« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 17 janvier 2023

Ubu douanier


On se souvient que, par sa décision rendue sur QPC du 22 septembre 2022, M. Mounir S., le Conseil constitutionnel mettait brutalement fin à l'un des pouvoirs exorbitants accordés aux agents des Douanes. Il déclarait en effet inconstitutionnel l'article 60 du code des douanes, qui en constituait précisément la pierre angulaire. 

Il était ainsi rédigé : "Pour l'application des dispositions du présent code et en vue de la recherche de la fraude, les agents des douanes peuvent procéder à la visite des marchandises et des moyens de transport et à celle des personnes". C'est donc un principe général d'autorisation des visites des marchandises, des moyens de transport et des personnes qui était posé, sans motivation de la décision, sans limitation dans le temps et/ou dans l'espace. Cette disposition conférait ainsi aux agents des Douanes un pouvoir discrétionnaire plus large que celui habituellement dévolu aux forces de sécurité, police et Gendarmerie.

 

Une décision qui ne surprend pas


La décision du Conseil n'est guère surprenante. Elle repose sur les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme, c'est-à-dire concrètement sur le principe de sûreté et la liberté de circulation, ainsi que le droit au respect de la vie privée. Pour le Conseil, l'article 60 du code des Douanes ne "précisait pas suffisamment le cadre applicable à la conduite de ces opérations", notamment au regard de leur durée et des motifs qui les justifient. Il en déduit logiquement que "le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d'une part, la recherche des auteurs d'infractions et, d'autre part, la liberté d'aller et de venir et le droit au respect de la vie privée".

La Cour de cassation s'efforçait déjà, depuis plusieurs années, d'encadrer ces prérogatives exorbitantes accordées aux agents des Douanes par l'article 60. Elle a précisé, le 12 novembre 2015, qu'elles n'ont pas d'autre objet que de permettre de recueillir des indices. Les agents ne disposent pas de pouvoirs supplémentaires d'investigation, et doivent transmettre aussitôt que possibles les éléments recueillis à un officier de police judiciaire compétent pour les mettre sous scellés. La limitation de l'opération dans le temps était donc déjà acquise. Elle a été ensuite confirmée par l'arrêt du 13 juin 2019 qui précise que le maintien des personnes concernées à la disposition des agents des Douanes ne saurait dépasser le temps strictement nécessaire à la visite et à l'établissement du procès-verbal. A l'issue du contrôle, sauf dans l'hypothèse où les conditions d'une retenue douanière sont réunies, les agents des Douanes ne peuvent donc se permettre de retenir une personne contre son gré.

Mais le problème actuel ne réside pas dans l'inconstitutionnalité issue de la décision du 22 septembre, mais bien davantage dans ses conséquences qui n'ont été anticipées par personne.

 

 

Asterix chez les Goths. René Goscinny et Albert Uderzo. 1963

 

L'effet différé de l'abrogation


Cette déclaration d'inconstitutionnalité s'accompagne, comme c'est souvent le cas en matière de QPC, d'une abrogation à effet différé. L'article 62 de la Constitution précise en effet qu'une "disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision". Le Conseil peut donc reporter la date de l'abrogation effective de la disposition déclarée inconstitutionnelle mais il peut en outre déterminer "les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». 

En l'espèce, dans la QPC du 22 septembre 2022, le Conseil note que l'abrogation immédiate de l'article 60 entrainerait des conséquences manifestement excessives, notamment en entachant de nullité les affaires en cours. Il reporte donc l'abrogation au 1er septembre 2023. Et il prend soin d'ajouter que "les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité".

Cette abrogation à effet différé peut s'expliquer par le souci, légitime, de laisser au législateur le temps de tirer les conséquences de la déclaration d'inconstitutionnalité, tout en laissant intactes les situations en cours lorsqu'il n'apparaît pas nécessaire de les modifier immédiatement.

Sans doute, mais, dans le cas de la décision du 22 septembre 2022 les choses ne se sont pas passées comme prévu. Les avocats se sont engouffrés dans la brèche ainsi ouverte et ont obtenu bon nombre de relaxes et d'annulations de saisies douanières De leur côté, les Douaniers ont vu leurs dossiers s'effondrer et ont eu le sentiment détestable que tout leur travail était détruit. 

