étrange de contester précisément l'article L111-1 ? Lors de l'audience, que l'on peut regarder en vidéo, tous les intervenants, y compris maître Spinosi plaidant pour le requérant, ont affirmé qu'il n'était pas question de contester le fait que la sécurité est un "principe de valeur constitutionnelle"

C'est en ces termes qu'il est consacré par le Conseil depuis une décision du 22 juillet 1980, la sécurité étant considérée comme un devoir de l'Etat. Le législateur, quant à lui, affirme, dès la loi du 21 janvier 1995 que « la sécurité est un droit fondamental », formulation reprise, de manière quelque peu incantatoire, par les lois du 15 novembre 2001 et du 18 mars2003, avant d’être reprises dans l’article L 111‑1 du code de la sécurité intérieure, celui-là même qui est contesté dans la présente QPC. Il existe donc un bien un droit à la sécurité consacré par le législateur, mais le Conseil constitutionnel le garantit comme un "principe", pas comme un droit de la personne.

La position de la CEDH n’est pas différente, et elle considère la sécurité davantage comme un devoir de l’État que comme un droit des citoyens. Dans sa décision Ciechonska c. Pologne du 14 juin 2011, elle affirme ainsi que « des mesures raisonnables doivent être prises pour assurer la sécurité des personnes dans les espaces publics ". 

 

La pêche miraculeuse. Maurice Denis. 1870 - 1943
 

 

Le choix de la norme, ou le filet dérivant


En l'espèce, le requérant invoque l'incompétence législative du législateur, et reproche donc à l'article L111-1 du code de la sécurité intérieure de ne pas mentionner la technique de la "nasse" pour en définir l'organisation juridique. 

Autant dire que les requérants ont choisi n'importe quelle disposition du code de la sécurité intérieure, un peu au hasard. Car l'article L 111-1 se borne à affirmer l'existence d'un droit à la sécurité et n'a certainement pas pour objet de préciser quelles sont les techniques du maintien de l'ordre. Il n'existe d'ailleurs aucune disposition mentionnant que ces techniques doivent être définies par la loi. 

Au demeurant, les requérants auraient pu invoquer la même incompétence négative en utilisant d'autres dispositions législatives du code de la sécurité intérieure. Pourquoi pas l'article L211-1 qui impose une déclaration préalable à tous les rassemblements sur la voie publique ?  Pourquoi pas l'article L211-9 qui autorise la dispersion d'un attroupement illicite par la force publique, après deux sommations demeurées sans effet ? La "nasse" est utilisée lorsque des éléments perturbateurs viennent troubler une manifestation pacifique et l'incompétence négative aurait donc pu être invoquée à propos de bon nombre de dispositions du code de la sécurité intérieure. 

Autant dire que les requérants ont utilisé la technique du filet dérivant. Ils ont choisi, un peu hasard, l'une des dispositions les plus connues du code de la sécurité intérieure pour essayer d'obtenir du Conseil constitutionnel l'abrogation d'une disposition, n'importe laquelle, dans le but d'obtenir la satisfaction de leur revendication en faveur d'une inscription de la "nasse" dans sa partie législative.

 

Le contrôle des juges

 

Ce refus du Conseil s'inscrit dans un mouvement jurisprudentiel qui va dans le sens de la reconnaissance juridique de cette technique de maintien de l'ordre. Dans une décision du 15 mars 2012, Austin et a. c. Royaume Uni, le Cour européenne des droits de l'homme considère ainsi que le maintien de personnes durant sept heures à l’intérieur d’un cordon de police, lors d’un rassemblement altermondialiste, ne porte atteinte ni au principe de sûreté, ni à la liberté de manifester. 

D'une manière générale, les Etats sont libres de définir leurs propres techniques de maintien de l'ordre, dès leur que leur emploi est justifié et proportionné à la menace pour l'ordre public.  Le juge des référés du Conseil d’État s’appuie ainsi sur la jurisprudence de la CEDH lorsque, dans une ordonnance du 1er février 2019, il estime que l’usage des lanceurs de balles de défense est « nécessaire au maintien de l’ordre public, compte tenu des circonstances et que son emploi est proportionné au trouble à faire cesser".

