« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 18 septembre 2021

Remontées d'information : L'immobilisme du Conseil constitutionnel


Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 14 septembre 2021, le Conseil constitutionnel réaffirme son refus de voir émerger dans notre pays un véritable pouvoir judiciaire indépendant. Saisi par la Ligue des droits de l'homme, il déclare conforme à la Constitution l'article 35 alinéa 3 du code de procédure pénale. Il énonce : "Outre les rapports particuliers qu'il établit soit d'initiative, soit sur demande du ministre de la justice, le procureur général adresse à ce dernier un rapport annuel de politique pénale sur l'application de la loi et des instructions générales ainsi qu'un rapport annuel sur l'activité et la gestion des parquets de son ressort". 

 

Les remontées d'information 


La QPC porte précisément sur ces "rapports particuliers" dont le statut juridique se révèle pour le moins incertain. C'est vrai que la circulaire du 31 janvier 2014 énonce que le Garde des Sceaux, afin de pouvoir répondre aux questions des autorités indépendantes ou des parlementaires, doit « être renseigné sur les procédures présentant une problématique d’ordre sociétal, un enjeu d’ordre public, ayant un retentissement médiatique national (…) ».  Certes, mais nul n'ignore que ces "remontées d'information" sont fort nombreuses et qu'elles portent souvent sur des affaires en cours. La situation est donc juridiquement complexe. D'un côté, la loi du 25 juillet 2013 interdit au Garde des Sceaux d'adresser aux membres du ministère public des instructions dans les affaires individuelles. De l'autre, la circulaire du 31 janvier 2014 autorise "la transmission hiérarchique de l'information". Concrètement, cela signifie que le procureur va devoir rendre compte d'une information en cours au procureur général, information transmise ensuite au supérieur hiérarchique, le ministre de la Justice

On se souvient que, dans l'affaire Fillon, ces remontées d'information avaient été perçues comme particulièrement pesantes par Eliane Houlette, responsable du Parquet national financier.  Dans son avis du 15 septembre 2020, le Conseil supérieur de la magistrature avait reconnu que cette procédure pouvait être source de "tensions" et "être source de stress". Il préconisait alors une réforme du statut des magistrats du parquet confiant le pouvoir de nomination au CSM, comme pour les juges du siège. De même demandait-il une clarification juridique de ces remontées d'information. Cette demande a été réitérée par le procureur général près la Cour de cassation François Mollins dans son allocution du 12 mars 2021.

Mais rien ne bouge, alors même que les remontées d'information sont organisées par une simple circulaire de politique pénale. M. Dupond-Moretti, qui se dit attaché à l'indépendance de la justice, n'aurait donc qu'à supprimer un paragraphe dans la circulaire de 2014 pour modifier le système. Il se garde bien de le faire, et, au contraire, il fait preuve du plus grand acharnement contre les magistrats du parquet financier, alors même que le CSM avait donc conclu à l'absence de comportement fautif. 

 

Les lauriers de César. René Goscinny et Albert Uderzo, 1972
 


Un exercice de langue de bois


La décision du Conseil constitutionnel révèle une pratique identique d'immobilisme. La décision du 14 septembre se présente comme un bel exercice de langue de bois. L'association requérante invoquait une atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Faute d'encadrer les transmissions d'information, le droit permet aujourd'hui au ministre de la Justice d'intervenir dans le déroulement des procédures et d'exercer une pression sur les magistrats du parquet, à l'égard desquels il détient le pouvoir de nomination et de sanction. Peut-on imaginer en effet qu'un procureur ne considère pas comme une pression l'accumulation de demandes de remontées d'information, auxquels peuvent parfois se joindre quelques "conseils" donnés par le procureur général ? 

Mais le Conseil se borne à réciter la Constitution. L'article 64 de la Constitution garantit "l'indépendance de l'autorité judiciaire » dont le Président de la République est garant. Il ajoute que le parquet appartient à l'autorité judiciaire, ce qui suffit, à ses yeux, à garantir son indépendance. Il reprend donc la formulation de sa décision QPC du 22 juillet 2016, selon laquelle "le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, son action devant les juridictions".

