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mardi 26 février 2013

DSK aussi a une vie privée, comme tout le monde

Le livre de Marcela Iacub, "Belle et Bête", est au coeur d'une controverse certes médiatique, mais aussi juridique. Dans ce livre dont la parution devrait intervenir le 27 février, l'auteur évoque sa liaison avec Dominique Strauss-Kahn, sous une forme plus ou moins romancée. 

Ce dernier vient d'obtenir en référé l'insertion, dans chaque exemplaire de l'ouvrage, un encart mentionnant l'atteinte à sa vie privée. Dès lors que cet encart est un préalable désormais obligatoire à la publication, celle-ci est, en quelque sorte, gelée jusqu'à ce que les éditions Stock s'exécutent. Dans le même référé, DSK a obtenu la diffusion, pour les mêmes motifs, d'un communiqué judiciaire couvrant la moitié de la couverture du Nouvel Observateur, qui a publié des extraits du livre, et une interview de Marcela Iacoub, reconnaissant que l'être "mi-homme, mi-cochon" auquel elle se réfère est bien l'ancien Président du FMI. L'hebdomadaire se trouve ainsi soumis à une contrainte habituellement imposée aux titres de la presse people. Enfin, la sanction financière n'est pas absente, puisque le juge condamne les éditions Stock et Marcela Iacub à verser à DSK 50 000 €, auxquels s'ajoutent 25 000 € mis à la charge du Nouvel Observateur, l'ensemble de ces sommes constituant une provision à valoir sur les dommages et intérêts.

Il est vrai que le juge aurait pu interdire purement et simplement la publication du livre, solution plus expéditive mais peut être moins bien comprise. Car, il faut le reconnaître, une partie de la presse voyait dans le recours de DSK une atteinte à la liberté d'expression. 

La vie sexuelle, élément de la vie privée

Nul n'ignore pourtant que la liberté d'expression n'a jamais été considérée comme absolue. Elle cède notamment devant les droits des tiers, et plus particulièrement le droit au respect de la vie privée que l'on peut définir comme le droit d'être laissé tranquille. Et le droit positif affirme clairement que DSK, lui aussi, a droit au respect de sa vie privée.

La notion de vie privée n'évolue pas en fonction de la notoriété de la personne. La loi du 19 juillet 1970 se borne à affirmer que "chacun a droit au respect de sa privée" (art. 9 c. civ.). La jurisprudence répète  à l'envi que "toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée". Quant à son contenu, il n'est pas contesté que la sexualité est au coeur de la vie privée, et de nature à justifier une protection particulièrement rigoureuse. Le juge condamne ainsi la révélation par la presse de l'homosexualité d'un homme politique (CA Paris, 21 octobre 2004). De même, les pratiques sado-masochistes, dès lors qu'elles se déroulent entre adultes consentants, doivent demeurer dans la sphère de la vie privée (TGI Paris, 29 avr. 2008). Les relations amoureuses de DSK relèvent donc de sa vie intime, et le fait de les relater dans un livre peut s'analyser comme une violation de la loi de 1970.

Bien entendu, la défenderesse invoquait sa liberté de romancière. En d'autres termes, l'atteinte à la vie privée de DSK devrait être écartée au motif que le livre serait, avant tout, une oeuvre littéraire. Il n'est pas question d'entrer dans le débat sur le talent de l'auteur, sujet hautement controversé. En tout état de cause, le caractère artistique de l'oeuvre n'a pas pour effet de supprimer l'atteinte à la vie privée. Souvenons-nous, par exemple, que le TGI de Paris a condamné, en septembre 2011, Patrick Poivre d'Arvor parce qu'il avait précisément raconté sa liaison amoureuse avec une jeune femme, allant même jusqu'à recopier certaines de ses lettres. Le juge n'est pas là pour faire oeuvre de critique littéraire. Il se borne à sanctionner l'atteinte à la vie privée. 


Choderlos de Laclos. Les liaisons dangereuses
Londres. Edition de 1796, illustrée par Monnet, Mlle Gérard, et Fragonard Fils

La notoriété du défendeur

Certains s'appuient sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme pour considérer que la violation de la vie privée d'une personne peut, quelquefois, se révéler justifiée, si elle apparaît indispensable au débat public. Il est vrai que la Cour a estimé, par exemple, que la publication dans la presse d'une photographie du prince Rainier de Monaco très affaibli par la maladie participait au débat public qui se développait alors sur la santé du prince. Mais dans cette décision du 7 février 2012, la Cour ne fait qu'autoriser la publication de photos prises dans une station de sport d'hiver, un endroit où la victime ne pouvait espérer être entièrement à l'abri des photographes. 

Il en est de même d'une décision du 18 mai 2004 abondamment citée par les médias dans l'affaire DSK, pour justifier la publication du livre de Marcela Iacub. Cet arrêt de la Cour européenne sanctionne les juges français qui ont interdit la sortie du livre "Le Grand Secret",  écrit par le docteur Gubler, médecin du Président Mitterrand. Pour prononcer cette sanction, la Cour s'appuie sur la nécessité de protéger la liberté d'expression de la presse. La lecture de l'arrêt révèle cependant des différences importantes avec l'affaire DSK. 

D'une part, la Cour reconnaît que le livre du docteur Gubler participait au débat public engagé à l'époque sur la question de la transparence de la vie politique et du droit des citoyens de connaitre l'état de santé de ceux qui les gouvernent. Au-delà de cette question, c'est le mensonge d'Etat qui était au coeur de ce débat. A l'inverse, le livre de Marcela Iacub n'apporte aucune information de nature à promouvoir un débat public sur une question d'intérêt général. 

D'autre part, la Cour européenne fait observer que l'interdiction n'était que fort peu efficace puisque, au moment où le juge l'a prononcée, quarante mille exemplaires du livre avaient déjà été vendus. L'action en référé engagée par DSK intervient en revanche la veille de la publication de l'ouvrage, c'est à dire à un moment où il est encore possible d'empêcher une atteinte irréversible à sa vie privée. 

D'une certaine manière, le livre de Marcela Iacub offre l'occasion au juge de rappeler que la protection de la vie privée peut être garantie par différents moyens. De plus en plus aujourd'hui, les requérants se bornent à demander au juge civil a posteriori la réparation du préjudice qu'il ont subi. DSK utilise une procédure d'urgence pour obtenir une mesure préventive, et il est bon que le juge des référés utilise pleinement ses compétences. 

Cette décision est une victoire pour celui qui revendique simplement le droit d'être laissé tranquille face à un harcèlement médiatique toujours renouvelé. C'est aussi un avertissement aux éditeurs et aux entreprises de presse. La liberté d'expression doit certes être protégée, mais elle ne peut être invoquée pour justifier des pratiques dignes des pires tabloïds de la presse people. 



dimanche 24 février 2013

L'uniformisation du régime de la liberté de presse

La Cour de cassation éprouve parfois le besoin de réaffirmer certains principes fondamentaux. C'est précisément ce que vient de faire l'Assemblée plénière, dans un arrêt du 15 février 2013. Elle rappelle en effet que les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse  doivent "recevoir application devant la juridiction civile".

L'affaire soumise à la Cour est des plus banales. Le docteur Dominique X. assigne la responsable d'un site internet, Sylvie Y. qui est l'une de ses anciennes patientes. Celle-ci a publié, au printemps 2007, un article lui reprochant des pratiques commerciales malhonnêtes. Son cabinet, qui pratique l'épilation définitive au laser, est qualifié '"usine à fric"et le personnel médical de "voleurs à fuir". Le docteur Dominique X. invoque pêle-mêle, dans son assignation, l'injure et la diffamation. 

