« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 23 avril 2025

Les Invités de LLC - Diderot - Article "autorité polique" de l'Encyclopédie

 

L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose à ses lecteurs l'article "Autorité politique" rédigé par Diderot et publié en 1751 dans l'Encyclopédie.

"Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres (...)"

 

Diderot

Autorité politique


L'Encyclopédie, 1751

 

 


Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. 

Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle ; mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que la nature. Qu'on examine bien et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé, ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et à qui ils ont déféré l'autorité.

La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation et ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l'autorité la défait alors ; c'est la loi du plus fort.

Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature ; c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a soumis ; mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l'était arrogée devenant alors prince cesse d'être tyran.

La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légitime utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l'homme ne peut ni ne doit se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui il appartient tout entier. C'est Dieu dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et le maintien de la société que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux ; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur. 

Toute autre soumission est le véritable d'idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image n'est qu'une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le coeur et l'esprit ne se soucie guère, et qu'il abandonne à l'institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra, des marques d'un culte civil et politique, ou d'un culte de religion. Ainsi ce ne sont pas ces cérémonies en elles-mêmes, mais l'esprit de leur établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu'on a voulu qu'il signifiât, mais livrer son coeur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire l'unique et dernier motif de ses actions, c'est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef...

Le prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il a sur eux ; et cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l'Etat... Le prince ne peut donc disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation et indépendamment du choix marqué par le contrat de soumission... Les conditions de ce pacte sont différentes dans les différents Etats. Mais partout la nation est en droit de maintenir envers et contre tout le contrat qu'elle a fait ; aucune puissance ne peut le changer ; et quant il n'a plus lieu, elle rentre dans le droit et dans la pleine liberté d'en passer un nouveau avec qui et comme il lui plaît. C'est ce qui arriverait en France si, par le plus grand des malheurs, la famille entière régnante venait à s'éteindre jusque dans ses moindres rejetons : alors le sceptre et la couronne retourneraient à la nation.

 

samedi 19 avril 2025

"Droits humains" : le Conseil d'État sort ses griffes


L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 15 avril 2025 écarte un pourvoi en cassation déposé par un contribuable contestant un refus de décharge d'impôt sur le revenu et de cotisations sociales. Au regard des libertés, la décision ne présente, à première lecture, aucun intérêt. 

Ce n'est pourtant pas tout-à-fait le cas, car le Conseil d'État profite de l'occasion pour égratigner la référence aux "droits humains", un petit coup de patte, une pichenette, infligée en toute connaissance de cause. 

 

De minimis non curat praetor

 

Étrangement, la Cour administrative d'appel de Nancy, peut-être un peu distraite, ou facétieuse, avait mentionné dans ses visas la "Convention européenne de sauvegarde des droits humains" au lieu de "Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme". Le requérant invoquait donc une erreur de droit, estimant que cette terminologie faisait obstacle à l'identification correcte du texte et à la bonne compréhension de l'arrêt. Le Conseil d'État écarte le moyen, estimant que cette erreur ne fait pas obstacle à la compréhension de la décision. Il pourrait arrêter là son analyse et estimer que le sujet est tellement dépourvu d'intérêt qu'il ne mérite son attention. De minimis non curat praetor...

Mais il ajoute une incise, totalement inutile au sens général de la décision, affirmant que l'emploi de l'expression "droits humains" au lieu de l'expression "droits de l'homme" qui est la dénomination officielle de cette convention, "pour regrettable qu'elle soit", ne fait pas obstacle à l'identification de ce texte. La formule est habile. Elle témoigne certes de l'irrégularité de l'emploi de la terminologie "droits humains". Mais cette irrégularité n'a finalement pas d'autre conséquence que le constat de son inexistence juridique.

 

Le Livre de la Jungle. Walt Disney. 1967
 

 

L'indifférence du droit positif

 

Le droit positif ignore la notion de "droits humains" et refuse de l’acclimater. En témoigne le rejet par la commission des lois de l’Assemblée nationale d’un amendement déposé en juin 2018 au projet de loi constitutionnelle alors en débat « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace ». Il prévoyait de modifier le Préambule de la Constitution pour qu’il ne proclame plus l’attachement du Peuple français « aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationales tels qu’ils ont été définis par la Déclaration des droits de l’homme ». A cette formule était substituée « l’attachement aux droits humains », la suite demeurant inchangée. Cet amendement souffrait, à l'évidence, d'une véritable incohérence juridique, car la formulation retenue proclamait les « droits humains » sans modifier l’intitulé de la Déclaration « des droits de l’homme » de 1789. Bien que soutenu par le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes ainsi que par la Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, l'amendement a été écarté en commission, avant que le projet de révision ne disparaisse lui-même à l'été 2019.

