« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 30 août 2022

Les Invités de LLC. Serge Sur : Les imperfections des démocraties libérales

Serge Sur est professeur émérite de l'Université Paris 2 (Panthéon-Assas) et membre de l'Institut (Académie des sciences morales et politiques).

Ce texte a été publié en juin 2022 dans le numéro 113/114 de Questions Internationales intitulé "Les imperfections des démocraties libérales", édité par la DILA. Nous remercions bien vivement l'auteur et la rédaction de nous avoir autorisé cette publication.




LES DÉMOCRATIES À L'ÉPREUVE


 

 

On entendra par démocraties libérales les régimes politiques qui reposent sur la souveraineté du peuple, sur la séparation des pouvoirs dont l’indépendance de la justice, sur la garantie des libertés publiques et du pluralisme politique. Ce pluralisme se traduit spécialement par des élections concurrentielles régulières, assurant entre forces politiques opposées une compétition équilibrée permettant l’alternance au pouvoir. C’est dire que ces démocraties comportent une dimension représentative, avec un parlement et un gouvernement émanant du vote populaire. Elles peuvent comporter parallèlement des éléments de démocratie directe ou semi-directe sans que ce soit nécessaire.

 

Ce modèle correspond à la plupart des pays dits occidentaux, d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord, et influence divers pays dans d’autres continents. Il comporte nombre de variantes suivant la forme retenue du régime politique, présidentiel, parlementaire, d’assemblée étant les principales. Ces formes idéales sont plus ou moins concrétisées dans les pays concernés, dans la mesure où d’autres considérations interviennent que le choix abstrait d’un modèle institutionnel. Données historiques, traditions culturelles, situations locales conduisent à des ajustements, à des particularités qui éloignent plus ou moins de l’épure théorique. Pour ne prendre qu’un exemple, la centralisation qui concentre le pouvoir conduit à des formules différentes du fédéralisme, qui à l’inverse le disperse.  

 

Les Etats-Unis, modèle démocratique ?

 

Parmi les exemples phares de la démocratie libérale, on trouve les Etats-Unis. Ils disposent de la plus ancienne constitution écrite du monde qui soit toujours en vigueur, et sa référence officielle est celle de la liberté. Comment pourrait-il y avoir de liberté sans démocratie ? Sans doute, et c’est la caractéristique d’autres pays, peut-il y avoir démocratie sans liberté – mais la liberté ne peut prospérer sans démocratie politique. On connaît en outre la célèbre définition du président Lincoln qui est un leitmotiv de ce dossier : « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». Chacun peut y adhérer, dès lors que l’on convient qu’une démocratie a besoin d’un gouvernement. Mais les Etats-Unis respectent-ils cet axiome en pratique ?   

 

A vrai dire, on peut en douter. Ceci sans même évoquer le maintien de l’esclavage durant près de six décennies après l’indépendance, puis la discrimination raciale qui l’a en droit et en fait prolongé pour plus d’un siècle après son abolition. Elle est loin d’avoir disparu, si elle s’est déployée vers d’autres minorités que les Noirs, Hispaniques et Asiatiques notamment, sans oublier les Amérindiens, sans doute les plus infortunés. Dans ces conditions, on peut d’abord se demander où est le peuple américain ? Il n’existe nulle part en corps dans la constitution. Le corps électoral est fractionné entre tous les Etats de la Fédération, puisque chacun d’eux définit le sien et détermine les règles de vote comme d’inscription sur les listes électorales. Il en résulte, comme on sait, que le président peut être élu par une minorité de votants puisque l’on additionne les scrutins particuliers de chaque Etat fédéré.

 

Si l’on s’intéresse ensuite à la représentation, le Congrès comporte deux chambres, et le Sénat est la plus importante d’entre elles. Or il est composé de deux sénateurs par Etat fédéré, quelle que soit son importance démographique. Un Etat qui comprend plusieurs millions d’habitants à la même représentation qu’un autre qui n’en compte que quelques centaines de milliers. La déformation démocratique est considérable. Enfin, la Cour suprême, dont l’origine démocratique est lointaine et la composition hautement polarisée, est conduite à décider de questions aussi importantes que la peine de mort, l’avortement, le mariage pour tous, toutes décisions sociétales qui échappent au peuple comme à ses représentants. On peut en déduire que, contrairement à la perception dominante, les Etats-Unis ne sont pas réellement une démocratie politique, mais une république fédérale. Ce n’est pas tant le peuple qui est souverain que la constitution.