Primauté de la loi spéciale

Le médecin a introduit une instance civile, parfaitement licite au regard de la loi du 29 juillet 1881. En effet, le régime juridique de la liberté de presse offre à la victime d'injure ou de diffamation le choix entre deux voies de droit. Soit elle porte plainte, engageant ainsi des poursuites pénales prévues par les articles 32 et 33 de la loi de 1881. Qu'il s'agisse de l'un ou l'autre de ces deux délits, la peine encourue est alors de 12 000 € d'amende. Soit la victime engage la responsabilité civile de l'auteur de l'injure ou de la diffamation devant le juge civil. 

C'est cette seconde voie de droit qu'a choisi le médecin s'estimant tout à la fois injurié et diffamé. Mais l'engagement de la responsabilité civile n'a pas pour conséquence la mise en oeuvre du régime de droit commun de la responsabilité civile. La cour de cassation rappelle que la loi spéciale de 1881 l'emporte, fort logiquement, sur le régime général de responsabilité issu de l'article 1382 du code civil. La précision est importante, et confirme une jurisprudence issue d'un autre arrêt d'assemblée plénière du 12 juillet 2000

Lettre adressée par René Magritte au critique d'art du journal "Le Soir" de Bruxelles. 3 mai 1936

Ce principe de primauté de la loi spéciale gouverne l'ensemble de notre système juridique, et son rappel n'a rien de très surprenant. Si ce n'est que, depuis l'arrêt de 2000, les juges avaient entrepris un subtile mise en cause de l'uniformité du droit de la presse. Dans l'affaire Dominique X., la première chambre civile de la Cour de cassation s'était déjà prononcée le 8 avril 2010, en confirmant la régularité de l'assignation, avant de renvoyer l'affaire à la Cour d'appel de Paris. Aux yeux de la Cour de cassation de 2010, la citation indiquait clairement les faits reprochés, ce qui suffisait à satisfaire aux exigences de l'article 53 de la loi de 1881, "sans qu'il soit nécessaire que cette citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient des diffamations". Or précisément l'article 53 de la loi de 1881 énonçe que la citation "précisera et qualifiera le fait incriminé". En écartant ainsi les dispositions, pourtant très claires, de la loi de 1881, la première chambre civile, dans l'arrêt de 2010, rapprochait considérablement le régime de la presse du régime de droit commun de la responsabilité civile. 

L'arrêt d'assemblée plénière du 15 février 2013 a le grand mérite de revenir à l'interprétation initiée dans l'arrêt de 2000, et de rétablir l'uniformité du droit processuel de la presse. 

Egalité dans les droits de la défense

Cette dissociation entre la procédure pénale et la procédure civile conduit à une rupture d'égalité entre les défendeurs. Souvenons-nous que l'injure et la diffamation ne sont pas soumises à un régime juridique identique. La première est appréciée souverainement par la juge, alors que la seconde peut donner lieu à ce qu'il est convenu d'appeler l'"exception de vérité". Autrement dit, la personne dont la responsabilité, qu'elle soit pénale ou civile, est engagée pour diffamation peut s'exonérer en démontrant l'exactitude des faits invoqués. 

L'article 53 de la loi de 1881 ne se limite pas à poser une règle de procédure. En imposant que la citation précise les  faits qu'elle considère comme des injures et ceux qu'elle qualifie de diffamation, la loi garantit au défendeur un exercice satisfaisant des droits de la défense. Il n'y a que dans ce cas qu'il est convenablement informé des faits pour lesquels il est susceptible de pouvoir invoquer l'exception de vérité. Une autre solution aurait abouti à mettre dans une situation beaucoup plus défavorable le défendeur poursuivi devant le juge civil, par rapport à celui faisant l'objet de poursuites pénales. Dès lors qu'il s'agit de faits identiques, la rupture d'égalité est évidente. 

Unité du régime juridique de la liberté de presse

Par sa décision du 15 février 2013, l'assemblée plénière rétablit l'unité du régime juridique de la liberté de la presse et confirme sa spécificité par rapport au droit commun. Il participe ainsi à l'élaboration d'un droit processuel unique, qui transcende la distinction entre instance pénale et instance civile.

jeudi 21 février 2013

Etat-civil des transsexuels, ou le genre mal aimé

Les droits des transsexuels sont aujourd'hui assez rarement évoqués, comme si le débat sur l'élargissement aux couples homosexuels du droit au mariage les reléguait au second plan. Les deux décisions rendues par la première chambre civile de la Cour de cassation le 13 février 2013, très peu commentées, en sont l'illustration. Dans les deux cas, les requérants sont nés de sexe masculin mais souhaitent ardemment changer de sexe. Ils ont donc fait assigner le procureur de la république pour que soit remplacée, sur leur acte de naissance, la mention "sexe masculin" par la mention "sexe féminin". 

Rappelons que cette modification de l'état-civil est aujourd'hui considérée comme une nécessité. Le transsexualisme se définit en effet comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et d'état-civil. 

La conversion physique, préalable au changement d'état-civil

Les deux décisions de la Cour de cassation affirment que le changement de sexe est un préalable au changement d'état civil. A chaque fois, la requête en rectification de l'acte de naissance est rejetée, au motif que le requérant ne produit pas "la preuve médico-chirurgicale" de son changement de sexe. En langage clair, cela signifie qu'un processus chirurgical irréversible doit avoir été mené à bien avant de pouvoir solliciter la modification d'état-civil. La transformation totale de l'apparence doit donc précéder l'acte juridique. 

Pour le juge, cette position ne porte pas atteinte au droit de mener une vie privée et familiale normale et ne constitue pas davantage une discrimination, dès lors que le changement d'état-civil est possible, après de nombreuses années de traitement hormonal et de chirurgie. Il s'agit en fait de résoudre un conflit de normes, entre la nécessité d'assurer la sécurité juridique et de garantir l'indisponibilité de l'état des personnes d'une part, et la protection de la vie privée d'autre part. Ce raisonnement n'est pas nouveau, et la Cour de cassation affirmait déjà, dans un arrêt du 7 juin 2012, que l'ablation des organes reproducteurs est un préalable indispensable au changement d'état-civil.

Le lac des cygnes. 
Les quatre petits cygnes
Chorégraphie de Matthew Bourne. Sadler's Wells Theater. Londres. 1995

Immobilisme de la jurisprudence

L'immobilisme de cette jurisprudence commence cependant à susciter des critiques. Elles reposent d'abord sur des considérations de fait, dès lors que le traitement médical de conversation se révèle extrêmement long. Pendant souvent plus d'une dizaine d'années, la personne demeure ainsi dans l'incertitude, persuadée d'appartenir à un sexe, et dotée d'une identité qui, au fil des années, lui correspond de moins en moins. Cette analyse a trouvé un écho dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, et plus particulièrement dans la décision Schlumpf c. Suisse du 8 janvier 2009. Contrairement à la Cour de cassation, celle-ci accepte en effet une dissociation entre les approches physique et psychologique du transsexualisme. Elle sanctionne alors le système d'assurance maladie suisse qui impose un délai trop long avant d'accepter le traitement de conversion, au mépris de la situation psychologique de l'intéressé. De son côté, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans sa résolution 1728 du 29 avril 2010, appelle les Etats membres  "à ce que les documents officiels reflètent l'identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation". A la suite de cette recommandation, l'Allemagne, la Suède, l'Espagne, et la Suisse ont adopté des législations plus compréhensives, mettant fin à l'exigence d'interventions chirurgicales, préalablement au changement d'état-civil.