Il exerce ensuite son contrôle de proportionnalité en feignant d'ignorer que les "rapports particuliers" peuvent être utilisés à d'autres fins que celles de la politique pénale. Pour lui, "ces dispositions ont pour seul objet de permettre au ministre de la justice, chargé de conduire la politique pénale déterminée par le Gouvernement, de disposer d'une information fiable et complète sur le fonctionnement de la justice au regard, notamment, de la nécessité d'assurer sur tout le territoire de la République l'égalité des citoyens devant la loi". Il ajoute que le procureur est un juge impartial, et déduit de l'ensemble que ces dispositions ne portent pas atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire ni à la séparation des pouvoirs, à peine mentionnée.

Cet aveuglement n'est pas sans danger. Alors que les parquets spécialisés tendant aujourd'hui à se développer, avec d'abord le Parquet national financier (PNF), puis le Parquet national antiterroriste (PNAT), ces structures risquent d'être perçues comme le bras armé de l'Exécutif, le simple instrument d'une politique. Pour ce qui est du PNF, sur lequel nous disposons de suffisamment de recul, la lutte contre la corruption qu'il a engagée est une formidable succès. Le maintien de ces remontées d'information pourrait nuire à sa crédibilité. A moins qu'il s'agisse au contraire de saboter le dispositif de lutte contre la corruption ? 


Le monologue du juge constitutionnel


Cette décision fort sommaire sur le plan juridique réduit le dialogue des juges, tant vanté par le Conseil constitutionnel, à un monologue. La Cour européenne des droits de l'homme considère, notamment dans l'arrêt Moulin c. France du 23 novembre 2010, que le procureur français "ne présente pas les garanties d'indépendance requises" pour être qualifié de "magistrat" au sens où l'entend l'article 5 § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour de cassation a repris exactement la même formule moins d'un mois plus tard, dans un arrêt du 15 décembre 2010.

Certes, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), dans une décision du 12 décembre 2019, a considéré que le parquet français remplissait la condition d'indépendance attachée à l'autorité juridictionnelle, et pouvait donc émettre un mandat d'arrêt européen. Mais cette solution semble fragile car la CJUE insiste en même temps sur la nécessité de garantir l'indépendance des membres du parquet. Le procureur général Français Molins a même considéré que cet arrêt était surtout "guidé par des enjeux politiques, dans un climat de défiance à l'égard de l'Union".

La situation est donc complexe. Le Conseil constitutionnel refuse de voir les atteintes à l'indépendance de l'autorité judiciaire et à la séparation des pouvoirs. La CEDH estime que le procureur n'est pas un magistrat, mais s'accommode des bricolages juridiques qui consistent à confier une partie des compétences du procureur au juge des libertés et de la détention (JLD) pour éviter la sanction européenne. La CJUE enfin préfère mettre la poussière sous le tapis, en tolérant un statut du procureur français qui va pourtant à l'encontre du principe d'indépendance auquel elle se dit attachée. Quant au droit français, il se caractérise par une alliance entre le président de la République qui n'a engagé aucune révision constitutionnelle, le Garde des Sceaux qui n'envisage pas de modifier la circulaire de 2014, et le Conseil constitutionnel qui déclare cet immobilisme conforme à la Constitution.

 

Sur l'indépendance du parquet : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1 § 1, D



 

1 commentaire:

  1. Votre analyse est aussi brillante que pertinente tant elle résume certains des maux de l'autorité judiciaire et de son contrôle. Que dire d'un Conseil constitutionnel, organe politique tant par sa composition (qui ne présente aucune des garanties d'indépendance et d'impartialité que l'on serait en droit d'attendre de lui), de son fonctionnement (son actuel secrétaire général, comme d'autres avant lui - nous pensons à Marc Guillaume - est issu du Conseil d'Etat qui y apporte la culture de la justice couchée par excellence) et donc par la défiance naturelle qu'il inspire aux citoyens ?

    Ce ne sont pas quelques réformettes qui changeront la donne. L'édifice est à repenser, à rebâtir des fondations à la toiture pour que la patrie autoproclamée des droits de l'homme se transforme en authentique état de droit. Qui aura le courage de se confronter à la "mafia" des grands corps" et à leur morgue ? Poser la question, c'est déjà y répondre.

    A titre d'illustration, découvrez le portrait du dernier vice-président du Conseil d'Etat, Jean-Marc Sauvé tel que dressée dans la dernière livraison du Magazine M du Monde daté du 18 septembre 2021 !

    RépondreSupprimer