 

Représentation, identité, intérêt général

 

Cet exemple est un peu paroxystique. On peut le décliner à des titres divers pour d’autres démocraties libérales, chacune suivant ses particularismes. On a en choisi ici divers exemples, qui ne sont évidemment pas limitatifs. On peut rassembler les dérives qui affectent les principes de la démocratie libérale sous trois thèmes, ceux de la représentation, de l’identité nationale, de l’intérêt général.

 

-  Pour ce qui est de la représentation, l’idéal est de parvenir à une image aussi exacte que possible du corps électoral dans la diversité de ses tendances politiques. On ne peut sans doute y parvenir que de façon approchée. Il faut en outre tenir compte de la nécessité d’aboutir à des majorités gouvernantes : le scrutin majoritaire peut conduire à des déformations importantes, en raison de la prime accordée aux formations en tête des scrutins. Le scrutin proportionnel n’est pas une solution parfaite s’il ne permet pas de dégager une majorité de gouvernement. Mais il peut y avoir des abus dans l’autre sens, de sorte que des scrutins mixtes sont peut-être une bonne solution.

 

D’autres techniques conduisent à des dérives beaucoup plus contestables. Le découpage électoral des circonscriptions par exemple, qui peut aboutir à de savantes déformations de la représentation. Dès lors qu’il est opéré par le gouvernement, ou par sa majorité, le doute devient légitime. L’inégalité de fait dans les campagnes électorales, la partialité des médias, l’emprise gouvernementale ne sont pas rares. On peut y ajouter l’importance comparée des ressources financières des concurrents, pas toujours transparentes. Les manipulations de la liste électorale, les fraudes, la mobilisation plus ou moins forcée de certains électeurs sont encore plus opaques, et en principe condamnées mais peuvent subsister à la marge. Il existe sans doute des contrôles, des mécanismes de validation des consultations, mais leur efficacité est relative. La perception de ces inégalités entraîne souvent une abstention volontaire des électeurs, autre élément du faussement de la représentation.

 

- L’identité nationale comporte d’autres risques de déformation. La démocratie comporte la participation égalitaire et individuelle du peuple tout entier. Or plusieurs considérations peuvent affecter ce principe. D’abord, le vote communautaire, qui conduit certains électeurs à se déterminer en fonction d’une solidarité culturelle ou ethnique plus que d’une opinion personnelle. Ensuite, le traitement discriminatoire de citoyens d’une origine particulière, qui peut les conduire à se retirer de la compétition électorale, ou alors à se réfugier dans un vote communautaire. Si le débat sur l’identité nationale conduit à singulariser des groupes d’électeurs, ils vont tendre à se considérer comme rejetés et à se conduire comme tels. Le résultat, que l’on a souvent observé lors d’élections de pays sans tradition démocratique, conduit à fragmenter le corps électoral suivant une appartenance ethnique et non nationale. Là encore, les Etats-Unis sont un exemple caricatural, lorsqu’un candidat affirme qu’aucun Noir de devrait voter pour son concurrent. Mais le problème, on le sait, est plus général. En Israël, la question de l’égalité entre citoyens juifs et arabes israéliens est ouvertement posée.   

 

-  L’intérêt général est aussi au fondement de la démocratie. Il n’est pas la somme des intérêts particuliers, mais il doit les transcender. Il convient de les dépasser dans le temps – savoir préférer le long terme à la conjoncture, tenir compte des générations futures et pas seulement des contemporains – et dans l’espace – ne pas privilégier certaines catégories par rapport à d’autres, gouverner pour tous et pas seulement pour ses partisans. Il y faut des instances arbitrales, qui échappent à la compétition politique et ne sont animées que par lui : ce devrait, idéalement, être l’une des fonctions d’un pouvoir judiciaire.  

 

Cet idéal est le plus souvent évanescent. La réalité est celle de la force des lobbies de tout poil, économiques ou idéologiques, qui assiègent les institutions publiques et influencent leurs décisions en fonction de leurs intérêts ou de leurs visions. En pratique, ils sont souvent plus puissants que les partis politiques. Ils contribuent à un mal qui est peut-être le plus menaçant pour la démocratie, la corruption. Elle détruit la confiance des citoyens, développe le complotisme, éloigne les électeurs, accroît la distance entre représentants et gouvernés. La démocratie libérale suppose tolérance et relativisme, puisque l’on doit accepter d’être dirigé par ses adversaires. Mais elle est minée par le scepticisme sur ses fondements, lorsque l’on pense que le pouvoir officiel n’est qu’un théâtre d’ombres et que les génies de la cité sont invisibles et hors d’atteinte.       


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