Les autorités françaises envisagent, de leur côté, une telle évolution. En décembre 2011, une proposition de loi a été déposée en ce sens par des parlementaires socialistes. Puisqu'il apparaît désormais que le changement du droit ne viendra pas d'une évolution jurisprudentielle, il serait peut être temps d'inscrire cette proposition à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.


mardi 19 février 2013

La Cour européenne et l'adoption homosexuelle, faux revirement

Dans un arrêt X. et autres c. Autriche du 19 février 2013, la Cour européenne condamne le refus des juges autrichiens d'autoriser l'adoption plénière d'un enfant par la compagne de sa mère. La Cour considère que cette position est constitutive d'une double violation de la Convention européenne, à la fois de l'article 14 qui pose le principe de non-discrimination et de l'article 8  garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale. Statuant ainsi, la Cour fait prévaloir le principe d'égalité, en comparant le statut d'un couple vivant une relation homosexuelle stable avec celui d'un couple hétérosexuel non marié. Le droit autrichien interdit au premier l'adoption par le membre du couple qui n'est pas le parent biologique, alors qu'il l'autorise pour le second.

L'apparence d'un revirement

Une lecture superficielle de la décision pourrait laisser penser que la Cour opère un revirement spectaculaire, par rapport à la célèbre affaire Gas et Dubois c. France du 15 mars 2012.  La Cour européenne avait alors rendu une décision en apparence radicalement opposée. Elle avait considéré comme non discriminatoire la position d'un droit français arc-bouté sur l'interdiction d'adoption. En effet, l'article 365 du code civil prévoit, en cas d'adoption plénière, le transfert de l'autorité parentale à l'adoptant, ce qui signifie que le parent biologique perd son autorité parentale au profit de l'autre membre du couple, dépourvu de tout lien biologique avec l'enfant. Il est donc difficile de considérer que l'intérêt supérieur de l'enfant exige que le parent biologique soit privée de son autorité parentale.

La différence essentielle avec l'affaire X. et autres c. Autriche est que le droit français se montre aussi intransigeant que cohérent sur ce point. Il oppose le même refus d'adoption à la compagne du couple homosexuel qu'au compagnon du couple hétérosexuel pacsé. La Cour européenne ne peut donc pas s'appuyer sur une éventuelle discrimination liée à l'orientation sexuelle du couple pour sanctionner le système juridique français, d'autant qu'elle estime que le droit du mariage relève exclusivement de la compétence des Etats membres.


Trois hommes et un couffin. Coline Serreau. 1985
André Dussolier, Michel Boujenah, Roland Giraud

Une discrimination par rapport aux couples hétérosexuels non mariés

Le droit autrichien, sans doute plus moderne que le droit français sur ce point, autorise l'adoption co-parentale pour les couples hétérosexuels non mariés. Il prévoit une convention d'adoption qui aboutit au partage de l'autorité parentale, ce qui signifie que l'un des membres du couple adopte l'enfant de l'autre, sans qu'il y ait rupture des liens entre ce dernier et son enfant. Autrement dit, il place les couples non mariés dans la même situation juridique que les couples mariés, du moins à cet égard.

Le problème est que le code civil autrichien autorise certes l'adoption co-parentale, mais empêche les couples homosexuels d'y accéder. Les textes disposent que le jugement d'adoption a pour effet de substituer l'adoptant au parent biologique "du même sexe que lui". La compagne de la requérante ne peut donc obtenir un jugement d'adoption, sans rompre le lien juridique entre la mère biologique et son enfant. Le système repose sur une alternative : il est impossible d'accorder un lien de filiation à la compagne, sans le retirer à la mère biologique. Le droit autrichien est donc sanctionné comme discriminatoire, puisqu'il interdit de fait l'accès à l'adoption co-parentale, pour des motifs liés à l'orientation sexuelle du couple. 

A cela s'ajoutent des considérations de fait, car les juges autrichiens ne se sont pas montrés particulièrement habiles. Ils n'ont jamais recherché si l'adoption demandée était, ou non, préjudiciable à l'enfant, question qui aurait dû être posée dans un système juridique qui admet l'adoption par une seule personne et qui n'interdit pas qu'un enfant soit élevé par un couple homosexuel. Au contraire, le tribunal de district a accumulé les preuves de son intention discriminatoire, en affirmant que la notion de "parents" renvoie nécessairement à deux personnes de sexe opposé, et que cette division des sexes est dans l'intérêt de l'enfant. La Cour Suprême autrichienne a d'ailleurs confirmé l'impossibilité de cette adoption, au sein d'un couple homosexuel. 

Le caractère discriminatoire de la législation autrichienne est donc démontré par la position des juges. Ils s'appuient en effet sur des affirmations péremptoires écartant les couples homosexuels de l'adoption, pour la seule et unique raison qu'ils sont homosexuels. Un tel argumentaire a quelque chose de familier, puisqu'il rappelle étrangement les positions de ceux qui s'opposent au mariage homosexuel, au motif qu'un enfant doit avoir un "papa" et une "maman". 

Une discrimination peut en cacher une autre

Certains ne manqueront pas de faire observer que le système français est tellement meilleur, puisqu'il refuse le droit d'adopter l'enfant de son compagnon ou de sa compagne à tous les couples non mariés, qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels. C'est vrai qu'il n'établit pas de discrimination liée à l'orientation sexuelle, mais ne laisse-t-il pas perdurer, en revanche, une discrimination liée au mariage ? La Cour européenne refuse cependant de pénétrer dans ce débat, puisqu'elle considère que le droit du mariage relève de la compétence des Etats, qui sont d'ailleurs libres de ne pas accorder l'adoption co-parentale. 

Mais si le droit du mariage relève des Etats membres, on est bien forcé de constater qu'une réforme ne peut intervenir que par une modification de la législation des Etats. Seul le parlement peut mettre fin à une situation dans laquelle l'absence de discrimination est démontrée par l'existence d'une autre discrimination. La décision X. et autres c. Autriche peut ainsi être interprétée comme un rappel de la compétence législative dans ce domaine. Elle tombe fort à propos, puisqu'il y a précisément une réforme en cours. 


dimanche 17 février 2013

Vers un droit à une alimentation saine ?

L'affaire des lasagnes chevalines n'est que le dernier d'une longue chaines de scandales alimentaires. Souvenez vous. En 1995, on découvrait que des vaches, en principe herbivores, étaient nourries avec des farines animales d'origine britannique, qui ont transmis à certains consommateurs la maladie de Kreutzfeld-Jacob également appelée "maladie de la vache folle". En 1999, ce sont les poulets belges à la dioxine, produit hautement cancérigène, qui doivent être retirés du marché. En 2003, les autorités sanitaires françaises décident la fermeture d'une chaîne de restaurants, dans laquelle on avait trouvé de la viande avariée. En 2011, on a découvert que l'huile d'olive italienne venait essentiellement d'Espagne ou du Maroc. En 2012 enfin, des tonnes de viande hachée, commercialisée notamment par l'entreprise Spanghero, sont retirées des rayons des supermarchés parce qu'ils contiennent une méchante bactérie. A chaque fois, le même scandale dans la presse, quelques décisions administratives de fermeture ou de retrait d'agrément, et puis plus rien. 