Le Conseil constitutionnel lui-même s'était déjà prononcé dans sa décision du 23 mars 2017. Il appréciait alors la constitutionnalité d'une loi imposant aux entreprises mères un devoir de vigilance à l'égard de leurs sous-traitants, prévoyant des mesures propres à identifier les risques et à prévenir "les atteintes graves envers les droits humains (...)". Le Conseil n'écarte pas spécifiquement cette terminologie comme anticonstitutionnelle. D'une certaine manière, il se montre plus sévère en estimant qu'un manquement défini "en des termes aussi insuffisamment clairs et précis" ne saurait justifier une amende pénale, surtout pouvant atteindre dix millions d'euros. La décision s'analyse comme une manière élégante de dissuader le législateur d'utiliser une notion juridiquement imprécise.

 

Les justifications doctrinales

 

Les causes de ce rejet par le droit positif s'expliquent facilement par le fait que la notion de "droits humains" ne permet pas de renforcer la protection des libertés. Loin de là, elle constitue au contraire un danger pour cette protection.

D'une manière générale, on distingue deux justifications de l'emploi des "droits humains". La première réside tout simplement dans le caractère attractif de la langue anglaise. Certains se bornent à traduire Human Rights en "droits humains",  sans se poser la moindre question. Elle est en quelque sorte dans l’air du temps. La seconde justification, plus élaborée, est produite par les mouvements féministes qui considère que les "droits humains" sont moins genrés que les "droits de l'homme". Cette interprétation serait plutôt sympathique, si elle ne se révélait pas dangereuse pour les libertés qu'elle entend pourtant protéger.

Elle s'appuie, à l'évidence, sur un contresens, une vision totalement anachronique de la construction des libertés. La notion de droits de l’homme, celle-là même utilisée dans la Déclaration de 1789, ne renvoie pas à l’homme genré, mais à l’être humain, quel que soit son sexe. Les rédacteurs de la Déclaration, pétris de culture latine, n’ignoraient rien de la différence entre « homo », l’être humain, et « vir », l’homme genré, viril. En invoquant les droits de l’homme, ils parlaient de la personne humaine, seule interprétation possible si l’on considère qu’ils avaient pour ambition de constater l’existence des droits naturels. Les femmes bénéficiaient d'ailleurs du statut de citoyens passifs, qu'elles partageaient avec les hommes qui n'avaient pas le droit de voter, parce qu'ils ne payaient pas suffisamment d'impôts.

Au-delà du contresens, la notion de droits humains induit plus gravement une perte de sens. Elle laisse entendre qu’il pourrait exister des droits qui ne seraient pas humains. Dès lors que les animaux n’ont pas cru nécessaire de se doter de systèmes juridiques, on peut considérer que tous les droits sont humains, y compris le droit fiscal ou celui de l’urbanisme, qui n’ont pourtant que des rapports indirects avec celui des libertés. Les droits humains pourraient ainsi désigner l’ensemble du droit positif, opérant une sorte de dilution des libertés dans un ensemble plus vaste, perdant de vue le caractère fondamental de leur protection. 

 

L'humain devient un adjectif

 

Cette perte de sens est aggravée par la syntaxe elle-même. Les droits de l’homme sont en effet des droits qui appartiennent à l’être humain, dont il est titulaire et dont il peut se prévaloir devant un juge. Avec la référence aux droits humains, l’humain devient un adjectif. L’individu n’est plus le titulaire d’un droit mais son objet. La nuance n’est pas seulement syntaxique, et il devient possible d’envisager la protection des libertés comme un devoir de l’État à l’égard d’êtres humains objets de droit, et non plus comme une prérogative dont l’individu est titulaire, comme sujet de droit. Ce glissement de l’être humain comme sujet de droit vers l’objet de droit est loin d’être anodine, car il n’est plus l’acteur principal de la protection de sa liberté. 

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 15 avril 2025, refuse de pénétrer dans un débat qui ne s'exprime pas en termes juridiques. La référence aux droits humains "pour regrettable qu'elle soit", relève, à ses yeux, d'un discours militant qui ne mérite pas qu'on lui fasse un frais. Elle est sans influence sur le droit, et c'est l'essentiel à ses yeux. Puisse cette position être comprise et acceptée par le doctrine et les ONG ! 


Les droits humains : Introduction, I, A du manuel de libertés publiques sur internet 

 


mercredi 16 avril 2025

Le blocage de Tik Tok en période de circonstances exceptionnelles



Dans une décision d'assemblée du 1er avril 2025, le Conseil d'État déclare illégal le blocage par le Premier ministre du réseau social Tik Tok, décidé à partir du 14 mai sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie. Cette décision ne signifie pas que tout blocage d'un réseau social, soit, en tant que tel, illégal. Elle précise clairement que l'atteinte aux libertés entrainée par cette mesure est, en l'espèce, disproportionnée, mais que, sous certaines conditions, une mesure de ce type pourrait être légale. 

