Le Conseil constitutionnel fourbit ses armes, dans le but d'affronter avec sérénité le débat juridique portant sur la suprématie, ou non, du droit de l'Union européenne. Par une décision QPC du 15 octobre 2021 Société Air France, il donne en effet un réel contenu juridique à la notion d'"identité constitutionnelle de la France", principe que le législateur doit respecter, y compris lorsqu'il est appelé à mettre en oeuvre le droit de l'Union.
Absence de délégation du pouvoir de police
En l'espèce, le Conseil était saisi des articles L 213-4 et L 625-7 al. 1er du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). Le premier article impose aux entreprises de transport aérien ou maritime de réacheminer les étrangers non ressortissants d'un État membre de l'Union, à la demande de la police des frontières, lorsque l'entrée sur le territoire lui a été refusée. Cette disposition met en oeuvre l'article 26 de la convention d'application de l'Accord de Schengen, dont les modalités d'application ont été précisées dans la directive du 26 juin 2001. La seconde disposition prévoit une amende de 30 000 € sanctionnant l'entreprise qui ne respecterait pas cette obligation.
Le Conseil constitutionnel déclare ces dispositions conformes à la Constitution et, sur ce point, la décision n'a rien de surprenant. L'entreprise requérante invoquait essentiellement l'article 12 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui reconnaît la nécessité d'une force publique "instituée pour l'avantage de tous". De cette disposition, une décision QPC du 16 juin 2017 déduit l'interdiction de déléguer à des personnes privées l'exercice de compétences de police générale. Dans le cas de la QPC du 15 octobre 2021, le Conseil pouvait facilement écarter ce moyen, en faisant observer qu'aucune compétence de police générale n'était déléguée aux entreprises de transport. La décision de réacheminement est en effet prise par la Police aux frontières, c'est à dire par l'autorité de police, l'entreprise se bornant à reconduire concrètement l'étranger dont l'entrée a été refusée. Le Conseil pouvait donc rendre une décision très rapidement.
Mais il va plus loin. Alors que ce n'était pas une nécessité absolue pour rendre sa décision, il élargit ses instruments de contrôle d'une loi transposant une directive.
La notion de "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France"
Certes, le Conseil, depuis une décision du 10 juin 2004, se déclare incompétent pour connaître de la conformité à la Constitution de dispositions législatives "qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises", c'est-à-dire d'effet direct d'une directive. Mais, dès cette décision, le Conseil affirmait déjà qu'il pourrait exercer un contrôle si la loi de transposition contenait une "disposition expresse contraire à la Constitution".
Depuis cette date, il a élargi sa possibilité de contrôle. De la "disposition expresse contraire à la Constitution", il est passé à la notion de "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France". La notion figure dans la décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information. Le Conseil affirme alors très clairement que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti".
Cette jurisprudence a ensuite été élargie, au-delà des seules directives, au traité CETA, Accord économique global passé entre le Canada et l'Union européenne et ses États membres. Le Conseil constitutionnel a été saisi de la loi autorisant sa ratification et, dans sa décision du 31 juillet 2017, il rappelle qu'il lui appartient de déterminer si cette procédure impose une révision constitutionnelle. Dans le cas des stipulations de l'Accord relevant d'une compétence exclusive de l'Union européenne, il précise qu'il lui appartient de "veiller à ce qu'elles ne mettent pas en cause une règle ou un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".
Avec cette jurisprudence, le Conseil constitutionnel a donc construit, pas à pas, une sorte de sauvegarde, un garde-fou, utilisable dans l'hypothèse d'une norme prise sur le fondement d'un texte européen et non conforme à une norme constitutionnelle. Le Traité de Lisbonne donne d'ailleurs une légitimité européenne à cette démarche en affirmant que "L'union respecte (...) l'identité nationale des États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles (...)".
Donner un contenu au "principe inhérent"
Aujourd'hui, la décision du 15 octobre 2021 franchit un pas de plus en donnant un contenu positif à la notion de "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France" . Il y intègre en effet "l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées", principe qui n'a rien de bien surprenant qui a pour intérêt d'être le premier à pouvoir être utilisé pour apprécier la conformité à la Constitution de l'ensemble des dispositions législatives, y compris celles mettant en oeuvre le droit de l'Union.
L'incompétence de principe formulée en 2004 est ainsi grignotée par une exception lorsqu'un "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France" est en cause. Et le Conseil peut ainsi élargir son contrôle comme il l'entend, en créant de nouveaux "principes inhérents", au fil de ses besoins. On imagine ainsi une liste de "principes inhérents", devenus PIICF pour satisfaire le goût des constitutionnalistes pour les acronymes. Peut-être même pourraient-ils devenir aussi nombreux que les principes fondamentaux reconnus par les lois de la Républiques (PFLR) ou les principes particulièrement nécessaires à notre temps (PPNT). Qui sait ?
Le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel
Avec cette décision, le Conseil constitutionnel se place sur la même ligne que le Conseil d'État qui, dans un arrêt du 21 avril 2021 French Data Network, a refusé de se plier à l'interprétation donnée par la CJUE de la directive e-privacy de 2002. Cette interprétation conduisait à interdire aux autorités françaises d'imposer aux opérateurs de communications électroniques une obligation de conservation des données de connexion pour une durée maximale d'un an, pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales. En l'espèce, le Conseil d'État a estimé que, lorsque des considérations de sécurité sont en jeu, il ne saurait y avoir de délégation du contrôle à la CJUE : "Dans le cas où l'application d'une directive ou d'un règlement européen, tel qu'interprété par la CJUE, aurait pour effet de priver de garantie effective une exigence constitutionnelle qui ne bénéficierait pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente, le juge administratif, saisi d'un moyen en ce sens, doit l'écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l'exige".
C'est donc la suprématie de la Constitution qui est affirmée, et même très clairement affirmée. Certes, la France n'est pas la Pologne, et les juges français n'ont pas dit vouloir écarter purement et simplement le droit de l'Union. En revanche, ils se préparent, de toute évidence, à un "dialogue rugueux" avec la CJUE.