Les causes de ce désintérêt doivent être recherchées dans plusieurs directions. Tout d'abord, il faut constater que le mouvement consommateur ne rencontre qu'un écho modeste dans la population. Le droit fait ce qu'il peut, en prévoyant l'octroi d'un agrément administration aux associations actives dans ce domaine, afin de leur permettre de représenter en justice les intérêts des consommateurs. (art. L 411-1 et R. 411-1 c. consom.). Mais la lecture du guide des associations de consommateurs édité par l'INC montre qu'il existe bien peu de mouvements qui se consacrent au domaine de l'alimentation. Quant au militantisme, il est également relativement modeste. Les consommateurs français ne répondent guère à d'éventuels appels au boycott de produits considérés comme dangereux. Les mouvements écologistes, quant à eux, sa manifestent surtout à travers leur lutte contre la culture des OGM, lutte parfois violente qui n'incite sans doute pas le consommateur à les rejoindre. Enfin, le système juridique lui-même donne l'image d'un droit de la consommation jeune (il apparaît dans les années soixante-dix), encore largement dominé par le droit privé et le principe de la liberté contractuelle, tempérée par quelques règles d'ordre public justifiées des motifs de santé publique. Aucune règle n'envisage réellement la consommation, et plus précisément la consommation alimentaire sous l'angle des droits de la personne. 


Floris Claesz van Dijck. Nature morte aux fromages. 1615

La lutte contre la faim

Certes, le droit international consacre le droit à l'alimentation, mais il s'agit alors de satisfaire les besoins les plus élémentaires, en un mot de lutter contre la faim. L'article 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme énonce ainsi que "toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation (...)". Le Pacte des Nations Unies sur les droits économiques et sociaux de 1966 affirme ensuite, dans son article 11, "le droit fondamental qu'a toute personne d'être à l'abri de la faim". Ces dispositions s'inscrivent dans le contexte du droit du développement, et visent surtout à susciter des programmes internationaux de lutte contre la faim. Elles n'imposent d'ailleurs aucune contrainte effective aux Etats. 

La qualité de l'alimentation

Le droit à une alimentation saine est d'une autre nature, puisqu'il ne s'agit plus de garantir le droit de ne pas mourir de faim, mais d'assurer une certaine qualité de l'alimentation, pour des motifs de santé publique. Sur ce point, le droit international est remarquablement muet, et on peut seulement relever quelques magnifiques déclarations de principe. Depuis 1996, les déclarations finales des sommets de la FAO (Food and Agriculture Organization) proclament ainsi le "droit des peuples à une alimentation saine et nourrissante", formulation sympathique mais qui n'impose aucune contrainte aux Etats. 

La consécration d'un droit à une alimentation saine ne peut donc provenir que du droit interne. Certes, on objectera que le principe de précaution, introduit dans la Constitution par le vecteur de la Charte de l'environnement pourrait être utilisé dans ce domaine, par exemple pour fonder des contrôles systématiques des produits, à tous les stades de la chaîne alimentaire. Le problème est que ce principe de précaution a un contenu trop imprécis, et que les juges hésitent à s'y référer. Dans un arrêt du 24 septembre 2012, le Conseil d'Etat a ainsi considéré comme illégale la décision d'un maire qui se fondait sur le principe de précaution pour interdire la culture des OGM sur le territoire de sa commune. Quant au Conseil constitutionnel, il affirme certes la valeur constitutionnelle du principe de précaution dans une décision du 19 juin 2008, mais, depuis cette date, il n'en a tiré aucune conséquence pratique.

La construction d'un ensemble normatif

Considéré sous cet angle, le droit à une alimentation saine permettrait de donner un contenu au principe de précaution dans ce domaine particulier. Mais il imposerait aussi la construction d'un dispositif normatif, orienté dans trois directions. D'une part, le droit à une alimentation saine suppose la création d'obligations primaires imposées à l'ensemble de la chaîne alimentaire, particulièrement en matière de qualité des produits et de traçabilité. D'autre part, il ne peut se satisfaire d'un système de contrôle reposant sur le bon vouloir des acteurs économiques, codes de bonne conduite et autres dispositions déontologiques. Dès lors qu'un droit du consommateur est consacré, il est indispensable de mettre en place des contrôles administratifs confiés à des autorités ou à des agences indépendantes. Enfin, le droit à une alimentation saine suppose un système élaboré de recours, tant devant l'administration que devant le juge, impliquant évidemment les associations représentatives dans ce secteur.

On le voit, le droit à une alimentation saine n'a pas seulement une fonction rhétorique, mais il doit constituer le socle de la construction d'un ensemble normatifs cohérent. A cet égard, sa consécration pourrait être perçue comme la prise de conscience des insuffisances actuelles de notre système juridique et le témoignage d'une volonté politique d'y remédier.


jeudi 14 février 2013

Le travail en prison ou le combat des juges du fond

Depuis quelques jours, la presse et les mouvements associatifs qui se consacrent à l'amélioration du sort des personnes détenues se réjouissent d'une décision rendue par le Conseil de prud'hommes de Paris, le 8 février 2013. Pour la première fois, en effet, la justice applique le Code du travail à une détenue de la Maison d'arrêt de Versailles. 

Mme M. a travaillé, pendant sa détention, comme téléopératrice pour une société privée. Profitant de ses fonctions pour passer quelques appels personnels, elle a été "déclassée", ce qui signifie que ce travail lui a tout simplement été retiré. D'une façon générale, la prison ne connaît ni embauche, ni licenciement. Un détenu peut être "classé" parmi ceux qui ont la possibilité de travailler et donc, en quelque sorte, mis à disposition d'une entreprise qui a un contrat de concession avec l'administration pénitentiaire. Pour des raisons disciplinaires ou liées aux nécessités du service, il peut aussi être "déclassé", soit à le demande de son employeur, soit à celle de l'administration pénitentiaire. Dans ce cas, il n'a plus le droit de travailler. 

Les détenus soumis au droit commun 

C'est précisément le caractère très particulier de ce droit que conteste la requérante. Elle obtient satisfaction, et la société qui l'employait se voit condamnée à lui payer un rappel de salaire, ainsi que différentes indemnités pour rupture abusive du contrat de travail et inobservation de la procédure de licenciement. A cela s'ajoute, et le juge ne plaisante pas, une indemnité de cinquante-deux euros et dix centimes à titre de congés payés. La requérante devrait toucher environ trois mille euros en tout, créance d'ailleurs quelque peu aléatoire car l'entreprise est aujourd'hui en liquidation judiciaire. Cette solution repose sur l'idée que le code du travail est applicable aux détenus, et que ces derniers sont donc des employés comme les autres. 

La solution est sans doute satisfaisante sur le plan moral, car nul n'ignore que certaines entreprises exploitent sans beaucoup de scrupules le travail des détenus. Mais nul n'ignore non plus que les Conseils de prud'hommes ont parfois tendance à juger en fait davantage qu'en droit.

Henri Manuel. Prison de Saint Lazare. Atelier des matelassières. 1929

Des règles exorbitantes du droit commun

Le rattachement du travail des détenus au droit commun du code du travail se heurte en effet à des dispositions législatives. L'article 717-3 du code de procédure pénale mentionne que "les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail". Et si l'article D 102 de ce même code précise que "l'organisation, les méthodes et les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures", cette formulation montre très clairement qu'elles ne sont tout de même pas identiques. 