Comme l'usage des LBD, celui de la "nasse" fait l'objet d'un contrôle a posteriori. Mesure de police administrative, la décision d'y recourir peut donc être contestée devant le juge administratif. Certes, Maître Spinosi a insisté sur le fait que la personne ainsi encerclée n'est guère en mesure d'introduire un référé, et que son seul recours sera d'ordre indemnitaire, en engageant a posteriori la responsabilité de l'Etat. L'argument pourrait peut-être emporter la conviction, si ce n'est que l'intégration de la "nasse" dans le code de la sécurité intérieure ne changerait rien à cette situation. La personne encerclée dans une "nasse", même désormais dotée d'un fondement législatif, ne pourrait toujours pas saisir le juge.

Le Conseil constitutionnel n'est pas tombé dans le piège, d'autant qu'il avait lui-même admis, dans une décision QPC du 19 février 2016, que les perquisitions administratives sous état d'urgence pouvaient n'être soumises qu'à un contrôle a posteriori du juge administratif.

Surtout, il n'est pas tombé dans un piège plus grave, qui consistait à invoquer une incompétence négative purement cosmétique pour obtenir du Conseil une véritable injonction faite au législateur. En refusant ce type de recours, le Conseil rappelle que son rôle consiste à apprécier la conformité de la loi à la Constitution, pas à donner des instructions générales au législateur. Il a donc refusé de se laisser instrumentaliser. 

 

Sur la liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12 section 1 § 2

 

mercredi 10 mars 2021

Le Conseil d'Etat exclut l'écriture inclusive



 En l'espèce, il suffit au Conseil d'Etat d'affirmer que "la circulaire attaquée s'est bornée à donner instruction aux administrations de respecter, dans la rédaction des actes administratifs, les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur". Ce rejet est loin d'être une surprise, mais la décision nous renseigne néanmoins sur le refus très clair d'autoriser ou seulement de tolérer l'écriture inclusive.

 

"En langage maternel françois et non autrement"

 

Jusqu'à présent, les contentieux portant sur la langue concernaient essentiellement son usage. Rappelons que l'Etat s'est largement construit en imposant l'usage de la langue française dans les documents officiels, comme le prescrit l'article 111 de la célèbre ordonnance de Villers-Cotterêts : " Nous voulons d'oresnavant que tous, arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploicts de justice (...) soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement". 

Ce texte du 25 août 1539, rédigé dans une très belle langue, a toujours aujourd'hui valeur juridique. Pour ne prendre qu'un exemple parmi de nombreux, la première chambre civile de la Cour de cassation annule sur son fondement, dans un arrêt du 25 juin 2009, la vente d'une oeuvre d'art mise en enchères accompagnée d'une expertise rédigée en langue anglaise et non traduite.

Inquiet face à l'usage de plus en plus généralisé d'une novlangue d'inspiration anglo-saxonne, le législateur s'est efforcé de protéger l'usage du Français. La loi du 31 décembre 1975 l'imposait ainsi dans les contrats, et notamment le contrat de travail, avant d'être abrogée par la loi du 4 août 1994, loi Toubon qui prévoit un usage général du Français, notamment dans les relations commerciales, les publicités, sans oublier les interventions dans les colloques organisés dans notre pays. De manière plus générale, une révision constitutionnelle intervenue le 25 juin1992 ajoute à l'article 2 un premier alinéa mentionnant que "la langue de la République est le français". Il n'est pas difficile de constater que toutes ces dispositions sont purement défensives, destinées à lutter, avec plus ou moins d'efficacité, contre une déferlante de la langue anglaise, ou plutôt d'une sorte de sabir qui s'en inspire. Les dispositions de la loi Toubon sont malheureusement aujourd'hui bien peu respectées.

L'écriture inclusive, quant à elle, ne concerne pas l'usage de la langue française. Elle se propose tout simplement d'en modifier les règles, d'imposer sa propre grammaire au nom d'une idéologie développée par certains groupes qui se disent féministes. Le raisonnement est simple : la domination du masculin sur le féminin doit être poursuivie jusque dans la langue française et il faut donc la changer.


Les femmes savantes. Molière

Théâtre de la Porte Saint Martin. J. P. Bacri, A. Jaoui. 2017

Les moyens soulevés


Le Conseil d'Etat écarte une telle demande, ce qui n'a rien de surprenant. Les moyens développés à l'appui du recours étaient en effet particulièrement indigents, tout simplement parce qu'il était bien difficile de trouver une analyse réellement juridique. C'est si vrai que l'association requérante invoque l'ordonnance de Villers-Cotterêts sans que l'on comprenne ce qu'elle avait bien pu y trouver à l'appui de son recours. Le Conseil se borne donc à affirmer qu'elle ne saurait s'en prévaloir, en lui épargnant tout autre commentaire.

