« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 3 août 2022

Les Invités de LLC. Montesquieu. Lettres Persanes

Comment chaque année durant les vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 
 
Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.


 


 

 

LETTRE lxxxiv

Usbek à Rhédi.

À Venise.

 

S’il y a un Dieu, mon cher Rhédi, il faut nécessairement qu’il soit juste : car, s’il ne l’étoit pas, il seroit le plus mauvais et le plus imparfait de tous les êtres.

La justice est un rapport de convenance, qui se trouve réellement entre deux choses : ce rapport est toujours le même, quelque être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme.

Il est vrai que les hommes ne voient pas toujours ces rapports ; souvent même, lorsqu’ils les voient, ils s’en éloignent ; et leur intérêt est toujours ce qu’ils voient le mieux. La justice élève sa voix ; mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions.

Les hommes peuvent faire des injustices, parce qu’ils ont intérêt de les commettre et qu’ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres. C’est toujours par un retour sur eux-mêmes qu’ils agissent : nul n’est mauvais gratuitement ; il faut qu’il y ait une raison qui détermine, et cette raison est toujours une raison d’intérêt.

Mais il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste : dès qu’on suppose qu’il voit la justice, il faut nécessairement qu’il la suive ; car, comme il n’a besoin de rien, et qu’il se suffit à lui-même, il seroit le plus méchant de tous les êtres, puisqu’il le seroit sans intérêt.

Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité.

Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait penser que la justice est éternelle, et ne dépend point des conventions humaines ; et, quand elle en dépendroit, ce seroit une vérité terrible, qu’il faudroit se dérober à soi-même.

Nous sommes entourés d’hommes plus forts que nous ; ils peuvent nous nuire de mille manières différentes, les trois quarts du temps ils peuvent le faire impunément : quel repos pour nous de savoir qu’il y a dans le cœur de tous ces hommes un principe intérieur qui combat en notre faveur, et nous met à couvert de leurs entreprises !

Sans cela nous devrions être dans une frayeur continuelle ; nous passerions devant les hommes comme devant les lions ; et nous ne serions jamais assurés un moment de notre vie, de notre bien ni de notre honneur.

Toutes ces pensées m’animent contre ces docteurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance ; qui le font agir d’une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur de l’offenser ; qui le chargent de toutes les imperfections qu’il punit en nous ; et, dans leurs opinions contradictoires, le représentent tantôt comme un être mauvais, tantôt comme un être qui hait le mal et le punit.

Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il a le cœur juste ! Ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravir : il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l’ont pas, qu’il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j’étois sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j’ai devant les yeux, je me croirois le premier des hommes.

À Paris, le premier de la lune de Gemmadi 1, 1715.

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