Si l'on examine l'ensemble des relations de travail concernant les personnes incarcérées, on doit constater leur caractère dérogatoire par rapport au droit commun. C'est ainsi que le SMIC n'est qu'une valeur de référence pour contrôler les rémunérations versées par les entreprises. Dans la pratique, ces dernières recourent largement à une rémunération à la pièce, largement moins avantageuse pour l'intéressé. Selon l'OIP, le salaire moyen d'un détenu qui travaille (soit à peine le quart de la population carcérale) est d'environ trois cents euros par mois, sensiblement 30% du SMIC. De même, le travailleur ne peut disposer librement du fruit de son travail. Sur l'ensemble de sa rémunération, un tiers est disponible pour les parties civiles titulaires d'une créance, un tiers est gelé pour former le pécule de libération, et seul le dernier tiers est laissé à la disposition du détenu. Enfin, ce dernier ne bénéficie pas des règles gouvernant le licenciement ou les congés payés.

Vers une réforme législative ?

Le système peut sembler choquant, mais, pour le moment, il trouve son fondement juridique dans la loi. Celle ci le justifie en invoquant le fait que le travail demandé au détenu n'a pas une finalité de production identique à celle qui existe dans l'entreprise. Pour le législateur, le travail est un élément indissociable de la peine, et a pour finalité de favoriser la réinsertion et la réadaptation sociale. 

A dire vrai, ce discours relève largement du "Wishful Thinking" et le travail en prison remplit surtout des fonctions plus prosaïques. Pour l'entreprise, la prison procure une main d'oeuvre bon marché, même si elle est peu qualifiée. Si l'entreprise doit recruter aux conditions du droit commun, elle risque tout simplement de renoncer à embaucher un détenu moins bien formé et moins productif qu'un autre employé. Pour l'administration pénitentiaire, le travail est un moyen d'assurer l'ordre intérieur en occupant les détenus, et en leur procurant quelques revenus. Pour modifier cette situation, il faudra donc davantage qu'une jurisprudence de combat d'un Conseil de prud'hommes, car c'est la loi qui doit être modifiée. Nous verrons bientôt si l'interpellation des juges du fond a été entendue, et si le droit du travail applicable aux personnes incarcérées fera l'objet d'une réforme.

mardi 12 février 2013

La cybersécurité saisie par le droit de l'Union européenne

Le 7 février 2013, la Commission a rendu publique la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil "concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de sécurité des réseaux et de l'information dans l'Union". Ce texte a pour objet de lutter contre les attaques informatiques dont sont victimes les citoyens et les entreprises européennes. Il s'accompagne d'une initiative plus concrète avec l'inauguration, en janvier 2013, du Centre européen de lutte contre la cybercriminalité, rattaché à Europol, l'Office européen de police.

Alors que des millions d'Européens effectuent des opérations bancaires ou des achats par internet, ou encore utilisent les réseaux sociaux pour échanger des informations relatives à leur vie privée, la sécurité des réseaux et de l'information (SRI) devient un enjeu européen global. Les approches volontaristes, reposant sur des protections techniques ou des règles de bonne conduite, ont rapidement montré leurs limites, et l'Union européenne apparait  dans ce domaine comme un univers fragmenté. Or nul n'ignore que les systèmes d'information numériques n'ont pas de frontières, et que les faiblesses de sécurité observées dans un Etat membre ont immédiatement des conséquences dans les autres. 

Une approche juridique globale

C'est la raison pour laquelle l'Union européenne envisage enfin une approche juridique globale de cette question, afin d'imposer un standard de protection commun à l'ensemble des Etats concernés. Cette proposition de directive constitue le point d'aboutissement d'un processus engagé dès 2001, avec une communication sur la "Sécurité des réseaux et de l'information : proposition pour une approche politique européenne". D'autres ont suivi, dans le but de soutenir les efforts déployés par les Etats dans ce domaine. De manière plus précise, une résolution du Conseil adoptée le 18 décembre 2009 a engagé un plan d'action visant à développer une approche européenne concertée en matière de sécurité des réseaux informatiques et la proposition de directive s'inscrit évidemment dans ce plan d'action.

On peut évidemment s'interroger sur les causes de cette lenteur dans la mise en oeuvre d'un standard communautaire de cybersécurité. Il ne fait guère de doute que de puissants lobbies freinent considérablement ce mouvement. D'un côté, les entreprises actives sur internet n'ont guère envie de se voir soumises à des contraintes, de l'autre certaines organisations, et plus spécialement l'OTAN, considèrent que la cybersécurité n'est qu'un élément de la cyberdéfense.

Sur le fond, la proposition énonce un certain nombre de principes destinés à devenir le socle du droit applicable en matière de sécurité des SRI.


2001 l'Odyssée de l'Espace. Stanley Kubrick. 1968
Keir Dullea

Le socle du droit de la sécurité des réseaux d'information

Le premier principe posée par la proposition de directive exige des Etats membres qu'ils créent, au niveau national, des autorités compétentes en matière de sécurité des réseaux informatiques. Elles doivent être dotées de moyens suffisants pour prévenir et gérer les risques de sécurité, en cas de nécessité. Observons que la France a créé, dès 2009, l'Agence nationale pour la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), qui pourra assurer la mise en oeuvre de la future directive.

Le second principe impose aux autorités compétentes des Etats de coopérer au sein d'un réseau européen. La sécurité des systèmes doit ainsi reposer sur l'échange d'informations et sur une action concertée en cas d'incidents.

Enfin, le troisième principe s'inspire de la directive "cadre" sur les communications électroniques. Il vise à inciter les entreprises et les organisations concernées à évaluer les risques qu'elles courent et à adopter des mesures appropriées pour garantir la sécurité des réseaux. La proposition de directive devrait ainsi les contraindre signaler aux autorités compétentes tout incident intervenu dans ce domaine, de manière à permettre de développer des réactions concertées au sein de l'Union. 

Une fois la directive adoptée, les Etats membres devront l'intégrer dans leur système juridique, et prévoir les sanctions applicables en cas de manquement aux obligations désormais imposées sur le fondement de cette directive. 

Une proposition de directive, à long terme

On ne peut que se féliciter de cette avancée, mais le processus est encore au stade des déclarations de principe. La directive ne devrait pas voir le jour avant 2016, délai qui révèle les difficultés d'élaboration d'un texte qui suppose de larges investissements financiers. On évalue généralement le coût d'adaptation d'un réseau aux exigences de la coopération entre Etats (alerte précoce, système de notification immédiate à l'autorité compétente) à 1 250 000 € et celui d'une plateforme d'échanges d'informations à 400 000 €. Ces coûts devront donc, à un moment ou à autre, être pris en charge par l'Union et par les Etats membres, s'ils le veulent bien.




samedi 9 février 2013

Magie noire et vie privée

Saisie d'un appel contre une ordonnance du juge des référés, la Cour d'appel de Nîmes a rendu, le 10 janvier 2013, une décision relative au droit d'agir en matière de protection de la vie privée. Les faits à l'origine du recours sont dignes d'un mauvais téléfilm. En août 2011, Maître E., membre du Conseil de l'Ordre des avocats de l'Ardèche, ancien bâtonnier, décède dans un accident de la circulation. Quatre jours après, madame Y. rédige sur son blog un article virulent. Elle y met en cause la probité de maître E., et l'accuse d'avoir porté en justice des accusations de pédophilie et d'exhibition sexuelle infondées à l'égard de deux clients de son cabinet de voyance. Elle a donc utilisé ses connaissances en magie noire pour jeter un sort sur maître E., qui n'y a pas survécu. L'article de madame Y. a donc pour objet essentiel de vanter ses talents de magicienne, dans une perspective publicitaire. 