L'égalité entre les hommes et les femmes pourrait apparaître comme un moyen un peu plus sérieux. Mais là encore, il est rapidement écarté. Le Conseil note que la circulaire "s'est bornée à donner instruction aux administrations de respecter, dans la rédaction des actes administratifs, les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur". Une telle finalité n'a donc ni pour objet ni pour effet de porter atteinte au principe d'égalité entre hommes et femmes et encore moins de porter préjudice au "genre non binaire".


Situation des enseignants-chercheurs


L'association requérante soutient enfin que la circulaire porte atteinte à la liberté d'expression des agents de l'Etat chargés de rédiger ces actes administratifs. Le moyen fait sourire si l'on considère que ces derniers ne disposent d'aucune liberté d'expression dans ce domaine. Rien ne leur interdit certes d'écrire à leurs amis en utilisant l'écriture inclusive, mais dans les actes juridiques qu'ils rédigent, ils sont soumis au pouvoir hiérarchique, tant sur le fond que dans la forme. Ils ne disposent donc pas du droit de choisir dans quelle langue ils s'expriment.

Reste un dernier moyen fort intéressant, car la requérante invoque enfin la liberté d'expression des enseignants-chercheurs. On sait que le Conseil constitutionnel en a fait un principe constitutionnel avec la décision du 20 janvier 1984 qui fait de l'indépendance des professeurs un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Depuis lors, l'ensemble des enseignants chercheurs bénéficient d'une protection en quelque sorte renforcée de leur liberté d'expression, principe de nouveau formulé dans la décision du 28 juillet 1993

Le moyen est étrange, tout simplement parce que la circulaire attaquée ne vise à aucun moment les enseignants-chercheurs. Rappelons qu'elle ne concerne que les actes publiés au Journal officiel. Le Conseil d'Etat affirme donc logiquement que, "eu égard à ses destinataires", la circulaire ne saurait être regardée comme portant atteinte à la liberté d'expression des enseignants-chercheurs. 

Ce moyen se trouve toutefois doté d'un effet-boomerang qui échappe à ses auteurs. La réponse du Conseil d'Etat pourrait en effet être interprétée comme un appel aux ministres de l'éducation et de l'enseignement supérieur à rédiger, à leur tour, une circulaire prohibant l'usage de l'écriture inclusive dans les établissements d'enseignement. Le principe de lisibilité de la loi s'applique en effet à l'ensemble des circulaires et actes juridiques, qu'ils émanent de l'Etat, des collectivités locales ou des établissements publics, y compris universitaires. Il conviendrait donc d'unifier la pratique.

L'Académie française, gardienne de la langue,  qualifie quant à elle l'écriture inclusive d'"aberration". Si elle se déclare favorable à la féminisation des noms des fonctions exercées par les femmes, elle affirme, dans une déclaration du 26 octobre 2017  sur "l'écriture dite inclusive " que "la multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu'elle induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l'illisibilité". La protection de la langue française doit donc d'abord concerner celles et ceux qui ont pour mission de l'enseigner.



 

 

dimanche 7 mars 2021

Radicalisation et protection des enfants


Dans un arrêt du 10 février 2021, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi déposé contre une décision de la cour d'appel de Saint Denis de la Réunion. Elle confirmait la suspension du droit de visite et d'hébergement d'un père divorcé et écartait sa demande de communication avec son fils mineur par une visioconférence de type Skype. 

Sur le deuxième point, la Cour observe qu'il n'entre pas dans les prérogatives du juge des affaires familiales (JAF) de prévoir une communication avec l'enfant par la voie électronique. Sur le premier point en revanche, l'article 373-2-6 du code civil lui confère une compétence générale pour "prendre les mesures permettant de garantir la continuité et l'effectivité du maintien des liens de l'enfant avec chacun de ses parents", voire refuser l'exercice du droit de visite et d'hébergement "pour des motifs graves" (art. 373-2-1 du code civil).