 

Une urgence peut en cacher une autre

 

La situation en Nouvelle Calédonie au printemps 2024 se caractérisait par de graves troubles à l'ordre public, dans le contexte d'un projet de modification de la loi électorale. Affrontements violents et émeutes graves se sont succédé, du fait le plus souvent d'individus armés. On a déploré plusieurs décès, des destructions et dégradations de bâtiments publics, ainsi qu'une mutinerie au centre pénitentiaire.

Ces violences ont suscité une sorte d'empilement des régimes d'urgence. La décision du 14 mai prise par le Premier ministre repose sur la théorie des circonstances exceptionnelles. Depuis le célèbre arrêt Heyriès du 28 juin 1918, il est entendu que l'autorité administrative peut prendre aussi rapidement que possible les décisions indispensables pour faire face à une situation exceptionnelle. Le juge administratif exerce alors un contrôle normal sur la proportionnalité de ces mesures au regard des circonstances.

A côté de ce régime jurisprudentiel, la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence élargit les pouvoirs de l'autorité administrative, afin de lui permettre de "remédier à un péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ou à un évènement présentant le caractère de calamité publique". On sait que l'état d'urgence a été utilisé après les attentats terroristes de novembre 2015, puis en 2019 pour prendre les mesures rendues indispensables par l'épidémie de Covid.


Le chat. Gelück

 

Dans le cas présent, un décret pris en conseil des ministres le 15 mai 2024 a déclaré l'état d'urgence sur le territoire néo-calédonien. Pris sur le fondement de l'article 2 de la loi de 1955, l'état d'urgence a été maintenu pendant une douzaine de jours.

Le blocage de Tik Tok, intervenu la veille de la déclaration d'état d'urgence par un décret du Premier ministre, trouve donc son fondement dans la théorie des circonstances exceptionnelles. Pour les associations requérantes, et notamment la Ligue des droits de l'homme et La Quadrature du Net, cette décision est entachée d'incompétence car, au regard de l'article 11 de la loi de 1955 c'est le ministre de l'Intérieur qui est compétent, sur le fondement de l'état d'urgence, pour "assurer l'interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie".

Le Conseil d'État réfute cette analyse en affirmant que la déclaration d'état d'urgence "ne fait pas obstacle à ce que l'autorité administrative se fonde aussi sur la théorie des circonstances exceptionnelles pour prendre d'autres mesures que celles prévues par le droit commun et le régime de l'état d'urgence, lorsqu'aucune de celles-ci n'est de nature à répondre aux nécessités du moment". La rédaction précise ainsi que le droit commun est l'état d'urgence, mais que la théorie des circonstances exceptionnelles peut venir compléter un dispositif insuffisant. En l'espèce, l'article 11 de la loi de 1955 ne pouvait justifier le blocage d'un réseau social que pour des motifs liés au terrorisme. Le recours à la théorie des circonstances exceptionnelles demeure donc fondé lorsqu'il permet de prendre une disposition non prévue dans la loi de 1955.

 

Une mesure nécessaire et provisoire

 

Encore faut-il que la mesure soit proportionnée à la menace pour l'ordre public. Dans le cas présent, il n'est pas contestable que le blocage d'un réseau social porte une atteinte lourde à la libre circulation des idées et des opinions, garantie par les articles 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dans sa décision du 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que la liberté d'expression des idées et des opinions implique le droit de s'exprimer sur internet et dans les réseaux sociaux.

L'assemblée du Conseil d'État reprend les critères dégagés par le Conseil constitutionnel, et estime que l'un d'entre eux n'est pas rempli.

Le premier réside dans la nécessité de la mesure prise, et le Conseil d'État considère que le problème de l'utilisation de Tik Tok par les émeutiers ne pouvait être géré par aucune mesure alternative au blocage. Le fait que le ministre de l'Intérieur puisse prendre une telle mesure sur le fondement de la loi de 1955 n'interdit pas au Premier ministre de prendre la même mesure sur le fondement de la théorie des circonstances exceptionnelles.

En revanche, la décision du Premier ministre prévoyait un blocage pour une durée indéterminée et, sur ce point, l'assemblée du Conseil d'État estime qu'une mesure aussi attentatoire aux liberté ne saurait être mise en oeuvre qu'à titre provisoire. Il ne suffit pas qu'il n'y ait pas de mesure alternative dans l'instant, il faut en rechercher. C'est ainsi qu'il était peut être possible d'interdire l'accès à certaines fonctions du Tik Tok, peut être en liaison avec le réseau social. 