Madame Y., en dépit de son talent de visionnaire, n'avait pas envisagé que la compagne de maître E. saisirait le juge pour obtenir en référé la suppression de l'article litigieux, et la réparation du dommage causé par l'atteinte à l'honneur et à la dignité du défunt. Sur le premier point, le juge des référés se borne à constater que l'article a été effectivement supprimé le 6 octobre 2011. Il est tout de même demeuré en ligne environ six semaines, le temps d'alimenter une campagne de rumeurs et de calomnies. Reste à s'interroger sur les dommages causés, et la Cour d'appel confirme que le dommage causé à la personne décédée n'est pas indemnisable. En revanche, sa famille subit un préjudice spécifique qui, lui, doit être indemnisé. 

La dignité de la personne humaine, vivante ou décédée

Le juge des référés, dont la décision est confirmée par la Cour, rappelle que le dommage causé à la personne décédée n'est pas directement indemnisable. La solution peut sembler rigoureuse, mais elle est parfaitement logique, puisque, par hypothèse, le défunt n'est plus titulaire de droits. Ses héritiers ne peuvent donc pas ester en justice en son nom, pour obtenir réparation d'une atteinte éventuelle à sa dignité ou à son honneur.

La notion de dignité du corps humain, que la personne soit vivante ou décédée, a cependant suscité une évolution dans ce domaine. Dans une célèbre décision du 20 octobre 1998, la Chambre criminelle de la Cour de cassation sanctionne pour atteinte à la vie privée la publication de photos de François Mitterrand sur son lit de mort. S'il est vrai que l'article 226-6 du code pénal impose une plainte des ayants-droit ou des héritiers dans cette hypothèses, les poursuites ne sont pas diligentées au seul regard de l'atteinte portée à leur vie privée. L'action pénale repose également sur la dignité du corps humain, et le respect dû à la dépouille mortelle de la personne. La formulation est encore plus nette dans la décision du 20 décembre 2000, portant cette fois sur la publication de photos d'un préfet assassiné. La Cour déclare alors clairement que "l'image est attentatoire à la dignité de la personne humaine". 


La fin de la méchante Sorcière de l'Ouest
Le Magicien d'Oz. Victor Flemming. 1939

La vie privée de la famille

Le droit positif ne sanctionne l'atteinte à la dignité que dans la cas de la publication de l'image du corps de la personne décédée. Le juge considère ainsi que son intégrité physique survit après son décès, tant que sa dépouille mortelle est encore visible. Dans l'affaire jugée par la Cour d'appel de Nîmes, ce n'est pas l'intégrité physique de l'avocat défunt qui est cause, mais son intégrité morale. 

Dans ce cas, la seule solution offerte au juge est d'indemniser le dommage subi par la famille et les proches du défunt. En l'espèce, la Cour fait observer que l'article de Madame Y. paru tout juste quatre jours après la mort brutale de Maître E. "n'a fait qu'amplifier la douleur" de sa compagne "en portant atteinte à la mémoire du disparu, mais également en la contraignant à faire face à la campagne de calomnie (...) " qu'il a pu susciter. Le juge ne s'appuie donc pas sur l'atteinte à l'honneur et à la dignité de  maître E., qui n'est plus réparable, mais sur l'atteinte à la vie privée de sa compagne. C'est le préjudice causé à la famille de la victime qui est indemnisé et non pas celui causé à la mémoire du défunt. 

La Cour d'appel de Nîmes applique ainsi une jurisprudence classique dans le domaine particulier de l'expression sur internet. Sa sévérité en l'espèce s'explique par deux éléments essentiels. D'une part, la mauvaise foi évidente de l'auteur de l'article qui a exploité la mort d'une personne pour faire la publicité d'une activité de magie noire qui se rapproche beaucoup de l'escroquerie. D'autre part, l'immédiateté de la communication sur le net, qui permet, particulièrement au plan local, de répandre très rapidement des propos injurieux ou diffamatoires, ou encore attentatoires à la vie privée. Sur ce point, la décision sonne comme un avertissement pour les internautes. Quant aux adeptes de la magie noire, ils doivent en déduire qu'elle ne protège même pas ceux qui la pratiquent. 


jeudi 7 février 2013

La communication des avis du Conseil d'Etat, exercice d'hostile ?

Voilà bientôt trois jours que les parlementaires UMP réclament à cor et à cri la communication à l'Assemblée nationale de l'avis du Conseil d'Etat sur la loi relative au mariage pour tous. Alors que le travail en commission est achevé, et que la moitié des cinq mille amendements ont déjà été examinés, ils s'aperçoivent brutalement que le Conseil d'Etat a donné un avis au gouvernement sur ce texte, comme d'ailleurs sur toutes les lois. Ils considèrent donc qu'il leur est impossible de délibérer sérieusement sans ce document capital. 

Comme on le sait, le Conseil d'Etat est, outre la plus haute juridiction administrative, le conseiller juridique du gouvernement. C'est à ce titre qu'il est obligatoirement consulté par le gouvernement sur tous les projets de loi. Il peut aussi être consulté, de manière facultative cette fois, par le Président d'une assemblée parlementaire sur une proposition de loi déposée par un membre de cette assemblée. Cette procédure est prévue par l'article 39 de la Constitution, ainsi que par l'article L 112- 1 du code de justice administrative, selon lequel le Conseil d'Etat "participe à la confection des lois et ordonnances". 

Un travail de légistique

Concrètement, l'avant-projet de loi est transmis au Conseil par le secrétaire général du gouvernement et attribué à l'une de ses cinq sections administratives : intérieur, finances, travaux publics, sociale, administration. Après cet examen en section, le texte, éventuellement modifié, est transmis à l'Assemblée générale du Conseil d'Etat. Après un débat contradictoire, en présence de représentants du gouvernement, un texte définitif est généralement adopté, qui constitue l'"avis" donné au gouvernement. Plus rarement, le Conseil d'Etat décide de rejeter le projet de loi pour des motifs juridiques. On le voit, le Conseil d'Etat ne rend pas un rapport abstrait sur la loi envisagée. Il participe à un travail de légistique, c'est à dire de fabrication d'un texte juridique.

Sur le fond, le Conseil d'Etat examine le respect des règles de procédure, la conformité du texte au droit positif, son éventuel impact sur l'ensemble du système juridique. Son intervention permet notamment de limiter le risque que le Conseil constitutionnel déclare le texte, ou certaines de ses dispositions, non conformes à la Constitution. En effet, le Conseil d'Etat peut attirer l'attention du gouvernement sur d'éventuels éléments d'inconstitutionnalité.

Bagarre à la Chambre des députés.
 Le Petit Journal illustré. 6 février 1898 (affaire Dreyfus)


Un avis qui appartient au gouvernement

L'avis du Conseil d'Etat a pour unique finalité d'éclairer le gouvernement avant même le dépôt du projet de loi. De fait, son avis est donné au gouvernement, et à lui seul. Il en est, en quelque sorte, le propriétaire, un peu comme le client qui commande une consultation à un avocat et qui est en droit d'espérer que cette consultation est rédigée à son seul profit, et ne sera pas communiquée à autrui. Bien entendu, le Premier ministre, destinataire de l'avis, peut le transmettre aux autorités de son choix, y compris au parlement. Mais cette décision demeure une prérogative de l'Exécutif, et il faut bien constater que les gouvernements successifs, y compris ceux dirigés par l'UMP, ne diffusent pratiquement jamais ce type de document.

Cette confidentialité vise également les administrés. La loi sur l'accès aux documents administratifs du 17 juillet 1978 précise, dans son article 6 : "Ne sont pas communicables : 1° - Les avis du Conseil d'Etat (....)". Ces documents sont donc inaccessibles aux administrés, ne serait-ce que parce qu'ils sont considérés comme les pièces préparant un acte qui, lui, sera porté à leur connaissance.

