« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 4 juillet 2021

Secret défense et archives publiques : des lendemains qui ne chantent pas


Dans un arrêt du 2 juillet 2021, le Conseil d'État annule l'arrêté du 13 novembre 2020 approuvant la nouvelle rédaction de l 'instruction interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale. Le juge administratif sanctionne ainsi une disposition de cette instruction, l'article 63, qui avait pour effet de soumettre la communication de certaines archives à une procédure de déclassification, alors même que la loi en vigueur les affirme comme "communicables de plein droit". 

La loi du 15 juillet 2008 prévoit en effet un délai de confidentialité de cinquante ans pour les documents dont la communication porterait atteinte au secret de la défense nationale, voire cent ans pour ceux dont la communication est de nature à porter atteinte à la sécurité de personnes identifiables. A l'issue de ce délai, selon les dispositions de la loi codifiées dans l'article L213-2 du code du patrimoine, ces archives deviennent communicables "de plein droit". 

L'illégalité était donc particulièrement grossière. Un acte réglementaire, l'instruction interministérielle, allait directement à l'encontre de dispositions législatives. En réintroduisant une procédure de déclassification, le pouvoir réglementaire soumettait de nouveau l'accès aux archives au pouvoir discrétionnaire des autorités habilitées à classifier et à déclassifier. La loi était directement violée, et la liberté d'accès aux archives battue en brèche. 

Le Conseil d'État annule donc cette nouvelle rédaction pour erreur de droit, dès lors que le règlement n'est pas conforme à la loi. Observons toutefois qu'il aurait pu aussi se fonder sur l'incompétence, moyen d'ordre public, dès lors que le pouvoir réglementaire avait pris une disposition relevant du domaine de la loi, dès lors que l'accès aux archives est une liberté constitutionnelle.

Ce choix de ne pas mentionner la liberté d'accès aux archives ne relève évidemment pas du hasard, et il faut reconnaître que la décision est quelque peu pernicieuse. Elle annule en effet une illégalité grossière, mais offre à l'administration la possibilité d'utiliser d'autres voies pour porter atteinte à cette liberté. Après avoir célébré leur victoire, les associations requérantes vont devoir affronter des lendemains qui ne chantent pas réellement. 


J. Perrier. C'est secret, ça ne regarde personne. Affiche circa 1945

La voie législative

 

Dès le mois de mars 2021, le président de la République avait annoncé vouloir "permettre aux services d'archives de procéder aux déclassifications des documents couverts par le secret de la défense nationale (...) jusqu'aux dossiers de l'année 1970 incluse". Hélas, les contraintes du "en même temps" l'ont rapidement amené à préciser qu'il fallait "renforcer la communicabilité des pièces sans compromettre la sécurité et la défense nationales". Il devenait alors nécessaire d'engager un travail législatif  "d'ajustement du point de cohérence".

Cet "ajustement" est intervenu à l'occasion du dépôt du projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, actuellement débattu au parlement et présenté comme un texte d'ouverture. Or précisément, cette ouverture apparaît plutôt comme une fermeture.

L'article 19 du projet annonce propose d'inscrire dans le code du patrimoine la disposition selon laquelle « toute mesure de classification [...] prend automatiquement fin à la date à laquelle le document qui en a fait l'objet devient communicable de plein droit ». Une telle formulation semble respecter parfaitement l'article 213-2 de ce même code, au point que l'on se demande bien pourquoi il semble nécessaire d'adopter une disposition aussi redondante. 

Elle est nécessaire parce que, "en même temps", elle s'accompagne d'exceptions au délai de cinquante ans prévu par l'article 213-2, "pour les documents d'une particulière sensibilité dont la communication serait de nature à nuire aux intérêts fondamentaux de la Nation". Ces "intérêts fondamentaux de la Nation" sont définis par l'autorité habilitée à classifier les documents, ce qui est bien commode. Pour faire bonne mesure, l'article 19 du projet précise les types d'informations visées par ces dérogations. 

On y trouve des éléments qui n'intéressent guère les historiens comme les caractéristiques techniques des installations sensibles ou des matériels de guerre et assimilés. On y trouve aussi, et cela semble logique, les informations relatives à l'organisation, à la mise en oeuvre et à la protection des moyens de la dissuasion nucléaire. Tous ces éléments deviendraient communicables à la date de la perte de leur valeur opérationnelle. Notons tout de même que l'appréciation de cette valeur opérationnelle peut être prolongée indéfiniment dès lors qu'elle relève exclusivement des autorités habilitées.