La radicalisation religieuse du père


En l'espèce, le "motif grave" est  la radicalisation religieuse du père, attestée par plusieurs témoignages qui ne sont guère contestés et qui figurent dans le rapport d'enquête sociale demandé par le juge aux affaires familiales (JAF). Le directeur de la salle de prière fréquentée par le père dénonce ainsi son comportement auprès des jeunes "auxquels il n'inculque que les mauvais côtés de l'Islam ». Des proches de la famille affirment, quant à eux, que le père incitait son fils à rejeter sa mère par un dénigrement constant, suscitant un comportement agressif de l'enfant à l'égard de celle-ci. 

On comprend que, dans ces conditions, elle ait préféré quitter le Gers où la famille était domiciliée pour s'installer à la Réunion, aussi loin que possible du père de son fils. De ces éléments, la Cour déduit que des motifs graves justifient la suspension des droits de visite et d'hébergement, reprenant ainsi exactement la motivation du JAF et celle de la Cour d'appel. 


L'intérêt supérieur de l'enfant


La Cour de cassation rappelle ainsi que l'intérêt supérieur de l'enfant, tel qu'il est affirmé par la Convention de New York du 26 janvier 1990 relative aux droits de l'enfant, doit être le critère essentiel de la décision. Peu importe, en l'espèce, que le père ne soit pas fiché S et qu'il se présente comme une victime dans la rédaction de son pourvoi. 

Le dénigrement systématique de sa mère est contraire à l'intérêt de l'enfant et constitue, en soi, un motif grave justifiant de suspendre le droit de visite et d'hébergement. Aux termes de l'article 378-1 du code civil, le père aurait même pu se voir retirer totalement l'autorité parentale, en dehors de toute condamnation pénale. Ce dénigrement de sa mère pourrait en effet s'analyser comme une "violence, à caractère psychologique, exercée par un parent sur la personne de l'autre (...) mettant manifestement en danger la sécurité, la santé ou la moralité de l'enfant". 

 


 

Snow White. Jaek El Diablo. 2012

Les risques d'instrumentalisation

 

Il n'en demeure pas moins que la Cour de cassation exige des juges du fond un contrôle approfondi de la situation de l'enfant, principe qui permet de lutter contre l'instrumentalisation du risque de radicalisation. De la même manière que certains parents accusent leur ancien conjoint d'abus sexuels sur l'enfant, d'autres en effet l'accusent de radicalisation, dans le seul but d'obtenir la garde exclusive, voire la déchéance de l'autorité parentale. 

Dans une décision du 23 décembre 2016, la Cour d'appel de Lyon sanctionne ainsi sévèrement la décision d'un JAF qui avait attribué au père la garde de trois petites filles, en s'appuyant la radicalisation de la mère. La Cour d'appel observe que si le père multiplie effectivement les plaintes contre la mère, toutes ont été classées sans suite. De nombreux témoignages, y compris ceux émanant de la famille du père, montrent que la mère s'est toujours occupée convenablement de ses filles. La Cour d'appel annule donc la décision, ajoutant au passage que le JAF n'avait même pas pris "la précaution d'ordonner une quelconque mesure d'investigation".

Il appartient donc au parent qui veut réduire un droit de visite ou d'hébergement de prouver la radicalisation de son ex-conjoint. Et il ne suffit pas, comme l'affirme la cour d'appel de Versailles le 7 avril 2016, de produire une attestation faisant état d'un témoignage selon lequel le père ne mangerait que de la viande hallal. Il faut par exemple, comme c'est le cas dans la décision de la Cour d'appel de Rouen du 6 avril 2017, que les enfants, entendus lors de l'enquête sociale, aient dénoncé les brimades dont ils faisaient l'objet de la part de leur père, et leur peur de devoir partir en Syrie pour y combattre.  

Dans le cas présent, le juge est donc avant tout un juge du fait. Il doit s'appuyer sur une connaissance approfondie de la situation familiale, et notamment auditionner les enfants, s'ils ont l'âge d'être entendus. Ces principes relèvent du bon sens, mais leur application suppose aussi une justice qui fonctionne bien, avec des JAF et des enquêteurs sociaux qui ont du temps à consacrer à ces dossier sensibles. Le projet de loi "confortant les principes républicains" et destiné à lutter contre le séparatisme pourrait peut-être s'intéresser à cette question. Elle n'a rien de spectaculaire mais les réformes modestes sont souvent plus efficaces que les gesticulations médiatiques.