Le Conseil d'État prononce donc l'annulation de la décision du Premier ministre. L'arrêt n'emporte aucune conséquence pratique, puisqu'il avait été mis fin au blocage dès le 29 mai. Mais précisément parce qu'elle n'a aucun impact réel, la décision donne à l'administration les outils juridiques permettant d'assurer la légalité d'une telle mesure. 

La décision réussit donc, comme bien souvent, à donner satisfaction à tout le monde. Les associations requérantes peuvent afficher leur satisfaction d'avoir obtenu une annulation, même symbolique. L'autorité administrative, quant à elle, se voit confortée dans son recours à la théorie des circonstances exceptionnelle, qui lui laisse une importante marge d'appréciation et allège les procédures. Surtout, elle sait maintenant qu'elle peut, dans l'urgence, bloquer un réseau social, si la nécessité de l'ordre public l'impose, et si elle a fixé une date limite.


Les circonstances exceptionnelles : Chapitre 2, section 2 du manuel de libertés publiques sur internet 


dimanche 13 avril 2025

Les Invités de LLC : George Orwell : Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone ...


L'usage veut qu'à l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les grands textes sur les libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et comprendre les crises qu'il traverse, il est nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, LLC propose la préface de George Orwell à La Ferme des Animaux, qui ne fut pas publiée lors de la première édition de l'ouvrage, en 1945 et qui ne figura pas dans l'édition anglaise des Essais. C'est seulement en 1995, que cette préface fut publiée, pour le 50è anniversaire de l'oeuvre.

"Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone", l'analyse mérite réflexion même si le disque a changé depuis 1945.


George Orwell

Le véritable ennemi,

c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone

Préface à La Ferme des Animaux, 1945 




Quiconque a vécu quelque temps dans un pays étranger a pu constater comment certaines informations, qui normalement auraient dû faire les gros titres, étaient ignorées par la presse anglaise, non à la suite d'une intervention du gouvernement, mais parce qu'il y avait eu un accord tacite pour considérer qu'il « ne fallait pas » publier de tels faits. En ce qui concerne la presse quotidienne, cela n'a rien d'étonnant. La presse anglaise est très centralisée et appartient dans sa quasi-totalité à quelques hommes très fortunés qui ont toutes les raisons de se montrer malhonnêtes sur certains sujets importants. Mais le même genre de censure voilée est également à l' oeuvre quand il s'agit de livres et de périodiques, ou encore de pièces de théâtre, de films ou d'émissions de radio. Il y a en permanence une orthodoxie, un ensemble d' idées que les bien-pensants sont supposes partager et ne jamais remettre en questIon. Dire telle ou telle chose n'est pas strictement interdit, mais cela « ne se fait pas », exactement comme à l'époque victorienne cela « ne se faisait pas » de prononcer le mot « pantalon » en présence d'une dame. Quiconque défie l'orthodoxie en place se voit réduit au silence avec une surprenante efficacité. Une opinion qui va à l'encontre de la mode du moment aura le plus grand mal à se faire entendre, que ce soit dans la presse populaire ou dans les périodiques destinés aux intellectuels.

 

(...)

 

Le problème que cela soulève est des plus simple: toute opinion, aussi impopulaire et même aussi insensée soit-elle, est-elle en droit de se faire entendre ? Si vous posez ainsi la question, il n'est guère d'intellectuel anglais qui ne se sente tenu de répondre: « Oui. » Mais si vous la posez de façon plus concrète et demandez: « Qu'en est-il d'une attaque contre Staline ? Est-elle également en droit de se faire entendre ? », la réponse sera le plus souvent: « Non. » Car dans ce cas l'orthodoxie en vigueur se trouve mise en cause, et le principe de la liberté d'expression n'a plus cours.

Evidemment, réclamer la liberté d'expression n'est pas réclamer une liberté absolue. Il faudra toujours, ou du moins il y aura toujours, tant qu'existeront des sociétés organisées, une certaine forme de censure. Mais la liberté, comme disait Rosa Luxemburg, c'est « la liberté pour celui qui pense différemment ». Voltaire exprimait le même principe avec sa fameuse formule: « Je déteste ce que vous dites; je défendrai jusqu'à la mort votre droit de le dire. » Si la liberté de pensée, qui est sans aucun doute l'un des traits distinctifs de la civilisation occidentale, a la moindre signification, elle implique que chacun ale droit de dire et d'imprimer ce qu'il pense être la vérité, à la seule condition que cela ne nuise pas au reste de la communauté de quelque façon évidente. Aussi bien la démocratie capitaliste que les variantes occidentales du socialisme ont jusqu'à récemment considéré ce principe comme hors de discussion. Notre gouvernement, comme je l'ai déjà signalé, affecte encore dans une certaine mesure de le respecter. Les gens ordinaires -en partie, sans doute, parce qu'ils n'accordent pas assez d'importance aux idées pour se montrer intolérants à leur sujet -soutiennent encore plus ou moins que « chacun est libre d'avoir ses idées ». C'est seulement, ou du moins c'est principalement, dans l'intelligentsia littéraire et scientifique, c'est-à-dire parmi les gens mêmes qui devraient être les gardiens de la liberté, que l'on commence à mépriser ce principe, en théorie aussi bien qu'en pratique.