Du côté du Conseil d'Etat, il est par ailleurs évident que la confidentialité lui donne l'assurance que son analyse juridique ne sera pas détournée à des fins politiques. Lorsque l'on considère l'exploitation que les parlementaires UMP font d'un avis dont ils ne disposent en principe pas, on imagine l'utilisation qui pourrait en être faite s'il était rendu public pour chaque projet de loi. Imaginons d'ailleurs, a contrario, que la majorité s'appuie officiellement, durant le débat parlementaire, sur l'avis du Conseil d'Etat pour s'opposer à un amendement de l'opposition. Celle-ci ne se lancerait-elle pas immédiatement dans un discours scandalisé ? Un avis purement administratif peut-il être invoqué pour s'opposer au peuple souverain ? On voit déjà l'orateur manifestant sa légitime indignation, avec des trémolos dans la voix et  quelques centaines de rappels au règlement...

lundi 4 février 2013

Droit à l'image et photos "de charme"

Lorsqu'une jeune femme accepte de poser nue pour celui qui partage sa vie, elle n'est pas toujours consciente que son couple peut disparaître, mais que la photo demeure. Le cliché peut même constituer une arme redoutable pour un ancien compagnon animé par le désir de vengeance ou l'appât du gain, et dépourvu de toute élégance. Hélas, cette situation peut arriver, et internet offre précisément un support idéal pour celui qui veut diffuser la photo de son ex-compagne particulièrement dévêtue. 

Dans l'ordonnance de référé rendue par le tribunal de grande instance de Paris le 10 janvier 2013, on ignore la motivation de l'ex-compagnon. On sait seulement que la requérante, Virginie G. a partagé la vie de Juan F., photographe professionnel, de 2002 à 2004, alors qu'elle faisait un séjour d'études à Madrid. Durant cette période, l'artiste a pris de nombreux clichés de sa compagne, dont certains "particulièrement intimes", en lui promettant de n'en pas faire usage. Plusieurs années après la rupture, Virginie G. retrouve ses photos sur vingt-quatre sites internet, photos reproduites en utilisant une technique de "rendu photoréaliste". Autrement dit, Juan G. invoque le caractère artistique de ces clichés pour considérer qu'ils lui appartiennent et qu'il peut librement en faire usage. Virginie G., de son côté, invoque son droit à l'image et demande au juge civil de réparer le préjudice subi.

Le droit à l'image prévaut sur la création artistique

Le juge de référé consacre un droit exclusif de la personne sur son image, qui prévaut sur le droit de l'artiste sur son oeuvre. Depuis une décision de la Cour de cassation du 12 décembre 2000, il est acquis que "l'atteinte au respect dû à la vie privée et l'atteinte au droit de chacun sur son image constituent des sources de préjudice distinctes, ouvrant droit à des réparations distinctes". En clair, un même comportement peut susciter une double réparation, sur la base du droit à l'image et sur celle du droit au respect de la vie privée. En l'espèce, le juge s'appuie d'ailleurs également sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantir ce droit au respect de la vie privée.

Dans l'affaire Virginie G., le juge prend en considération un certain nombre d'éléments pour déduire l'existence d'une atteinte au droit à l'image. Il envisage ainsi successivement la captation de l'image, puis sa diffusion.

La captation de l'image

Le juge commence par apprécier le contenu des photos litigieuses. Le juge fait observer qu'elles sont le plus souvent dénudées, que Virginie G. est même parfois présentée "embrassant un homme" ou "dans des ébats amoureux". Son visage est généralement parfaitement visible ce qui rend le modèle identifiable, d'autant que l'une des photos est accompagnée d'un titre qui mentionne son prénom et la désigne ainsi sans équivoque. Par cette appréciation du contenu des photos, le juge entre dans la subjectivité de l'intéressée. Photographiée nue par son compagnon, sur des clichés qui permettent de l'identifier, elle est en droit d'espérer que son image soit considérée comme un élément de sa personnalité, et protégée comme telle. A ce stade, le juge sanctionne la seule captation de l'image, qui suffit à engager la responsabilité de son auteur.

Blow Up. Michelangelo Antonioni. 1966
David Hemmings. Vanessa Redgrave

La diffusion de l'image

Le défendeur estime que Virginie G. a accepté la diffusion de son image. Il déduit ce consentement du fait qu'elle l'a accompagné en 2004 à la remise d'un prix, une de ces photos ayant été récompensée lors d'un concours de photographies. Le juge écarte le cliché de son raisonnement juridique, d'autant que c'est la seule qui représente la requérante habillée, "assise, vêtue d'une robe noire". Il ne cherche pas à savoir si cette présence à la remise du prix vaut ou non consentement. Il se borne à mentionner que toutes les autres photos ont été diffusées sur internet à l'insu de la principale intéressée. Aucun consentement n'a donc été obtenu, ni même sollicité.

Le seul cas dans lequel il est possible de se passer du consentement formel de l'intéressé est celui d'une personne célèbre, dès lors que son image est captée à l'occasion de ses activités publiques. Virginie V. n'est pas une personne célèbre, et ses photos dénudées n'ont évidemment rien à voir avec ses activités professionnelles. Dès lors, M. Juan F. a effectivement commis une violation du droit à l'image de Virginie G.

Il est vrai qu'il n'est pas tout à fait impossible d'invoquer la liberté d'expression pour justifier une atteinte au droit à l'image. La Cour européenne, en particulier, admet assez largement que l'image des personnes célèbres, même captée dans des circonstances privées, soit diffusée dans la presse, lorsque l'objet de cette diffusion est de participer à "un débat d'ordre général". Dans un arrêt, d'ailleurs très discutable, Van Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour considère ainsi que la diffusion de photos du prince Rainier de Monaco, prises à son insu dans un cadre privé, n'emporte pas violation de l'article 8 de la Convention, puisque le journal se borne à verser une pièce à un débat public portant sur la santé du prince.

En l'espèce, les photos de M. Juan F. ne participent à aucun débat public, et la liberté d'expression, même artistique ne saurait donc prévaloir sur le droit dont dispose Virginie G. sur son image. Le juge condamne donc le défendeur à verser 5000 € de dommages et intérêts à la victime, sachant qu'il avait déjà retiré les photos litigieuses des sites internet.

Les sites de vengeance

La solution, parfaitement équitable, ne doit pas cacher le nombre de situations comparables qui ne donnent pas lieu à contentieux, tout simplement parce que les victimes n'osent pas saisir le juge. On voit ainsi se développer aux Etats-Unis, et il en existe déjà dans notre pays, des sites de "vengeance" sur lesquels des hommes peuvent diffuser des photos "de charme" de leur ancienne compagne. Lorsque celle-ci proteste, elle est invitée à payer le site pour que les photos soient retirées, technique qui s'apparente au chantage pur et simple. Pour la première fois, vingt-cinq jeunes femmes ont déposé une plainte contre un site de ce type situé au Texas, et son hébergeur. La décision de justice sera certainement intéressante, car le juge texan, s'il veut garantir le droit à l'image de ces victimes, devra écarter la liberté d'expression, garantie par le Premier Amendement de la Constitution fédérale.