Reste ce qui gêne le plus les travaux historiques, c'est à dire les informations portant sur les procédure opérationnelles et les capacités techniques du renseignement, qui deviendraient elles aussi communicables à la date de la perte de leur valeur opérationnelle. Contrairement à ce qu'affirmait le président de la République, il ne s'agit pas d'ouvrir mais de fermer les archives antérieures à 1970, et notamment celles de la guerre d'Algérie. La notion de "valeur opérationnelle" en ce domaine demeure si floue qu'elle peut être utilisée pour empêcher toute recherche, voire pour l'influencer, ou tout au moins chercher à l'influencer, en déclassifiant certaines informations pour en conserver d'autres secrètes. Les historiens ne seront sans doute pas dupes et ils préfèreront sans doute inciter leurs étudiants à choisir d'autres objets de recherches. Le domaine du renseignement échapperait alors entièrement aux études historiques.

 

La saisine du Conseil constitutionnel

 

Il est probable que cet article 19 sera adopté par la Commission mixte paritaire qui doit être prochainement réunie. Une fois la loi votée, le Conseil constitutionnel sera saisi et il constituera le dernier espoir des historiens.

Dans une décision du 15 septembre 2017, le Conseil constitutionnel a en effet consacré l'existence d'un droit d'accès aux archives publiques. Ce n'était pas si évident si l'on considère que ce droit n'avait, jusque là, été affirmé que par la loi voie législative, notamment avec la loi fondatrice du 3 janvier 1979. Pour trouver un fondement constitutionnel à ce droit, le Conseil s'est tourné vers l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". L'accès aux archives est alors présenté comme un élément du droit à l'information, au même titre que l'accès aux documents administratifs.

Le Conseil constitutionnel pourra-t-il s'appuyer sur cette jurisprudence pour faire sauter les verrous introduits par l'article 19 de la future loi ? Ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas certain. L'analyse reposera en effet sur le contrôle de proportionnalité. Le Conseil appréciera alors si ces dispositions portent une atteinte excessive à la liberté d'accès aux archives. Et il faut reconnaître que, comme toujours en matière de contrôle de proportionnalité, le Conseil fera ce que bon lui semble.

 

Le contrôle exclusif du Conseil d'État

 

Si sa décision se révélait négative, il ne resterait que le contrôle du Conseil d'État. Après avis de la Commission d'accès aux documents administratifs, c'est en effet à lui d'apprécier la légalité du refus de communication dérogatoire d'archives classifiées, comme il l'avait fait dans son arrêt du 16 juin 2020. Il avait alors annulé la décision du ministre de la culture refusant au requérant l'accès dérogatoire à certaines archives du Président Mitterrand. 

A cet égard, l'arrêt du 2 juillet 2021 présente ainsi un triple avantage. D'une part, il sanctionne une grave illégalité et donne une satisfaction symbolique aux historiens. D'autre part, il laisse à l'Exécutif la possibilité de recourir à la loi pour rétablir, dans des termes très comparables, la disposition qu'il vient d'annuler. Le vote ne fait guère de doute si l'on considère qu'il existe actuellement une alliance entre LaRem et la droite plus traditionnelle pour privilégier le secret administratif sur la transparence. Enfin, l'arrêt protège le pouvoir du Conseil d'État lui-même, puisque, in fine, c'est sur lui que reposera l'exclusivité du contrôle des demandes d'accès dérogatoires. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

2 commentaires:

  1. Bonjour. En lien avec ce billet je signale la décision de la CEDH relative à l'affaire Garner c France:
    https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-202611%22]}
    Décision de rejet mais comportant d'utiles indications à destination des futurs plaideurs dans le domaine des archives
    Cordialement

    RépondreSupprimer
  2. Quelle meilleure synthèse de cette vaste farce que le titre du Canard enchaîné du 7 juillet 2021 intitulé : "Macron 'ouvre' les archives historiques, Manu planque les cartons!"

    Nous découvrons, à cette occasion, que l'ex-SGG Marc Guillaume - conseiller d'Etat pour ceux qui ne le sauraient pas encore - aurait eu une phrase historique en réunion interministérielle : "Je ne veux voir sortir aucun document secret depuis Ptolémée".

    Nous disposons d'une nouvelle preuve que la France est le pays roi des déclarations de principe généreuses en matière de protection des droits des citoyens et "en même temps" le pays roi en matière d'exceptions mesquines. C'est bien connu, les exceptions confirment la règle. Et ensuite, nos brillants dirigeants iront faire la leçon aux dictatures, démocratures et autres démocraties illibérales qui procèderaient comme nous le faisons.

    RépondreSupprimer