L'un des phénomènes propres à notre époque est le reniement des libéraux. Au-delà et en dehors de l'affirmation marxiste bien connue selon laquelle la « liberté bourgeoise » est une illusion, il existe un penchant très répandu à prétendre que la démocratie ne peut être défendue que par des moyens totalitaires. Si on aime la démocratie, ainsi raisonne-t-on, on doit être prêt à écraser ses ennemis par n'importe quel moyen. Mais qui sont ses ennemis ? On s'aperçoit régulièrement que ce ne sont pas seulement ceux qui l'attaquent ouvertement et consciemment, mais aussi ceux qui la mettent «objectivement » en danger en diffusant des théories erronées.

En d'autres termes, la défense de la démocratie passe par la destruction de toute liberté de pensée. Cet argument a par exemple servi à justifier les purges russes. Aussi fanatique fût-il, aucun russophile ne croyait vraiment que toutes les victimes étaient réellement coupables de tout ce dont on les accusait ; mais en défendant des idées hérétiques, elles avaient « objectivement » nui au régime, et il était donc parfaitement légitime non seulement de les mettre à mort, mais aussi de les discréditer par des accusations mensongères. Le même argument a servi, pendant la guerre d'Espagne, à justifier les mensonges consciemment débités par la presse de gauche sur les trotskistes et d'autres groupes minoritaires du camp républicain. Et il a encore servi de prétexte à glapir contre l' habeas corpus quand Mosley fut relâché en 1943.

 

(...)

 

Le remplacement d'une orthodoxie par une autre n'est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone, et cela reste vrai que l'on soit d'accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment.

Je connais par coeur les divers arguments contre la liberté de pensée et d'expression -ceux selon lesquels elle ne peut exister, et ceux selon lesquels elle ne doit pas exister. Je me contenterai de dire que je ne les trouve pas convaincants, et que c'est une conception tout opposée qui a inspiré notre civilisation pendant une période de quatre siècles. Depuis une bonne dizaine d'années, je suis convaincu que le régime instauré en Russie est une chose essentiellement funeste, et je revendique le droit de le dire alors même que nous sommes alliés à l'U.R.S.S. dans une guerre que je souhaite victorieuse. S'il me fallait me justifier à l'aide d'une citation, je choisirais ce vers de Milton: « By the known rules of ancient liberty ».

 

(...)

Parler de liberté n'a de sens qu'à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre. Les gens ordinaires partagent encore vaguement cette idée, et agissent en conséquence. Dans notre pays -il n'en va pas de même partout: ce n'était pas le cas dans la France républicaine, et ce n'est pas le cas aujourd'hui aux Etats-Unis -, ce sont les libéraux qui ont peur de la liberté et les intellectuels qui sont prêts à toutes les vilenies contre la pensée. C'est pour attirer l'attention sur ce fait que j'ai écrit cette préface.






jeudi 10 avril 2025

L'immunité parlementaire au secours du droit à l'information


L'arrêt Green c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 8 avril 2025 pose une question tout-à-fait inédite. Un parlementaire peut-il utiliser son immunité pour contourner l'injonction d'un tribunal imposant la confidentialité d'une information ? Sans répondre de manière positive, la CEDH laisse aux États le soin de définir eux-mêmes si le droit doit prévoir des mesures de contrôle pour empêcher un parlementaire de divulguer des informations qui font l'objet d'une protection de la vie privée, décidée par un juge. 

 

Un Deal pour imposer le silence

 

Pour éclairer le débat, il convient de revenir aux faits de l'espèce. Le requérant, M. Green, est un ressortissant britannique résidant à Monaco. Président d'une firme multinationale de vente au détail regroupant de grandes enseignes, il a été contacté en 2018, par le Telegraph. Le journaliste lui demande alors de commenter des informations qui l'accusent de s'être livré à des faits de harcèlement sexuel et de brimades à l'égard de certains de ses employés. Mais il apparaît que M. Green avait déjà passé des Deals financiers avec ces employés, qui s'accompagnaient d'accords de confidentialité. De fait, le requérant obtint des juges britanniques des injonctions destinées à protéger ces accords de non-divulgation. Le Telegraph a donc dû publier un article très édulcoré, mentionnant seulement les pratiques "d'un puissant homme d'affaires".

