« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 9 août 2021

Les Invités de LLC. Condorcet : Sur l'admission des femmes au droit de cité

 

A l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

 

 CONDORCET

 

Sur l'admission des femmes au droit de cité

3 juillet 1790

 

 

 

 

L’habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que, parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une injustice.

 

Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux législateurs, lorsqu’ils s’occupaient avec le plus de zèle d’établir les droits communs des individus de l’espèce humaine, et d’en faire le fondement unique des institutions politiques.

 

Par exemple, tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze millions de femmes ?

 

Pour que cette exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer.

 

Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.

 

(...)Dira-t-on qu’il y ait dans l’esprit ou dans le cœur des femmes quelques qualités qui doivent les exclure de la jouissance de leurs droits naturels ? Interrogeons d’abord les faits. Élisabeth d’Angleterre, Marie-Thérèse, les deux Catherine de Russie, ont prouvé que ce n’était ni la force d’âme, ni le courage d’esprit qui manquait aux femmes.

 

On a dit que les femmes, malgré beaucoup d’esprit, de sagacité, et la faculté de raisonner portée au même degré que chez de subtils dialecticiens, n’étaient jamais conduites par ce qu’on appelle la raison. Cette observation est fausse : elles ne sont pas conduites, il est vrai, par la raison des hommes, mais elles le sont par la leur.

Leurs intérêts n’étant pas les mêmes, par la faute des lois, les mêmes choses n’ayant point pour elles la même importance que pour nous, elles peuvent, sans manquer à la raison, se déterminer par d’autres principes et tendre à un but différent (...).

 

On a dit que les femmes, quoique meilleures que les hommes, plus douces, plus sensibles, moins sujettes aux vices qui tiennent à l’égoïsme et à la dureté du cœur, n’avaient pas proprement le sentiment de la justice ; qu’elles obéissaient plutôt à leur sentiment qu’à leur conscience. Cette observation est plus vraie, mais elle ne prouve rien : ce n’est pas la nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence. Ni l’une ni l’autre n’ont accoutumé les femmes à l’idée de ce qui est juste, mais à celle de ce qui est honnête. Éloignées des affaires, de tout ce qui se décide d’après la justice rigoureuse, d’après des lois positives, les choses dont elles s’occupent, sur lesquelles elles agissent, sont précisément celles qui se règlent par l’honnêteté naturelle et par le sentiment. Il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits.

 

Si on admettait contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du droit de cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni acquérir des lumières, ni exercer sa raison, et bientôt, de proche en proche, on ne permettrait d’être citoyens qu’aux hommes qui ont fait un cours de droit public. Si on admet de tels principes, il faut, par une conséquence nécessaire, renoncer à toute constitution libre. Les diverses aristocraties n’ont eu que de semblables prétextes pour fondement ou pour excuse ; l’étymologie même de ce mot en est la preuve.

 

On ne peut alléguer la dépendance où les femmes sont de leurs maris, puisqu’il serait possible de détruire en même temps cette tyrannie de la loi civile, et que jamais une injustice ne peut être un motif d’en commettre une autre.

 

Il ne reste donc que deux objections à discuter (...).

 

On aurait à craindre, dit-on, l’influence des femmes sur les hommes.

 

Nous répondrons d’abord que cette influence, comme toute autre, est bien plus à redouter dans le secret que dans une discussion publique ; que celle qui peut être particulière aux femmes y perdrait d’autant plus, que, si elle s’étend au-delà d’un seul individu, elle ne peut être durable dès qu’elle est connue. D’ailleurs, comme jusqu’ici les femmes n’ont été admises dans aucun pays à une égalité absolue, comme leur empire n’en a pas moins existé partout, et que plus les femmes ont été avilies par les lois, plus il a été dangereux, il ne paraît pas qu’on doive avoir beaucoup de confiance à ce remède. N’est-il pas vraisemblable, au contraire, que cet empire diminuerait si les femmes avaient moins d’intérêt à le conserver, s’il cessait d’être pour elles le seul moyen de se défendre et d’échapper à l’oppression ?

