« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 27 mai 2022

Les ministres face à la justice : le déclin de la responsabilité politique


Le nouveau gouvernement dirigé par la Première ministre Elisabeth Borne se trouve déjà confronté, dès sa désignation, à un certain nombre d'affaires judiciaires ou susceptibles de donner lieu à des enquêtes judiciaires. Gérald Darmanin, accusé de viol durant le précédent quinquennat, ne semble pas directement menacé, l'enquête judiciaire s'étant achevée par un non-lieu. Restent tout de même deux cas fort délicats. 

Celui d'Éric Dupont-Moretti d'abord, qui conserve son portefeuille de ministre de la Justice, alors même qu'il est mis en examen pour conflits d'intérêts devant la Cour de Justice de la République (CJR). Que le Garde des Sceaux soit ainsi poursuivi suscite des difficultés juridiques, puisqu'il ne peut connaître des affaires qu'il a suivies comme avocat, ses compétences étant, dans ce cas, exercées par le Premier ministre. Ces problèmes sont pleinement assumés par le Président de la République et la Première ministre, car la mise en examen est intervenue avant la nomination du gouvernement. On peut penser que l'instruction devant la CJR suivra son cours et que le Garde des Sceaux risque de se retrouver un jour devant la CJR.

La situation de Damien Abad est différente, car l'affaire révélée par Mediapart a éclaté après sa désignation comme ministre chargé des solidarités. Cette fois, il n'y a pas, du moins à ce stade, d'affaire judiciaire. Si la justice est informée que deux femmes déclarent avoir été victimes de viol en 2011, les procédures n'ont pas prospéré, aucune des deux n'ayant finalement porté plainte. Rien n'interdirait certes au parquet de Paris d'ouvrir une enquête, mais, pour le moment il ne dispose d'aucun élément lui permettant d'identifier les victimes. Il se trouve ainsi dans l'impossibilité de procéder à leur audition.

 

Éléments de langage : la présomption d'innocence

 

La communication gouvernementale, aussi modeste que possible, reprend les éléments de langage habituels dans ce type de situation. La présomption d'innocence est au coeur des éléments de langage, pour lui faire dire qu'un ministre doit rester au gouvernement tant qu'il n'a pas été déclaré coupable par un juge.

 

Le problème est que c'est faux. La présomption d'innocence ne s'applique qu'en droit pénal et droit disciplinaire. Il n'est pas contesté que Messieurs Dupont-Moretti et Abad sont, dans l'état actuel des procédures, ou de l'absence de procédures, juridiquement innocents, dès lors qu'ils n'ont pas été condamnés par une juridiction pénale. Mais cette règle s'applique à leur situation pénale, pas à leur situation politique. Elle ne permet, en aucun cas, d'affirmer qu'ils doivent conserver leurs portefeuilles ministériels.

 

Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen « Tout homme [est] présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ». La Convention européenne des droits de l’homme énonce, quant à elle, dans son article 6 § 2 que « toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Une culpabilité "légalement établie" est celle qui est décidée par un juge indépendant et impartial.  Aucune jurisprudence, ni française ni européenne, n'affirme qu'un ministre est fondé à réclamer le maintien dans ses fonctions jusqu'à son procès.  

 

Messieurs Abad et Dupont-Moretti sont donc effectivement présumés innocents au regard de la procédure pénale. Mais ce principe n'a aucun effet sur leur maintien aux affaires, ou non. Leur situation ressemble bien davantage à celle des fonctionnaires poursuivis disciplinairement. La présomption d'innocence n'interdit en aucun cas à l'administration de prononcer leur suspension ou leur mutation avant que le conseil de discipline se soit prononcé sur une éventuelle sanction. Ces mesures en effet reposent exclusivement sur l'intérêt du service et non pas sur la procédure à venir.

 

Et précisément, ce discours sur la présomption d'innocence oublie totalement l'intérêt général. Il oublie totalement que les ministres sont d'abord soumis à une responsabilité de nature politique, qui n'a rien à voir avec leur éventuelle responsabilité pénale.