Le lendemain, Lord Hain, prit la parole devant la chambre des Lords et révéla l'identité du "puissant homme d'affaires". Immédiatement, les ordonnances de non-divulgation, devenues sans objet ont été levées, permettant à la presse britannique de relayer abondamment l'information.

M. Green a voulu déposer des recours devant les juges britanniques. Tous ont été rejetés, car aucune règle de droit positif ne prévoit de poursuites contre un parlementaire qui bénéficie d'une immunité dans son expression. C'est précisément ce qu'il considère comme une lacune du droit britannique que le requérant contestant devant la CEDH, estimant qu'elle emporte une grave atteinte au droit au respect de sa vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

 


 Membre de la Chambre des Lords lisant la presse

Downton Abbey. Julian Fellowes. 2010

 

Les obligations positives de l'article 8

 

Dans la plupart des contentieux portés devant la CEDH, l'article 8 est invoqué dans le but de protéger un individu contre une ingérence des pouvoirs publics dans sa vie privée. Il fait donc peser sur l'État une obligation négative, dès lors qu'il doit s'abstenir d'une telle ingérence.

Cela ne signifie pas, toutefois, que l'article 8 n'impose pas, parfois, des obligations positives qui peuvent aller jusqu'à adopter des mesures contraignantes visant à imposer le respect de la vie privée dans les relations entre les individus. Dès l'affaire X. et Y. c. Pays-Bas du 26 mars 1985, la Cour sanctionne ainsi l'absence de normes juridiques visant à protéger les personnes handicapées. En l'espèce, le droit ne prévoyait pas qu'un père puisse signer une plainte pour viol, au nom de sa fille de seize ans, lourdement handicapée mentalement. Cette jurisprudence trouve un écho dans le domaine du droit à l'image. La décision Söderman c. Suède du 12 novembre 2013 sanctionne le droit suédois qui n'offrait aucun recours à une requérante, victime d'une prise d'images en secret réalisée par son beau-père. En l'absence de toute règle juridique sur cette pratique, la requérante n'était pas en mesure de faire respecter sont droit à l'intégrité personnelle.

Certes, mais dans l'affaire Green, la CEDH reconnaît que la marge d'appréciation laissée à l'État est plus étendue dans le cas de ses obligations positives. Dans l'arrêt Mosley c. Royaume-Uni du 10 mai 2011, elle affirme déjà que "du fait de leur contact direct et permanent avec les forces vives de leur pays", les autorités nationales sont, en principe, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la meilleure manière d’assurer le respect de la vie privée dans l’ordre juridique interne. C'est d'autant plus vrai en l'espèce qu'il n'existe aucun consensus des États membres du Conseil de l'Europe sur ce point. La plupart ont en effet une législation très protectrice de l'autonomie des assemblées parlementaires. C'est le cas en France, où les déclarations faites par les parlementaires dans l'hémicycle peuvent certes susciter une sanction interne du parlement lui-même, mais ne peuvent donner lieu à un recours contentieux.

La situation est identique au Royaume-Uni. S'il existe bien un Commissionner for Standards à la Chambre des Lords, sensiblement équivalent à un déontologue, il n'a aucunement compétence pour sanctionner ce type de propos. La Cour en déduit que ce contrôle relève, s'il le souhaite, de l'État défendeur et de son parlement en particulier. Elle conclut qu'en l'espèce, il n'y a pas eu violation de l'article 8.

 

Lord Hain, au secours du droit à l'information

 

La décision de la CEDH est sage, car juger autrement l'aurait conduite à une ingérence dans l'autonomie des parlements qui, de toute évidence, n'entre pas dans ses compétences. En l'espèce, même si la liberté d'expression n'est pas directement mentionnée dans l'arrêt, c'est tout de même elle qui est privilégiée. Lord Hain n'a finalement fait qu'apporter une assistance à la presse pour faire prévaloir le droit à l'information sur un droit au respect de la vie privée qui n'avait pas d'autre objet que d'enterrer une affaire qui aurait dû se terminer devant les tribunaux, si M. Green n'avait pas été suffisamment riche pour rémunérer la discrétion de ses victimes. Nous sommes au coeur du débat d'intérêt général que Lord Hain n'a fait que susciter.