 

Une rédaction peu claire

 

Certes, le Conseil avait pris soin d'interdire que les mesures prises antérieurement à la décision du 22 septembre soient contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité. Mais, comme d'habitude, le Conseil constitutionnel se considère comme seul au monde, et en mesure de contrôler totalement les juges du fond. Il a sans doute pensé que cette interdiction de contester les mesures prises sur le fondement de l'article 60 en se fondant sur "cette inconstitutionnalité" issue de sa décision suffirait à assurer une entière sécurité juridique.

Cette formulation était brillante... de naïveté. En effet, les juges du fond ne se sont pas fondés sur l'inconstitutionnalité issue de la décision du Conseil constitutionnel. Ils ont tout simplement prononcé la nullité des procédures ou la relaxe des personnes poursuivies, en se fondant directement sur les dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, voire sur celles de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Or, il faut bien reconnaître que les juges du fond sont parfaitement compétents pour annuler une procédure sur l'un ou l'autre de ces fondements.

 

Le précédent de la garde à vue

 

Là encore, on constate que ces institutions n'ont pas de mémoire, et qu'il aurait pourtant été possible d'envisager la situation qui fut celle de la garde à vue, à une époque où la présence de l'avocat n'était pas encore une obligation légale.

Souvenons-nous. Dans un arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, la Cour européenne des droits de l'homme consacrait un droit à l'assistance d'un avocat "dès les premiers stades des interrogatoires, formulation précisée l'année suivante dans la décision Dayanan c. Turquie du 13 octobre 2009. La CEDH énonce alors que tout accusé bénéficie des droits de la défense "dès qu'il est privé de liberté". Frappé par la ressemblance, à l'époque, entre le système turc de garde à vue et le système français, tous deux privant la personne gardée à vue de l'assistance d'un avocat, certains commentateurs avaient alerté les pouvoirs publics. La réponse invariable était alors que "la Turquie, ce n'était pas la France". 

La question a donné lieu à l'une des toutes premières QPC, et le Conseil constitutionnel a prononcé l'abrogation des dispositions du code de procédure pénale ne prévoyant pas la présence de l'avocat, dans une décision du 30 juillet 2010. Il se fondait alors sur l'atteinte aux droits de la défense et, pour empêcher la nullité de procédures en cours, il a repoussé les effets de l'abrogation au 1er juin 2011. Le ministère de la justice a alors tranquillement attendu une nouvelle intervention du législateur pour modifier le droit existant.

Mais là aussi, cette attitude relevait d'une surprenante naïveté. Car la CEDH a finalement considéré que la situation française était identique à la situation turque, condamnant la France dans un arrêt Brusco du 14 octobre 2010. Là encore, les pouvoirs publics n'ont pas manifesté d'inquiétude. En effet, le parlement allait bientôt voter une loi le 14 avril 2011, texte qui devait entrer en vigueur le 1er juin 2011.

La mise en oeuvre de ces dispositions a pourtant été quelque peu précipitée. Dès le lendemain du vote de la loi, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, le 15 avril 2011, a rendu trois arrêts annulant des gardes à vue qui s'étaient déroulées sans avocat. La Cour ne s'est pas fondée sur la décision du Conseil constitutionnel, et pas davantage sur la nouvelle loi qui n'était pas encore applicable. Elle s'est tout simplement fondée sur la jurisprudence de la CEDH, écartant de facto le délai imposé par le Conseil constitutionnel.

Mutatis mutandis, l'abrogation de l'article 60 du code des Douanes rencontre des difficultés identiques, à part que les juges du fond ne se fondent pas sur la Convention européenne mais sur la Déclaration de 1789. Il faut maintenant réécrire l'article 60 le plus rapidement possible. Mais ce n'est pas si simple, car, dans sa décision du 29 décembre 2022, le Conseil sanctionne la disposition qui autorisait le gouvernement à procéder à cette réécriture par voie d'ordonnance. Il est incontestable qu'il s'agissait d'un cavalier législatif qui n'avait rien à faire dans la loi de finances. Il faudra donc attendre le vote d'une loi spécifique, ce qui risque de prendre du temps si l'on considère l'encombrement actuel du parlement. La triste histoire de l'article 60 illustre donc, une nouvelle fois, l'absence d'anticipation et la totale improvisation de la haute administration. Surtout, elle met en lumière les difficultés de l'abrogation différée, si chère au Conseil constitutionnel, mais finalement incapable d'assurer la sécurité juridique.

 

 Perquisitions et visites domiciliaires : Chapitre 8, section 3, § 2 du manuel de libertés publiques sur internet

 

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