« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 6 mars 2022

Pas de signes religieux sur la robe des avocats

 

 


Dans un arrêt du 2 mars 2022, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation confirme que le conseil de l'ordre des avocats peut modifier son règlement intérieur pour interdire aux avocats de porter sur la robe des signes distinctifs, et notamment des signes religieux. En l'espèce, la modification concernait les membres du Barreau de Lille, et était clairement rédigée : "L'avocat ne peut porter avec la robe ni décoration ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique" .

Concrètement, il s'agit d'imposer une obligation de neutralité, en interdisant aux avocats de manifester, même discrètement, leurs convictions politiques ou religieuses dans leurs activités judiciaires, celles qui précisément imposent le port de la robe. L'obligation de neutralité trouve son fondement dans le principe d'égalité devant la loi. Elle garantit que l'activité de ces professionnels du droit sera assurée de manière indifférenciée, quelles que soient les convictions des avocats ou de leurs clients. 

C'est la raison pour laquelle la Cour de cassation avait admis le port de décorations sur la robe, dans un arrêt du 24 octobre 2018. A ses yeux, le fait d'arborer le Mérite ou la Légion d'Honneur n'emportait aucune rupture d'égalité entre confrères, et encore moins entre les clients. Pour le Barreau de Lille, il s'agissait d'afficher un strict respect de la neutralité, en imposant que la robe soit la même pour tous. On note qu'il n'y a pas de véritable contradiction en l'espèce. La Cour de cassation autorise le port des décorations sur la robe, mais n'interdit pas aux Barreaux de réglementer cet usage.


Le principe de neutralité


La décision du Conseil de l'Ordre s'inscrit dans un mouvement général d'élargissement du principe de neutralité, qui dépasse désormais largement le champ étroit du service public. Depuis l'arrêt de l'Assemblée plénière rendu le 25 juin 2014 dans la célèbre affaire Baby Loup, la neutralité peut désormais être imposée à la salariée d'une crèche associative. De même, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans deux décisions du 14 mars 2017, reconnaît aux entreprises le droit d'imposer la neutralité à leurs employés, à la condition toutefois que les motifs de ce choix soient clairement formulés dans le règlement intérieur.

Précisément, l'arrêt du 2 mars 2022 reconnait à l'ordre des avocats le droit de modifier son règlement intérieur pour imposer la neutralité. Ce n'est guère surprenant, si l'on considère que les avocats sont des auxiliaires de justice, donc participent au service public de la justice. Depuis le décret du 2 nivôse an XI, le port de la robe est davantage considéré comme un devoir que comme un droit. Ce principe est confirmé par l'article 3 de la loi du 31 décembre 1971 qui énonce : "L'avocat revêt, dans l'exercice de ses fonctions judiciaires, le costume de sa profession". A contrario, en est-il dispensé lorsqu'il exerce des fonctions non directement judiciaires, par exemple recevoir un client à son cabinet.

 


Les bonnes causes. Christian-Jaque, 1963, Marina Vlady et Pierre Brasseur

 

La requérante n'était pas avocate

 

La 1ère Chambre civile, dans son arrêt du 2 mars 2022, commence par reconnaître l'irrecevabilité du pourvoi déposé par une demanderesse qui, dans son enthousiasme militant, avait oublié qu'elle n'était pas avocate.

Les textes sont pourtant clairs. L'article 19 de la loi du 31 décembre 1971 donne compétence à la cour d'appel pour annuler, sur réquisitions du procureur général, les délibérations ou décisions du conseil de l'ordre. Le décret du 27 novembre 1991, affirme quant à lui, que le recours est ouvert à "tout avocat s'estimant lésé dans ses intérêts professionnels". Il doit alors saisir préalablement le bâtonnier, avant de déférer la décision en litige à la cour d'appel.

Or, en l'espèce, la requérante était une élève-avocate qui entendait porter le voile avec sa robe. Mais elle ne pouvait invoquer aucun "intérêt professionnel lésé", dès lors qu'elle n'exerçait pas encore la profession, n'étant pas encore titulaire du CAPA. Elle n'était donc pas soumise au port de la robe.