Le droit à l'information : Chapitre 9, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet  

 


 

lundi 7 avril 2025

Pas de miracle pour le diacre



Il n'est pas habituel que la Cour de cassation soit appelée à statuer sur le licenciement d'un diacre. L'assemblée plénière s'est pourtant prononcée sur ce sujet dans un arrêt du 4 avril 2025, par lequel elle déclare la juridiction judiciaire incompétente pour juger d'un tel contentieux. Les lecteurs qui pensent que le licenciement du diacre est tout de même moins important que le jugement de Marine Le Pen se trompent lourdement. L'assemblée plénière intervient en effet pour assurer le respect du principe de séparation entre les églises et l'État. 

Observons d'emblée qu'un diacre est un membre du clergé et non pas un laïc. Il reçoit en effet les ordres mineurs. Jusqu'à Vatican II, le diacre était un séminariste se préparant à devenir prêtre, mais on trouve maintenant des "diacres permanents", c'est-à-dire des hommes qui ne se destinent pas à la prêtrise. Cela ne change rien au regard de leur situation juridique, qui est celle d'un ministre du culte.

En l'espèce, l'archevêque a suspendu, en 2007, la procédure d'ordination du requérant, à la suite de révélations par une paroissienne de faits de nature sexuelle. Il a été renvoyé de l'état clérical par l'Officialité, sanction confirmée en appel par la Rote romaine. Le diocèse lui a ensuite notifié qu'il n'appartenait plus au clergé, qu'il n'était plus rémunéré, ni affilié à la caisse d'assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes. Il a également été mis en demeure de libérer le logement de fonction, mis à sa disposition par l'association diocésaine.

L'ex-diacre a saisi le tribunal de grande instance (aujourd'hui tribunal judiciaire) en 2019 pour obtenir la nullité de la sentence prononcée par la juridiction ecclésiastique ainsi que l'indemnisation des préjudices qu'il estime avoir subis. Il a été débouté, mais le tribunal s'était néanmoins déclaré compétent. La cour d'appel, en revanche, infirme le jugement en déclarant recevable l'exception d'incompétence. C'est ce jugement que confirme l'assemblée plénière de la Cour de cassation.

 

La neutralité de l'État

 

La loi de Séparation du 9 décembre 1905 affirme, dans son article 1er, que "la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes". L'article 2 ajoute immédiatement qu'elle "ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 21 février 2013, ajoute que la laïcité implique "la neutralité de l'État".

Les diacres, comme les autres membres du clergé, ont un statut défini par le droit canonique, et contrôlé par les juridictions ecclésiastiques. Les juges de droit commun ne sont donc pratiquement jamais saisis. Tout au plus peut-on noter l'arrêt Pont rendu par le Conseil d'État le 17 octobre 1980, affirmant que l'administration hospitalière était tenue de mettre fin aux fonctions d'un aumônier protestant licencié par sa hiérarchie. Même en région concordataire d'Alsace-Moselle, le juge administratif, dans une décision Singa du 17 octobre 2012, se déclare incompétent pour apprécier la légalité de la nomination du curé d'une paroisse par l'évêque de Metz. Dans un arrêt du 2 décembre 1981, il avait déjà affirmé que l'administration était tenue de mettre fin au traitement d'un ministre du culte révoqué par l'évêque de Strasbourg.

La jurisprudence est donc particulièrement maigre, limitée à quelques décisions du juge administratif. L'intérêt de la présente affaire réside donc dans le fait que le requérant se plaint, en invoquant le droit à un juste procès garanti par la Convention européenne des droits de l'homme. Il se plaint de n'avoir pu défendre sa demande indemnitaire devant les juges du fond. 

 

A bas les calottes. Henri Gustave Jossot. 1903
 

 

L'absence de lien contractuel

 

Mais il faudrait, pour cela, qu'un lien contractuel existe entre le diacre et l'Église, en l'espèce l'association cultuelle. Or la Cour de cassation, et cette fois la jurisprudence existe, considère que les ministres du culte ne sont pas titulaires d'un contrat de travail. Dans un arrêt du 12 juillet 2005, la chambre sociale en a décidé ainsi à propos d'un pasteur d'une mission évangéliste de Marseille qui avait saisi la juridiction prud'homale de son licenciement par l'association cultuelle.

S'il ne s'agit pas d'un contrat de travail, serait-il possible d'envisager un lien contractuel d'une autre nature ? L'article 1101 du code civil définit le contrat comme un "accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destinées à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations". Dans le cas du diacre, il est clair qu'il s'engage à réaliser des missions au profit d'une association cultuelle, en échange d'un salaire, d'un logement, et d'une protection sociale. 

Mais admettre un contrat innommé dans ce cas reviendrait à écarter la loi de Séparation, et c'est ce que précise l'assemblée plénière. En effet, l'ordination diaconale ou sacerdotale impose des obligations qui dépassent, de loin, de simples obligations contractuelles. D'une part, il s'agit d'un engagement perpétuel, du moins en principe. D'autre part, elle régit l'ensemble de la vie du clerc, lui imposant notamment un voeu de chasteté, contrainte que l'on ne saurait retrouver dans un contrat civil. Tous ces éléments relèvent du fonctionnement interne de l'Église, dans lequel l'État s'interdit d'intervenir.

