« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 7 février 2023

La Lopmi, ou la loi d'orientation qui désoriente


Le 24 janvier 2023, le parlement a doté le ministère de l'Intérieur d'une loi d'orientation et de programmation du ministère de l'Intérieur (Lopmi). La gestation du texte fut laborieuse. Présenté en conseil des ministres le 16 mars 2022, il n'a pu continuer son parcours législatif, interrompu par les élections de juin 2022. Il est donc revenu en conseil des ministres le 7 septembre pour finalement être adopté le 24 janvier. Il a été déclaré globalement conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans une décision du 19 janvier 2024, les deux dispositions censurées ne portant pas atteinte à l'équilibre global de la loi.

La loi de programmation doit couvrir la période 2023-2027, et son objet n'est pas précisément de garantir les libertés publiques. Il s'agit, avant tout, de moderniser le ministère en imposant une transformation numérique à la fois dans les méthodes de travail et dans les instruments de lutte contre la cybercriminalité. Cette finalité est dans la suite logique du Livre Blanc sur la sécurité intérieure, publié en novembre 2020. Le rapport sur la modernisation du ministère est donc annexé à la loi. On y déclare notamment que "les forces de sécurité intérieure seront ainsi davantage présentes dans le cyberespace".

Pour répondre à ces objectifs, le rapport annexé à la loi ne ménage pas les promesses. On y déclare ainsi que la présence des policiers et des gendarmes sur la voie publique sera doublée d'ici 2030. Cela n'implique pas des recrutements en masse, mais plutôt un effort pour alléger les charges administratives pesant sur les forces de l'ordre. C'est ainsi que la procédure de pré-plainte par internet, aujourd'hui limitée aux atteintes aux biens, sera étendue aux atteintes aux personnes. De même, les auditions par un moyen de télécommunication audiovisuelle pourront être plus fréquentes. Enfin, policiers et gendarmes devraient être libérés des extractions judiciaires, confiées au ministère de la Justice. Cette modernisation devrait être financée par un budget qui passerait de 21 millions d'euros en 2023 à 25 millions d'euros en 2027.

Ces aspects financiers occultent un peu l'influence de la Lopmi en matière de libertés. Certains éléments sont pourtant mis en avant, comme le renforcement de la lutte contre les violences intrafamiliales ou la mise en place de sanctions plus sévères en cas d'outrage sexiste ou sexuel. D'autres points n'ont en revanche guère suscité d'intérêt, alors que leur impact sur les libertés est loin d'être négligeable.

 


 Le commissariat de police. Géo Dupuis. 1875-1932

 

Les amendes forfaitaires délictuelles

 

Il en est ainsi des amendes forfaitaires délictuelles (AFD). Ces sanctions pénales s'analysent comme une alternative aux poursuites judiciaires. Imposées par les forces de l'ordre, elles sont inscrites au casier judiciaire, et conduisent à condamner sans procès. Créée pour les délits routiers en 2016, l'AFD a été étendue à l'usage de stupéfiants. Au moment du dépôt du projet Lopmi, les AFD concernaient onze délits, et l'une des finalités de la loi est de les élargir encore.

Sur ce point, les pouvoirs publics ont utilisé une technique bien connue. Ils ont d'abord fait une proposition difficilement acceptable, consistant à généraliser l'AFD à tous les délits punis d'un an d'emprisonnement. Certes, la constitutionnalité de l'AFD a été admise par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 21 mars 2019, mais "à la condition de ne porter que sur les délits les moins graves et de ne mettre en œuvre que des peines d’amendes de faible montant". Mais le Conseil d'État, dans son avis sur la première mouture de la Lopmi, en mars 2022, écarte la généralisation de l'AFD qui aurait concerné 3400 délits, de nature et de gravité diverses. 

Surtout, l'AFD ne peut être appliquée qu'à la condition que les faits constitutifs de l'infraction soient "simples". Mais comment définir la simplicité ? Et surtout, qui décidera de remplacer une peine correctionnelle par une amende ? Pour le Conseil d'État de telles difficultés aboutiraient à donner à l'Exécutif le soin de dresser la liste des faits susceptibles de donner lieu à cette amende, ce constituerait un cas d'incompétence négative. Il appartient en effet au législateur de définir les peines applicables en matière délictuelle.

Le gouvernement a donc suivi l'avis du Conseil d'État et renoncé à la généralisation des AFD, pour tout de même accroître considérablement la liste des infractions concernées, désormais au nombre de 57. On y trouve désormais l'intrusion dans un établissement scolaire, les atteintes à la circulation des trains, voire le Striking, c'est à dire le fait de pénétrer sur un terrain de sport sans y être invité. On a compris que les AFD seront particulièrement utilisées pour lutter contre de nouvelles formes de mobilisation impliquant des actions illégales.


Les forces de police et de Gendarmerie


La Lopmi se propose d'accroître l'efficacité des forces de police, sans pour autant opérer un recrutement de masse. La première solution trouvée consiste à modifier la rédaction de l'article 16 du code de procédure pénale élargir le nom des officiers de police judiciaire (OPJ), en permettant aux policiers et aux gendarmes de se porter candidat à cette qualification deux ans et demi après leur entrée en école, alors que le délai était de quatre ans et huit mois. Quant à la formation des OPJ, elle ne viendrait plus interrompre le cours de leur carrière, mais serait anticipée dans le temps d'école, porté de huit mois à un an. Il ne reste plus qu'à espérer que les nouveaux OPJ auront bien retenu les enseignements dispensés deux ans plus tôt.