La jeune élève était toutefois en stage dans un cabinet, dont le responsable, cette fois avocat, s'était joint au pourvoi. Cette situation permet à la Cour de cassation de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi.

Elle écarte, logiquement, celui reposant sur l'incompétence du conseil de l'ordre pour modifier le règlement intérieur en matière de port des signes religieux. La Cour de cassation se fonde sur l'article 17 de la loi de 1971 qui donne attribution au conseil pour traiter de "toutes questions intéressant l'exercice de la profession". De même, l'article 21-1 lui confère une compétence générale pour unifier "les usages de la profession". On ne peut être surpris de ce rejet, d'autant que les Barreaux de Paris et Toulouse avaient déjà adopté ce type de réglementation. La Conférence des bâtonniers, en 2016, avait même appelé à une réglementation "disposant que les avocats se présentent tête nue dans l'exercice public de leurs fonctions d'assistance et de représentation".

 

L'avocat n'était pas décoré

 

Quant au dernier moyen, il repose sur les textes organisant la Légion d'honneur, l'Ordre du Mérite et la Médaille Militaire qui, tous, mentionnent que la personne décorée a le droit de porter les insignes liés à sa décoration. Il s'agissait donc d'obtenir l'annulation de la délibération, dans la mesure où elle interdisait le port de décorations. Hélas, le maître de stage se retrouve dans la même situation que sa stagiaire. N'étant titulaire d'aucune décoration, il ne peut se plaindre de ne pas pouvoir en porter sur sa robe d'avocat. 

La stagiaire n'était pas avocate, et le maître de stage n'était pas décoré. Il faut reconnaître que ce pourvoi avait bien peu de chances de prospérer. Mais ces recours militants teintés de prosélytisme ont, le plus souvent, un intéressant effet boomerang. Ils donnent l'occasion aux juges d'affirmer le droit positif avec clarté. Et contrairement à ce qui est parfois affirmé, le droit positif ne va pas du tout dans le sens de la reconnaissance d'un droit de porter des signes religieux dans toutes les activités professionnelles. Il tend au contraire, pas à pas, à étendre le principe de neutralité et à renforcer l'égalité devant la loi. Il faut donc remercier la stagiaire qui n'était pas avocate et le maître de stage qui n'était pas décoré pour leur effort remarquable en faveur du principe de laïcité.


Sur le principe de neutralité : Chapitre 10 section 2 § 2  du Manuel





2 commentaires:

  1. Voilà bien un domaine où le législateur devrait intervenir pour poser des règles claires et nettes afin d'éviter toute contestation possible. La neutralité est un principe sur lequel il n'y a aucun compromis - pour ne pas dire - compromission possible - possible afin d'éviter la moindre brèche dans laquelle certains (certaines) seraient heureux (ses) de s'engouffrer. La manière dont avait été traitée - pas traitée serait plus juste -, en son temps, la question du port du voile à l'école a conduit aux dérives que nous connaissons actuellement.

    Cette stagiaire serait bien inspirée de s'inscrire au barreau de Kaboul. Elle aurait tout loisir d'arborer tous les signes religieux qui lui plairaient ! Elle pourrait également contester toutes les décisions préjudiciables pour elle devant la juridiction ordinale locale.

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  2. Bonjour
    La CJUE a émis des précisions utiles sur la neutralité à l'entreprise dans ses deux arrêts du 15 juillet 2021 Wabe et Müller Handle, notamment concernant les crèches privées. Je me suis risqué à quelques réflexions : https://www.ufal.org/laicite/signes-religieux-en-entreprise-la-justice-de-lunion-europeenne-precise-sans-guere-innover/
    Evidemment, dans un prétoire, nous ne sommes pas dans une entreprise privée, mais dans le cadre d'un service public -donc le principe de laïcité s'applique. Mais votre réflexion sur l'élargissement de la notion de "neutralité" (qui n'est qu'un élément de la laïcité) me paraît fort intéressante.

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