« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 16 mai 2021

La CEDH s'intéresse à la cour constitutionnelle polonaise


Avec l'arrêt Xero Flor w Polsce sp. z.o.o. c. Pologne rendu le 7 mai 202, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se penche sur les conditions de désignation des membres de la Cour constitutionnelle polonaise qui ont jugé l'affaire portée devant elle. Elle parvient à la conclusion que la formation de jugement n'était pas un "tribunal établi par la loi" au sens où l'entend la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

A l'origine de l'affaire, une histoire de gazon. L'entreprise requérante veut obtenir la réparation intégrale par l'État des dommages causés en 2010 et 2011 à l'un de ses produits, du gazon, par des animaux sauvages. A l'occasion de ce contentieux, elle conteste, par voie d'exception, la loi qui lui est appliquée. Mais les juges du fond n'hésitent pas à couper l'herbe sous le pied du requérant. Ils refusent de transmettre sa demande à la Cour constitutionnelle. Saisie finalement d'un recours direct, elle déclare la requête irrecevable en 2017.

 

La prise de contrôle du tribunal constitutionnel polonais 

 

Examinant l'ensemble de cette procédure, la CEDH estime que l'article 6 § 1 de la Convention est applicable à un tribunal constitutionnel. Rappelons qu'il énonce que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (...)". En l'espèce, l'opération de prise de contrôle du tribunal constitutionnel par la majorité conservatrice menée par le Président Duda est au coeur de l'affaire. 

A l'automne 2015, trois membres du tribunal avaient été élus par la Diète et leur investiture avait donné lieu à un avis favorable du tribunal lui-même, conformément au droit en vigueur. Mais après les élections législatives marquant le succès des conservateurs, le Président Duda avait récusé cet avis et refusé d'assermenter les nouveaux élus. Trois nouveaux juges avaient donc été désignés par la nouvelle Diète conservatrice fin octobre 2015, en même temps qu'une nouvelle loi de décembre 2015 réformait le fonctionnement du tribunal, imposant une majorité qualifiée pour les décisions les plus importantes et lui retirant la maîtrise de son ordre du jour.

 




12e étude en ut mineur "révolutionnaire". Chopin

Maurizio Pollini

 

Un "tribunal établi par la loi"

 

Or le recours déposé par Xero Flor a été jugé par ce nouveau tribunal constitutionnel et c'est précisément tout l'intérêt de l'affaire. Sur le plan juridique, la CEDH s'attache à déterminer si la cour constitutionnelle polonaise s'analyse comme un "tribunal établi par la loi" au sens de l'article § 1. Conformément à sa jurisprudence du 1er décembre 2020 Gudmundur Andri Astradsson c. Islande, la CEDH réalise un test en trois étapes pour répondre à cette question. 

Elle commence par se demander s'il y a eu violation du droit interne. Il se trouve que le tribunal constitutionnel polonais s'était prononcé le 3 décembre 2015, et avait estimé parfaitement régulière la décision de trois juges par l'ancienne Diète. De fait, elle avait considéré comme illégales les décisions postérieures à l'alternance. Elles étaient en effet dépourvues de fondement légal, dès lors que les emplois n'étaient pas vacants. La violation  du droit interne a ainsi été reconnue par le tribunal constitutionnel polonais.

La seconde question est la suivante : la juridiction a-t-elle pu remplir sa mission en préservant la prééminence du droit et le principe de séparation des pouvoirs ? Concrètement il s'agit cette fois de se demander si l'atteinte au droit interne déjà contestée emporte la violation d'un principe fondamental gouvernant la désignation des juges. En l'espèce, la CEDH observe que le tribunal constitutionnel n'a pu exercer pleinement ses fonctions après l'alternance, la nouvelle Diète et le Président Duda ayant imposé trois nouveaux juges au moment précis où le tribunal rendait sa décision sur la légalité des désignations précédentes.

Enfin, la troisième question n'appelle guère de commentaires. La Cour regarde en effet si les juridictions polonaises ont eu la possibilité de contrôler la nomination des juges ainsi imposés après l'alternance. La réponse est évidemment négative, dès lors que les gouvernants ont refusé de se soumettre aux décisions du tribunal constitutionnel. 

De la réponse à ces trois questions, la CEDH déduit que Xero Flor s'est vu privé de son droit à un "tribunal établi par la loi".

 

L'étau se resserre, ou pas

 

Cette décision, qui n'est pas vraiment surprenante, constitue un nouveau pas dans l'accroissement des tensions entre l'Europe et la Pologne. Jusqu'à présent, elles s'étaient cristallisées au sein de l'Union européenne. La Commission a ainsi ouvert, en juillet 2017, une procédure d'infraction à l'encontre de la Pologne, à propos d'une loi qui avançait l'âge du départ à la retraite des juges, dans le but de pouvoir remplacer des hauts magistrats considérés comme un peu trop indépendants à l'égard de l'Exécutif par des juges plus dociles. Le 5 novembre 2019, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a déclaré cette loi comme contraire au droit de l'Union dès lors qu'elle porte atteinte à l'indépendance des juges.

En décembre 2017, la Commission a invoqué pour la première fois la procédure prévue à l'article 7 § 1 du traité sur l'Union européenne. Cette disposition permet au Conseil, statuant à la majorité des 4/5è de ses membres, de constater qu'il existe un risque clair de violation grave par un État membres des valeurs communes mentionnées à l'article 2 du même traité. In fine, la procédure peut conduire à suspendre le droit de vote de la Pologne au sein du Conseil. Plus récemment, la Commission s'est inquiétée de la "loi muselière" qui permet de sanctionner les juges polonais qui oseraient mettre en question les réformes judiciaires.

L'arrêt Xero Flor s'analyse ainsi comme un soutien affirmé de la CEDH à la position de la CJUE. Le projet est sans doute de favoriser l'émergence d'un état de droit de européen qui dépasserait les frontières de l'Union européenne pour s'étendre à l'ensemble des membres du Conseil de l'Europe. L'étau se resserre sans doute sur la Pologne, mais les résultats se font attendre. Les autorités polonaises ne semblent pas tellement effrayées par cette situation, car elles n'ignorent pas que si les juges condamnent volontiers, les politiques, eux, privilégient le dialogue. On constate ainsi que la Pologne demeure l'un des plus gros bénéficiaires du plan de relance européen mis en place pour faciliter la reprise après l'épidémie de Covid-19.

Au-delà de la situation polonaise, on se demande si la décision Xero Flor ne devrait pas être étudiée de très près par les autorités françaises. Que se passerait-il si la composition du Conseil constitutionnel était mise en cause devant la CEDH ? La question ne s'est pas encore posée, mais il n'est pas impossible qu'elle se pose, un jour ou l'autre.


Sur le tribunal indépendant et impartial : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1, § 1, D

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