Pour les mêmes raisons, les agents de police judiciaire (APJ) se voient désormais confier de larges compétences qui s'exercent "sous le contrôle d'un OPJ". Il en est ainsi des réquisitions, de la notification des droits lors d'une vérification d'identité, ou encore de la rétention d'étranger etc. Ce choix d'élargissement des compétences des APJ apparaît un peu paradoxal, à un moment où l'on déplore la baisse du niveau de recrutement des gardiens de la paix, le taux d'admission au concours étant passé de 2 % à 18 %, pour pourvoir les postes créés. 

Surtout, la hiérarchie des forces de police se voit dotée d'un troisième niveau dans l'exercice des compétences, La Lopmi crée en effet des "assistants d'enquête", dont on comprend qu'ils exercent une fonction hybride, moitié enquêteurs, moitié greffiers. Devraient leur être confiés les actes formels ou chronophages, comme les convocations en justice, les notifications des droits aux victimes ou aux mis en cause, les réquisitions d'images de vidéosurveillance, la transcription d'écoutes ou la gestion des scellés.  Il est prévu de créer 4400 postes d'assistants d'enquête pour la police et 1000 pour la Gendarmerie. 

Cette innovation ne peut manquer de susciter l'inquiétude. Les tâches ainsi énumérées sont bien loin d'être purement formelles, car un manquement à la légalité peut entraîner la nullité d'une procédure pénale. Une simple négligence dans les délais à respecter peut ainsi réduire à néant un dossier.  Ces tâches exigent donc, comme celles d'un greffier au ministère de la Justice, des connaissances juridiques très sérieuses. Or, rien n'est dit sur la formation de ces futurs assistants, question d'autant plus importante que cette nouvelle pyramide éloigne encore l'exécutant de l'OPJ. Les missions de l'assistant s'effectuent en effet sous le contrôle de l'APJ, qui lui même agit sous le contrôle de l'OPJ. 


Le contrôle du préfet et la séparation des pouvoirs


Le rapport annexé à la loi prévoit la généralisation des directions uniques de la police nationale, appelées directions départementales de la police nationale (DDPN). Le directeur départemental a pour fonction de répartir les forces de police en fonction des priorités opérationnelles, qu'il s'agisse de la sécurité du quotidien, de la lutte contre certains trafics, ou encore contre l'immigration clandestine. 

On peut s'étonner qu'une disposition aussi essentielle figure dans le rapport annexé à la loi, et non pas dans la loi elle-même. On imagine mal que des dispositions aussi importantes ne donnent pas lieu, dans le délai imparti par la Lopmi, à une nouvelle intervention législative. En effet, le principe de séparation des pouvoirs semble pour le moins malmené, dès lors que le préfet semble exercer un pouvoir hiérarchique sur certaines enquêtes judiciaires. Certes, le parlement a pris certaines précautions affirmant que cette création des DDPN devra être réalisée "sous réserve des spécificités de la police judiciaire" et que le libre choix du service enquêteur par les magistrats ne doit pas être mis en cause. Ces précautions semblent néanmoins bien imprécises. La question essentielle qui demeure posée est celle du rôle du préfet qui pourrait être incité, dans certains cas, à freiner ou ralentir certaines enquêtes plus ou moins dérangeantes. Cette intervention de l'Exécutif dans des dossiers qui devraient relever exclusivement de l'autorité judiciaire demeure très inquiétante.

La Lopmi se présente comme un ensemble disparate, essayant d'améliorer l'efficacité des services de police sans pour autant recruter des professionnels de haut niveau. Comme au ministère de la Justice, lui aussi en situation catastrophique, on préfère recruter des employés peu formés et mal rémunérés plutôt que des experts, on préfère confier les tâches procédurales à des personnes peu formées plutôt que réfléchir sur la simplification des procédures, on préfère placer l'enquête pénale sous le contrôle du préfet plutôt qu'assurer la mise en place d'un véritable pouvoir judiciaire. 

A sa manière, la Lopmi constitue ainsi le point d'aboutissement d'une idéologie développée durant le quinquennat Sarkozy, centrée sur la "réponse pénale". Des pseudo criminologues affirmaient alors ne voir aucune différence de nature entre la prévention et la répression, entre la police administrative et la police judiciaire. Une bonne dizaine d'années plus tard, on s'efforce de placer la police judiciaire sous le contrôle de la police administrative, et donc de l'Exécutif.


2 commentaires:

  1. Une fois de plus, avec pareil passif en matière de défense des libertés publiques, la France ose encore faire la leçon à la terre entière avant de balayer devant sa porte. L'arrogance de la "Grande Nation" n'a pas de limites. Grandiloquence et impuissance.

    A quand une véritable remise à plat de tout l'édifice institutionnel et normatif aux fins de simplification et de (re)mise à niveau d'un authentique état de droit ? Nous ne parlons pas de la mise en place d'un nouveau comité théodule ou du lancement d'états généraux comme c'est souvent le cas dans l'Hexagone, histoire de se donner bonne conscience.

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  2. il me semble que les montants du budget indiqués ici "Cette modernisation devrait être financée par un budget qui passerait de 21 millions d'euros en 2023 à 25 millions d'euros en 2027" sont très bas. Ne serait-ce pas milliards au lieu de millions ?
    Inutile de publier mon intervention qui vise seulement à vous signaler ce qui me semble être une simple erreur.

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