 


 De Rugy aussi. Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2019


La responsabilité politique


Les principes gouvernant la responsabilité collective du gouvernement sont inscrits dans la Constitution. Le parlement peut en effet engager la responsabilité du gouvernement sur le fondement de l'article 49. Si la confiance est refusée au Premier ministre, si une motion de censure est votée, c'est l'ensemble du gouvernement qui doit démissionner. De même, la pratique de la Vè République a conduit à une responsabilité du gouvernement devant le Président de la République. S'il est vrai que la Constitution ne prévoit que la "démission" du gouvernement, il est désormais de pratique courante que cette démission peut être contrainte, si le Premier ministre n'a plus la confiance du Président. Le Président de la République peut librement décider de se séparer du Premier ministre, et, également dans ce cas, il est mis fin aux fonctions du gouvernement tout entier.

 

La responsabilité individuelle des ministres est engagée avec une souplesse beaucoup plus grande. Le ministre exerce des fonctions à la discrétion du gouvernement, ce qui signifie concrètement qu'il peut être remercié à tout moment par une décision du Premier ministre, prise en accord avec le Président de la République.

 

La "Jurisprudence Bérégovoy-Balladur"

 

La Constitution ne prévoit pas les motifs gouvernant les motifs de la révocation d'un ministre. La question a donc été posée de savoir un membre du gouvernement mis en cause dans une affaire pénale ou susceptible d'être rapidement mis en cause devait être contraint à la démission.


Une tentative de réponse a été apportée, sous le nom de "Jurisprudence Bérégovoy-Balladur" une pratique consistant, pour le Premier ministre, à imposer la démission de tout ministre mis en cause dans une affaire pénale. Dès mai 1992, Bernard Tapie, alors ministre de la Ville dans le gouvernement Bérégovoy, démissionna de ses fonctions après l'ouverture d'une enquête préliminaire portant sur différentes malversations financières. 

 

Edouard Balladur, Premier ministre en 1993, fit de cette règle un principe cardinal de l'organisation gouvernementale. Tout membre du gouvernement mis en cause devant la justice devait démissionner sans attendre la suite de la procédure, et sans pouvoir invoquer la présomption d'innocence.  C'est ainsi qu'Alain Carignon, ministre de la Communication dut démissionner après avoir été mis en examen pour complicité et recel d'abus de biens sociaux. En 1999, Dominique Strauss-Kahn en fit de même après sa mise dans différentes affaires liées notamment à la gestion de la MNEF. 

 

Cette pratique s'est étendue au cas de membres du gouvernement qui, sans être précisément poursuivis devant les tribunaux, étaient au coeur de différents scandales. Ils ont  été contraints à la démission, sans attendre une éventuelle mise en examen. Ce fut le cas de Thomas Thévenoud, qui fut secrétaire d'État chargé du commerce extérieur dans le gouvernement de Manuel Valls, en septembre 2014. Il dut se retirer, après avoir exercé ses fonctions pendant neuf jours, une phobie administrative l'ayant empêché de déclarer ses impôts durant au moins les trois dernières années fiscales. Cette fois, le maintien au gouvernement était rendu impossible par le ridicule de la situation et l'agitation médiatique qui a suivi la révélation de cette étrange pathologie.

 

La "jurisprudence Bérégovoy-Balladur" avait le mérite d'être claire, mais elle s'est peu à peu effritée, d'abord sous l'ère Sarkozy. André Santini, Claude Guéant et Christine Largarde ont conservé leurs portefeuilles respectifs alors qu'ils étaient mis en cause dans différentes affaires. Mieux, Brice Hortefeux, ministre de l'Intérieur, est resté au gouvernement, alors même qu'il avait été condamné à deux reprises devant le tribunal correctionnel, pour injure raciale et atteinte à la présomption d'innocence. Rappelons qu'un ministre démissionnaire a, à la même époque, été autorisé à retrouver son siège de parlementaire, un mois après qu'il ait quitté le gouvernement. Le principe est donc simple : un ministre mis en examen devient rapidement un parlementaire mis en examen.