En tout état de cause, cette utilisation pour le moins perverse d'internet doit inciter chacun, et surtout chacune, à prendre quelques précautions. Les photos prises par un compagnon apportent souvent un plaisir narcissique, comme celles diffusées sur les réseaux sociaux. Mais demain ? N'est-il pas possible que quelqu'un utilise ces clichés à notre insu, pour nous nuire ? Une bonne question à se poser avant de sourire à l'objectif.

vendredi 1 février 2013

La Cour européenne au secours des gourous

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 31 janvier 2013, trois décisions qui sanctionnent le système juridique français pour manquement à la liberté de religion, garantie par l'article 9 de la Convention européenne.  Il est reproché au droit français de refuser aux mouvements sectaires un privilège fiscal accordé aux religions. Celles-ci, dès lors qu'elles ont une association cultuelle, bénéficient en effet d'une exonération pour les dons manuels effectués par les fidèles. 

Deux des requérants, l'association du temple pyramide et les Chevaliers du Lotus d'Or sont les éléments d'un ensemble plus connu sous le nom de secte du Mandarom. Jusqu'à leur dissolution en l'été 1995 pour renaître sous la forme d'une Religion universelle de l'unité des visages de Dieu, ils s'étaient donné pour mission ici-bas de construire à Castellane des temples destinés à devenir le lieu de culte d'une nouvelle religion, l'"Aumisme". Le troisième requérant est l'Eglise évangélique missionnaire, elle même issue de l'Eglise évangélique de Pentecôte de Besançon. Ces trois mouvements ont été qualifiés de mouvements sectaires par le rapport parlementaire Gest Guyard de décembre 1995.

Dans les trois cas, la Cour européenne sanctionne la pratique française de taxation d'office de ces dons manuels faits aux mouvements sectaires et contraint les autorités à rembourser plus de quatre millions d'euros à ces mouvements. L'énormité de la somme devrait d'ailleurs susciter la réflexion, si on la compare au faible nombre des adeptes de chacun des ces mouvements, environ 2000 pour le Mandarom et "entre 500 et 2000" pour l'Eglise évangélique (rapport Gest-Guyard).



Le précédent des Témoins de Jéhovah

La décision se présente comme la mise en oeuvre d'une jurisprudence inaugurée avec l'arrêt Association les Témoins de Jéhovah du 30 juin 2011. A l'époque, la Cour avait estimé que le redressement fiscal infligé aux Témoins de Jéhovah pour taxer les dons des fidèles constituait effectivement une ingérence dans la liberté de religion. Pour exercer son contrôle de proportionnalité, elle a tenu compte du montant considérable du redressement, plus de quatre millions d'euros, et du fait que disposition du code des impôts fondant ce dernier (art. 757 cgi) ne mentionnait pas formellement les associations parmi les personnes morales contraintes de déclarer ces libéralités. La Cour en a donc déduit que la créance de l'Etat était "imprévisible" et donc disproportionnée dans la mesure où elle a eu pour effet "de couper les ressources vitales de l'association, laquelle n'était plus en mesure d'assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte".

Les trois décisions du 31 janvier 2013 appliquent cette jurisprudence, de manière encore plus rigoureuse. Elles ne font plus allusion au montant du redressement, important ou non, mais se bornent à affirmer que l'article 757 cgi, tel qu'il était rédigé à l'époque des faits, contenait une menace "imprévisible" de redressement fiscal.

Par cette jurisprudence, la Cour écarte, sans d'ailleurs en examiner le bien-fondé, la pratique française qui vise à dissocier la secte de la religion, et qui permet ainsi une lutte globale contre les dérives sectaires.


Religion et mouvement sectaire

La Cour est manifestement inspirée par une conception anglo-saxonne de la liberté de religion, qui considère comme religion tout groupement qui se proclame comme telle. De fait, la notion de "dérive sectaire" ou de "mouvement sectaire" est tout simplement écartée par la Cour, comme si la religion était tout simplement une secte "qui a réussi". 

Le droit français raisonne très différemment. La loi About-Picard du 12 juin 2001 ne fait aucune référence à la dimension religieuse des groupements ou aux croyances qu'ils professent. Peu importe que les adeptes croient en un Dieu, un gourou, voire au Vajra Triomphant comme le Mandarom. Ce n'est pas la qualification de secte qui entraîne les condamnations pénales, ce sont les condamnations pénales qui entraînent la qualification de mouvement sectaire.

Les infractions pénales qui s'analysent comme des dérives sectaires peuvent être celles du droit commun, comme l'escroquerie ou l'abus de faiblesse. Mais la loi de 2001 créée aussi un délit spécifique de "manipulation mentale" qui se définit comme le fait de "créer, maintenir ou exploiter la sujétion psychologique d'autrui". Cet arsenal juridique a notamment permis la condamnation de l'Eglise de Scientologie pour escroquerie en bande organisée, car ce groupement vendait, fort cher, à ses adeptes, une mystérieuse machine baptisée "électromètre" censée leur permettre d'accéder à la sérénité en se libérant des éléments mentaux négatifs (CA Paris, 2 février 2012). 

Quant au statut fiscal, il est conditionné, en droit français, par la création d'associations cultuelles, qui ont exclusivement pour objet l'exercice d'un culte. Aux termes de la loi de 1905, les groupements qui constituent des associations cultuelles doivent avoir une activité qui ne porte pas atteinte à l'ordre public. A ce titre, leur création est soumise à autorisation préfectorale, et l'autorité publique vérifie que le groupement ne se livre à aucune activité illégale, notamment les infractions destinées à lutter contre les mouvements sectaires. C'est seulement une fois que l'association cultuelle est constituée que le groupement peut bénéficier de dons manuels exonérés d'impôt. 

Que va devenir la lutte contre les dérives sectaires ?

De toute évidence, la Cour ne considère pas que la lutte contre les dérives sectaires soit un objectif d'intérêt général de nature à justifier une ingérence dans la liberté de religion. On est évidemment surpris d'une telle décision qui fait bien peu de cas de l'autonomie des Etats en matière religieuse. Souvenons nous en effet, qu'il y quelques jours, le 15 janvier 2013, elle a rappelé que la question du port de signes religieux ostensibles relève de la compétence de l'Etat. 

Cette jurisprudence risque d'avoir des conséquences considérables dans le domaine de la lutte contre les dérives sectaires. Les autorités françaises ont en effet adopté un système de lutte globale, qui permet de poursuivre ce type de mouvement, aussi bien à travers les infractions de droit commun qu'il commet qu'à travers le contrôle de sa situation financière. Ce principe n'a d'ailleurs rien d'original. Les policiers américains ne sont-ils parvenus à faire condamner Al Capone pour fraude fiscale ? Plus près de nous, le droit interne, mais aussi différentes conventions internationales, appliquent le principe selon lequel la lutte contre le terrorisme ne peut être efficace que si elle s'accompagne d'une lutte contre son financement. 

Désormais, il convient de lutter contre les dérives sectaires, sans s'intéresser à leur financement, sans s'interroger sur le fait que des groupements de quelques centaines d'adeptes parviennent à leur extorquer des millions d'euros. Pour les encourager dans cette louable activité, il convient même de leur accorder un privilège fiscal. Nul doute que les gourous, les grands mamamouchis et autres escrocs vont pouvoir réciter quelques prières pour remercier la Cour européenne, et en profiter pour soutirer quelques euros supplémentaires à leurs adeptes. 

Cette perspective conduit à s'interroger sur les suites de cette décision. Les autorités françaises vont elles demander le renvoi devant la Grande Chambre ? En tout état de cause, la décision actuelle pose problème, et il faut peut être se souvenir qu'une décision de la Cour européenne s'impose aux Etats membres sur le fondement de la Convention qui en impose le respect. Au-dessus, se trouve encore la Constitution.