« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 12 juin 2022

Dématérialisation des procédures et droit au recours


La dématérialisation des procédures ne doit pas conduire à priver un requérant de son droit d'accès à un tribunal. Une telle règle semble pour le moins élémentaire, mais la Cour européenne des droits de l'homme a dû la rappeler dans son arrêt Xavier Lucas c. France du 9 juin 2022.

 

L'irrecevabilité

 

Le requérant souhaitait en effet déposer un recours en annulation contre une sentence arbitrale concernant la société immobilière qu'il préside. Son avocat a donc voulu utiliser E-Barreau, instrument désormais obligatoire permettant de déposer des requêtes dématérialisées. Hélas,  E-Barreau ne prévoyait tout simplement pas ce type de recours. L'avocat a donc finalement déposé sa requête "à l'ancienne", par un acte sur papier déposé au greffe. La partie adverse n'a évidemment pas manqué d'exploiter la faille, et a contesté la recevabilité du recours en annulation, dès lors que la procédure dématérialisée n'avait pas été respectée. Et, de fait, la requête a été jugée irrecevable, décision confirmée par la Cour de cassation, dans un arrêt du 26 septembre 2019. 

La Cour s'appuyait sur l'article 930-1 du code de procédure civile ainsi rédigé : "A peine d'irrecevabilité relevée d'office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique". Elle a écarté le raisonnement suivi par la Cour d'appel de Douai qui, elle, invoquait le paragraphe 2 de ce même article 930-1, prévoyant le dépôt d'une requête par un acte sur papier, lorsqu'elle ne pouvait être transmise par voie électronique "pour une cause étrangère à celui qui l'accomplit". Pour le requérant, la décision de la Cour de cassation emporte une atteinte au droit d'accès à un tribunal, consacré par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il faut reconnaître en effet que la Cour aurait sans doute pu valider le raisonnement tenu par la Cour d'appel de Douai, offrant ainsi au justiciable une voie de secours dans l'hypothèse d'un site dysfonctionnel.  C'est sans doute pour cette raison que la CEDH dénonce en l'espèce un formalisme excessif de la procédure française.

 


 Utilisatrice de la plateforme e-barreau

Astérix et Cléopâtre. René Goscinny et Albert Uderzo. 1965

 

Le droit d'accès à un tribunal

 

Depuis l'arrêt Bellet c. France du 4 décembre 1995, il est entendu que le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire ». Il n'est toutefois pas absolu, et la Cour laisse aux États une marge d'appréciation relativement large pour l'organisation, même au prix de certaines restrictions, par exemple en matière de radiation des pourvois. Mais, en tout état de cause, les limitations définies par l'État ne sauraient porter atteinte à la substance même du droit au recours. Conformément aux principes posés par l'article 6 § 1, une atteinte à ce droit ne peut être admise que si elle est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

Dans la décision de Grande Chambre Zubac c. Croatie du 5 avril 2018, la Cour donne les éléments qu'elle prend en considération pour justifier une restriction par l'État du droit d'accès au juge.

Celle-ci doit d'abord être prévisible aux yeux du justiciable, principe réaffirmé par l'arrêt Henrioud c. France du 5 novembre 2015.  En l'espèce, la décision de la Cour de cassation ne fait qu'appliquer avec rigueur les dispositions de l'article 930-1 du code de procédure civile. Elle se doit en effet de relever d'office l'irrecevabilité, et la CEDH observe donc que sa décision était prévisible. 

L'atteinte au droit au recours ne doit pas infliger une charge excessive au requérant,. Cette fois la CEDH considère qu'en l'espèce, la cassation sans renvoi a une conséquence irrémédiable pour le requérant, puisqu'il ne pourra plus contester la sentence arbitrale qui le touche. Elle lui impose donc une charge excessive, si l'on considère qu'il est victime d'une règle de procédure. L'impossibilité de respecter la procédure dématérialisée fait obstacle à ce que l'affaire soit jugée au fond.

Surtout, la CEDH s'appuie sur un troisième élément, fondé sur le formalisme excessif du droit applicable, critère rappelé dans la décision Beles et autres c République tchèque du 12 novembre 2002. En soi, le recours à une procédure dématérialisée ne saurait être considéré comme imposant un "formalisme excessif" au requérant. C'est d'autant plus vrai que le recours en annulation de sentence arbitrale ne peut être présenté que par l'intermédiaire d'un avocat. La Cour estime d'ailleurs, d'une façon générale, que les technologies numériques peuvent contribuer à une meilleure administration de la justice et donc renforcer les droits garantis par l'article 6 § 1. Ce point de vue, car il ne s'agit guère d'un raisonnement juridique, est énoncé dans l'arrêt Stichting Landgoed Steenbergen et autres c. Pays-Bas, du 16 février 2021

 

Le cauchemar de la dématérialisation

 

Mais ces principes ne doivent pas empêcher la Cour d'évaluer la mise en oeuvre de ces procédures dématérialisées. En l'espèce, il était matériellement impossible de saisir convenablement le recours en annulation de sentence arbitrale sur E-Barreau, sauf à modifier totalement les termes en usage dans ce type de requête. Le site ne donnait aucune information de nature à guider l'avocat, et on peut donc comprendre que celui-ci ait préféré l'usage du papier. Or, précisément, le droit français impose à l'auteur du recours les conséquences fâcheuses de son incapacité à construire un site clair et bien documenté. En faisant prévaloir le principe de l'obligation d'utiliser la voie électronique pour saisir la cour d'appel, sans prendre en compte les obstacles matériels auxquels se heurte le requérant, il fait donc preuve" d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif ".

La Cour est sévère, mais elle est juste. L'arrêt Xavier Lucas s'analyse comme une sanction d'une pratique française qui vise à impose la dématérialisation dans tous les domaines d'une manière absolue Cette pratique repose sur des considérations exclusivement financières, tant il est vrai que l'on préfère supprimer des services entiers, renoncer à toute mémoire humaine des procédures, pour acquérir un logiciel censé résoudre tous les problèmes. L'illustration extrême de cette situation est évidemment le célèbre système Louvois qui a empêché les militaires, durant plusieurs années, de recevoir leur solde avec régularité. Cette volonté de réduire les coûts entraîne de plus une faiblesse chronique des systèmes dématérialisés publics, car l'administration est trop pauvre pour s'offrir les services des meilleurs informaticiens du secteur. Elle bricole des systèmes immenses avec les moyens d'une PME, ce qui risque de nous conduire à une multitude d'affaires Xavier Lucas. A moins qu'il s'agisse de désencombrer les tribunaux en testant la résilience du justiciable ?



 

1 commentaire:

  1. Au-delà de l’analyse de cet arrêt, se pose une question peu traitée par les exégètes de la jurisprudence de la Cour. C’est bien celle du délai que la Cour considère comme raisonnable pour se prononcer sur les requêtes qui lui sont soumises Celle que vous évoquez correspond à un délai de trois ans. Que dire de celles qui sont pendantes depuis plus de huit ans sans que cela n’émeuve le Greffe dont on connaît le rôle primordial à Strasbourg. Quels sont les critères objectifs – si tant est que ce terme soit idoine – que retient la Cour pour juger ? Le fait-elle au doigt mouillé ou bien existe-t-il des critères cachés ? Le sujet mérite à l’évidence réflexion des experts et interpellation en bonne et due forme du président de la Cour par les dirigeants des États qu’il rencontre régulièrement.

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