 

Un recours détachable de l'état ecclésiastique

 

S'il n'est pas possible de retenir l'existence d'un lien contractuel, il est envisageable de considérer que certains recours sont, en quelque sorte, détachables de l'état ecclésiastique, notamment en matière de protection des droits et libertés ou lorsqu'il s'agit d'obtenir une indemnisation. 

Dans son article sur "le pouvoir pénal de l'Église", publié en 2001, le professeur Mayaud considérait que ses "actions disciplinaires restent tributaires d'une contestation toujours possible devant les juridictions nationales, afin que soient impérativement préservées et corrigées les atteintes manifestes aux droits et libertés". Il commentait alors une sanction prononcée par l'Officialité diocésaine à l'encontre d'un expert comptable lui interdisant de gérer des biens ecclésiastiques. En condamnant son cabinet à une mort économique certaine, les juges ecclésiastiques portaient une atteinte à la liberté du travail, justifiant l'intervention des juridictions nationales.

En matière d'indemnisation, un jugement du 3 avril rendu par le tribunal judiciaire de Lorient condamne la Communauté des dominicaines du Saint-Esprit, le père abbé de l'abbaye de Saint-Wandrille et la mère abbesse de l'abbaye de Boulaurt à la réparation des préjudices subis par une moniale condamnée à une "exclaustration". Même si elle était soumise à un devoir d'obéissance, le fait d'être renvoyée sur le champ de son couvent, de ne plus avoir le droit de communiquer avec ses soeurs en religion, sans avoir bénéficié d'une procédure contradictoire ni même avoir été informée de ce qui lui était reproché a été considéré comme une atteinte trop importante aux principes généraux du droit, justifiant l'indemnisation. Ces préjudices sont considérés comme détachables de la procédure d'exclaustration, dans la mesure où la même sanction aurait pu être prise dans des conditions plus respectueuses des procédures. Ce jugement a suscité l'irritation du Vatican qui, dans une "note verbale" a contesté l'ingérence des juges internes dans la liberté religieuse, estimant qu'elle était contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Mais il n'en est rien. La CEDH se montre en réalité très respectueuse de l'autonomie des États dans ce domaine. Dans un arrêt K. Nagy c. Hongrie du 14 septembre 2017, la Cour a précisément été saisie de la révocation d'un ministre du culte, un pasteur de l'Église réformée accusé de s'être exprimé un peu trop librement dans un journal local. En l'espèce, la CEDH estime qu'il n'appartient au juge interne de se prononcer sur le bien-fondé de la sanction, car il n'a pas le pouvoir de décider si un ministre du culte doit, ou non, conserver son statut clérical. En revanche, il lui appartient d'apprécier concrètement si un "droit défendable", c'est-à-dire le droit au respect de certaines procédures a, ou non, été violé. Dans l'affaire Nagy c. Hongrie, le requérant se bornait à contester le choix de la sanction, et donc son bien-fondé, ce qui ne relève pas de la compétence des tribunaux internes.

Dans sa décision du 4 avril 2025, l'assemblée plénière reprend la jurisprudence Nagy c. Hongrie, en affirmant qu'il n'appartient pas au juge judiciaire de se prononcer sur le bien-fondé d'une décision qui retirer l'état ecclésiastique à un diacre. En l'espèce, l'indemnisation des préjudices subi par le requérant n'est pas détachable de sa révocation. Qu'il s'agisse de la perte de son salaire, de son logement ou de sa protection sociale, ces dommages ne sont que l'effet automatique de cette révocation. Le diacre, qui s'était conduit sottement à l'égard d'une paroissienne, est donc définitivement renvoyé à la vie civile.

L'assemblée plénière parvient ainsi à résoudre le problème délicat de la frontière entre la sanction canonique qui relève exclusivement de l'Église et sa mise en oeuvre, qui peut parfois relever du juge interne. Pour le moment très isolée, cette jurisprudence pourrait prendre une importance plus grande si l'Église se décidait enfin à sanctionner systématiquement les ministres du culte qui ont commis des atteintes sexuelles, en particulier sur des enfants. Certes, ils peuvent être poursuivis par le juge pénal comme n'importe quel auteur d'infractions, mais il est utile de s'assurer que le pouvoir disciplinaire de l'Église s'exerce dans le respect des garanties imposées par le droit, et particulièrement dans la transparence.

 

Le principe de laïcité et la neutralité : Chapitre 10, section 1  du manuel de libertés publiques sur internet