Si la politesse ne permet pas à la plupart des hommes de soutenir leur opinion contre une femme dans la société, cette politesse tient beaucoup à l’orgueil ; on cède une victoire sans conséquence ; la défaite n’humilie point parce qu’on la regarde comme volontaire. Croit-on sérieusement qu’il en fût de même dans une discussion publique sur un objet important ? La politesse empêche-t-elle de plaider contre une femme ?

 

Mais, dira-t-on, ce changement serait contraire à l’utilité générale, parce qu’il écarterait les femmes des soins que la nature semble leur avoir réservés.

Cette objection ne me paraît pas bien fondée. Quelque constitution que l’on établisse, il est certain que, dans l’état actuel de la civilisation des nations européennes, il n’y aura jamais qu’un très petit nombre de citoyens qui puissent s’occuper des affaires publiques. On n’arracherait pas les femmes à leur ménage plus que l’on n’arrache les laboureurs à leurs charrues, les artisans à leurs ateliers. Dans les classes plus riches, nous ne voyons nulle part les femmes se livrer aux soins domestiques d’une manière assez continue pour craindre de les en distraire, et une occupation sérieuse les en détournerait beaucoup moins que les goûts futiles auxquels l’oisiveté et la mauvaise éducation les condamnent.

 

La cause principale de cette crainte est l’idée que tout homme admis à jouir des droits de cité ne pense plus qu’à gouverner ; ce qui peut être vrai jusqu’à un certain point dans le moment où une constitution s’établit ; mais ce mouvement ne saurait être durable. Ainsi il ne faut pas croire que parce que les femmes pourraient être membres des assemblées nationales, elles abandonneraient sur-le-champ leurs enfants, leur ménage, leur aiguille. Elles n’en seraient que plus propres à élever leurs enfants, à former des hommes (...).

 

Jusqu’ici, tous les peuples connus ont eu des mœurs ou féroces ou corrompues. Je ne connais d’exception qu’en faveur des Américains des États-Unis qui sont répandus en petit nombre sur un grand territoire. Jusqu’ici, chez tous les peuples, l’inégalité légale a existé entre les hommes et les femmes ; et il ne serait pas difficile de prouver que dans ces deux phénomènes, également généraux, le second est une des principales causes du premier ; car l’inégalité introduit nécessairement la corruption, et en est la source la plus commune, si même elle n’est pas la seule.

Je demande maintenant qu’on daigne réfuter ces raisons autrement que par des plaisanteries et des déclamations ; que surtout on me montre entre les hommes et les femmes une différence naturelle, qui puisse légitimement fonder l’exclusion du droit.

 

L’égalité des droits établie entre les hommes, dans notre nouvelle constitution, nous a valu d’éloquentes déclama­tions et d’intarissables plaisanteries ; mais, jusqu’ici, personne n’a pu encore y opposer une seule raison, et ce n’est sûrement ni faute de talent, ni faute de zèle. J’ose croire qu’il en sera de même de l’égalité des droits entre les deux sexes. Il est assez singulier que dans un grand nombre de pays on ait cru les femmes incapables de toute fonction publique, et dignes de la royauté ; qu’en France une femme ait pu être régente, et que jusqu’en 1776 elle ne pût être marchande de modes à Paris ; qu’enfin, dans les assemblées électives de nos bailliages, on ait accordé au droit du fief, ce qu’on refusait au droit de la nature. Plusieurs de nos députés nobles doivent à des dames, l’honneur de siéger parmi les représentants de la nation. Pourquoi, au lieu d’ôter ce droit aux femmes propriétaires de fiefs, ne pas l’étendre à toutes celles qui ont des propriétés, qui sont chefs de maison ? Pourquoi, si l’on trouve absurde d’exercer par procureur le droit de cité, enlever ce droit aux femmes, plutôt que de leur laisser la liberté de l’exercer en personne ?


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