Les errements du quinquennat Macron

 

Dès lors, toutes les barrières sont tombées, et le quinquennat Macron a été marqué par une pratique pour le moins fluctuante. En 2017, Édouard Philippe avait annoncé reprendre à son compte la jurisprudence Bérégovoy-Balladur. Les membres du MODEM, dont François Bayrou alors Garde des Sceaux, ont ainsi été contraints de renoncer à faire partir du gouvernement Philippe II, après les législatives de 2017. Une enquête avait en effet ouverte dans l'affaire des assistants parlementaires européens. Laura Flessel et François de Rugy furent aussi contraints à la démission, avant même d'être l'objet d'enquêtes judiciaires.

 

Mais cette pratique a bientôt cédé la place à un choix purement discrétionnaire du Président de la République et du Premier ministre.  Pour la première fois, un ministre en exercice, Alain Griset, a été jugé en correctionnelle, et condamné en décembre 2021, pour avoir oublié de déclarer une partie de son patrimoine à la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique. Il n'a démissionné que le jour où le jugement a été rendu.


Aujourd'hui, dans le gouvernement Borne, nombreux sont les ministres en délicatesse avec la justice. Olivier Dussopt est toujours l'objet d'une enquête du Parquet national financier (PNF) pour une sombre affaire de lithographies offertes par une entreprise qui a ensuite obtenu un marché public dans sa commune, de même que Sébastien Lecornu, pour prise illégale d'intérêts lorsqu'il était président du conseil départemental de l'Eure. La Cour de justice de la République (CJR), quant à elle, a ouvert une instruction sur la gestion de l'épidémie de Covid-19, notamment par l'ancien ministre de la Santé, Olivier Véran. Cette situation n'a pas empêché sa reconduction dans le gouvernement Borne, cette fois comme ministre chargé des relations avec le parlement. Enfin, rappelons qu'Éric Dupont-Moretti, mis en examen devant cette même CJR pour conflits d'intérêts, a tout simplement été reconduit dans ses fonctions. 

 

On devrait sans doute oublier charitablement le cas de Gérald Darmanin, au profit duquel un non-lieu a été obtenu, et celui de Damien Abbad, accusé de plusieurs viols mais qui n'a fait l'objet d'aucune plainte. 

 

Il conviendrait plutôt de parler d'irresponsabilité politique, par une extension illégitime de l'immunité des politiques. Historiquement, la responsabilité politique a découlé de la responsabilité pénale. Elle a même tendu à s'y substituer et, sous la Terreur, la responsabilité politique se résumait à la guillotine. Se contenter de la démission a été un progrès. Par une curieuse involution, la responsabilité politique tend désormais à s'effacer devant la responsabilité pénale. Elle est pour ainsi dire évanouie. Pour les favoris du Président, pas question de la mettre en oeuvre avant une condamnation judiciaire ! Et l'on connaît les procédures dilatoires qui permettent de la retarder jusqu'à la fin des temps. Les ministres n'ont finalement de comptes à rendre qu'au Président. L'opinion, le parlement, la justice même sont tenus en lisière, voire en suspicion. Cet abandon de la responsabilité politique conduit finalement à tolérer des corruptions diverses jusqu'au plus haut niveau de l'État.

 

1 commentaire:

  1. A la manière d'un médecin clinicien, vous portez un diagnostic sans concession - mais ô combien juste - sur une société française métastasée par la corruption de la classe politique. Une sorte de République des copains et des coquins.

    Plusieurs remarques additionnelles s'imposent :
    - Morale, droit et politique ne font pas bon ménage dans la République française, patrie des Lumières qui veut se donner en exemple à la planète entière.
    - A quoi servent donc, outre se donner bonne conscience, comités d'éthique, de déontologie, déontologues et autres gadgets mis en place au fil des ans pour moraliser la vie publique ?
    - A quoi serviront les Etats généraux pilotés par le sinistre ex-vice-président du Conseil d'Etat, le sieur Jean-Marc Sauvé ? Encore un comité théodule de plus ?
    - A quand la suppression de la Cour de justice de la République pour faire des responsables politiques des citoyens comme les autres et la réforme du parquet pour répondre aux exigences des deux arrêts de 2010 de la Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg ?

    Assez de paroles. Les citoyens attendent des actes forts pour transformer efficacement notre République bananière en République exemplaire ? Ce n'est pas demain la veille ...

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