« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 7 décembre 2022

Le tatoueur qui aurait voulu être un artiste


Les tatoueurs sont-ils des artistes ? L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 5 décembre 2022 ne répond à cette question que sur un plan strictement juridique. Cette approche présente le double avantage de le maintenir dans sa compétence et de lui éviter d'avoir à se prononcer un jugement sur la qualité des oeuvres réalisées sur l'épiderme des clients. 

Le requérant, le Syndicat national des artistes tatoueurs, estime, quant à lui, que ses adhérents exercent une profession artistique comme les autres. Il conteste donc les paragraphes 270 à 440 des commentaires administratifs publiés le 6 juillet 2016 au Bulletin officiel des finances publiques (BOFIP), ainsi que le refus du ministre des finances de les abroger.  Ces commentaires contestés donnent l'interprétation officielle de l'article 1460 2° du code général des impôts qui exonère de la cotisation foncière des entreprises (CFE) les " peintres, sculpteurs, graveurs et dessinateurs considérés comme artistes et ne vendant que le produit de leur art ". Les tatoueurs, se considérant comme des artistes, réclament donc le bénéfice de cette exonération. Mais leur requête est impitoyablement rejetée.

 

La QPC

 

Sans surprise, une demande de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est d'abord écartée. Aucune atteinte au principe d'égalité, qu'elle soit devant la loi ou devant l'impôt, ne peut être relevée dans l'article 146° 2° du code général des impôts. En exonérant de CFE les peintres, graveurs, sculpteurs et dessinateurs, le législateur a entendu favoriser ces personnes pour tenir compte des particularités du marché de l'art. Il s'est donc "fondé sur des critères objectifs et rationnels en réservant le bénéfice de cet avantage à ceux de ces artistes qui sont considérés comme tels". La différence entre ces artistes et les tatoueurs est que eux ne vendent que le produit de leur art.  Les tatoueurs offrent seulement une prestation de service.

 


Un dur, un vrai, un tatoué. Fernandel

Raphaël le tatoué. Christian-Jaque. 1939

 

Inviolabilité et indisponibilité du corps humain

 

Cette distinction ne peut être comprise qu'à la lumière du principe d'inviolabilité du corps humain. Il est mentionné dans l'article 16-1 du Code civil qui énonce : « Le corps humain est inviolable ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27juillet 1994, le rattache à la dignité de la personne. L'indisponibilité du corps humain est la conséquence de son inviolabilité. Ce principe signifie que le corps humain est hors-commerce juridique, qu'il ne saurait être l'objet d'une convention ou d'un acte qui aboutirait à l'aliéner, ou à simplement à consacrer sa patrimonialité. L'article 16-5 du code civil affirme ainsi que «  les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits, sont nulles  ». La loi du 6 août 2004 en déduit logiquement que le corps humain n'est pas brevetable.

De fait, la pratique du tatouage ne peut manquer de poser problème au regard de ce principe. Le choix de se faire tatouer n'est pas, en soi, illicite, car il n'a pas pour objet d'aliéner le corps humain ou d'en faire un objet patrimonial. Sur le plan juridique, le tatoué a simplement acheté un service et sa décision de porter atteinte à l'intégrité de son corps repose sur son propre choix, de la même manière qu'il est libre de se faire percer les oreilles ou toute autre partie de son corps s'il le juge bon.

En revanche, ce même tatoué ne peut aliéner la partie de son corps qui a fait l'objet d'une telle décoration.  Les contentieux sur ce point ne sont pas fréquents, mais le tribunal de grande instance de Paris, le 3 juin 1969, a tout de même jugé contraire à l'ordre public une convention par laquelle un producteur de cinéma imposait à une mineure qu'elle se laisser tatouer la Tour Eiffel sur une fesse, le morceau de peau tatoué étant prélevé par un chirurgien à l'issue du tournage. Le contrat stipulant que cette oeuvre d'art appartenait à la société de production, celle-ci voulait tout simplement le vendre. Mais l'opération a laissé quelques séquelles esthétiques qui ont suscité le contentieux.

Le principe d'indisponibilité du corps humain ne disparait pas après la mort, conformément à l'article 16-1-1 du code civil, selon lequel "le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort". La conséquence en est que la convention prévoyant le prélèvement d'un tatouage après la mort serait également considérée comme nulle. Heureusement, on ne trouve pas de contentieux sur ce point. 

 

L'achat d'un service

 

Peu importe donc la valeur artistique du dessin. Comme dans le film de 1968 "Le Tatoué" de Denis de la Patellière, on peut même imaginer un ancien légionnaire, Jean Gabin, se promenant avec, dans le dos, un tatouage signé Modigliani. Mais le marchant d'art qu'est Louis de Funes ne pourrait pas l'acheter, car le contrat emporterait une violation du principe selon lequel le corps humain est hors-commerce.

Le syndicat des tatoueurs se voit donc opposer, logiquement, cette situation. Ce n'est pas réellement une surprise car, dans un arrêt du 27 juillet 2009, le Conseil d'État avait déjà admis la légalité de l'article 460 2° du code général des impôts qui ne mentionnait pas leur profession dans la liste de celles qui sont exonérées de taxe professionnelle. On doit donc en déduire que si les tatoueurs veulent être considérés comme des artistes, ils doivent exercer leur art de la gravure sur d'autres supports, le bois, le cuivre ou n'importe quel autre support, inerte. La profession ferait ainsi peau neuve, évidemment. Mais en continuant à travailler sur l'épiderme de leurs clients, ils doivent assumer un simple statut de commerçant prestataire de service. Adieu l'artiste !


Indisponibilité du corps humain : Chapitre 7 Section 2 § 3 du manuel sur internet

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