« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 18 avril 2021

Le communiqué du CSM : filtrer le moustique et laisser passer le chameau


Le 16 avril 2021, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a publié un communiqué pour le moins problématique, à propos des poursuites disciplinaires diligentées contre Patrice Amar, vice-procureur au Parquet national financier (PNF) et Eliane Houlette qui a dirigé le PNF de sa création jusqu'à l'été 2019. On se souvient que le CSM a été saisi par une décision du Premier ministre du 26 mars 2021. 

Le CSM informe que le Procureur général près la Cour de cassation, qui préside également la formation du CSM compétente à l'égard des magistrats du parquet, a décidé de se déporter. Cette décision ne souffre guère de contestation, François Molins, alors qu'il était procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, a en effet été conduit à travailler en étroite collaboration avec le Parquet financier dirigé par Eliane Houlette. De même était-t-il le supérieur hiérarchique direct de Patrice Amar, puisque celui-ci était affecté au parquet de Paris avant de rejoindre le PNF. 

La suite du texte suscite davantage d'interrogations. Sa lecture donne l'impression que le CSM s'intéresse exclusivement à un problème relativement mineur, et auquel il est facile de remédier, sans voir que la question essentielle est celle de l'éventuelle irrecevabilité d'une saisine réalisée par une autorité incompétente.


Une erreur de rédaction


Le CSM déclare rejeter la saisine du Premier ministre concernant Patrice Amar. Il accepte donc celle concernant Eliane Houlette. Ce traitement différencié repose sur une maladresse de rédaction dans la lettre de saisine du Premier ministre. 

Aux termes de l'article 63 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, " le Conseil supérieur de la magistrature est saisi par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires". Or, le Premier ministre motive sa décision de saisir le CSM à propos du cas de Patrice Amar, en affirmant avoir relevé, "dans des documents portés à sa connaissance différents éléments susceptibles de faire naître un doute sérieux quant au respect de ses obligations déontologiques par M. Amar". Sur le fond, ce "doute" n'est guère contestable, et chacun peut le partager en lisant l'article du Point dans lequel M. Amar, faisant fi de son obligation de réserve, énumérait tous ses griefs ressentis à l'encontre de l'ancienne responsable du PNF. 

Il n'empêche que la formulation employée par la lettre de saisine se bornait à relever un "doute sérieux", alors que la loi exige des "faits", ce qui rend la saisine irrecevable. Heureusement, l'erreur peut être réparée et le Premier ministre a annoncé, dès le lendemain du communiqué, qu'il allait envoyer au CSM une autre lettre de saisine concernant Patrice Amar, cette fois visant clairement "des manquements aux obligations déontologiques de loyauté, de prudence, de délicatesse et d'impartialité".

Cette solution est évidemment la seule possible, la seule aussi qui permette d'éviter que Eliane Houlette se retrouve seule poursuivie devant le CSM, situation étrange si l'on considère que les faits qui lui sont reprochés trouvent en grande partie leur origine dans des dénonciations formulées par Patrice Amar, dénonciations qui avaient déjà été classées sans suite.

Mais cette erreur de rédaction n'est vraiment pas ce qu'il faut retenir du communiqué du CSM qui semble passer à côté d'une question beaucoup plus grave. 


Le procureur. René Galant. 1976


 

L'illégalité de la saisine par le Premier ministre

 

La question essentielle est celle de la compétence même du Premier ministre pour opérer cette saisine.  Il agit en effet sur le fondement d'un texte dont la légalité devrait, au moins, être débattue.

On se souvient que l'avocat Eric Dupond-Moretti avait porté plainte, en juillet 2020, contre le PNF pour violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances dans l'affaire dite "des fadettes". La Garde des Sceaux de l'époque, Nicole Belloubet, avait ordonné une première enquête de l'Inspection générale de la Justice (IGJ). Début septembre 2020, un premier rapport de l'IGJ avait alors affirmé que le PNF avait agi dans le respect des dispositions légales.

Nommé Garde des Sceaux en juillet 2020, Eric Dupond-Moretti avait demandé le 18 septembre à l'IGJ un second rapport, quelques jours après la remise du premier. C'est ce second rapport qui est à l'origine de l'actuelle saisine du CSM en vue de diligenter des poursuites disciplinaires à l'encontre d'Eliane Houlette. Le problème est que ce harcèlement disciplinaire du ministre cache mal la vindicte d'un avocat, qui n'a pas toujours rencontré le succès dans les dossiers qu'il a défendus devant le PNF.  De toute évidence, on se trouve dans une situation de conflit d'intérêts, définie par la  loi relative à la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013 comme une « situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction ». 

L'existence de ce conflit d'intérêts a été reconnue par le gouvernement. Le décret du 23 octobre 2020 pris en application de l'article 2-1 du décret du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres modifie en effet l'étendue des compétences du ministre de la justice. Il est précisé, entre autres dispositions, qu'il ne connaît pas  "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties dont il a été l'avocat ou dans lesquelles il a été impliqué". Ces compétences sont désormais dévolues au Premier ministre. C'est donc lui, qui sur le fondement de ce décret, a saisi le CSM d'une procédure cette fois résolument qualifiée de disciplinaire.

Mais le CSM, avant de se prononcer sur la recevabilité de la saisine du Premier ministre concernant M. Amar et Mme Houlette, aurait sans doute dû préalablement s'interroger sur l'existence d'une éventuelle irrecevabilité globale de la saisine. L'article 63 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 énonce certes que le CSM est saisi "par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires", mais c'est pour ajouter aussitôt que cette dénonciation lui est "adressée par le Garde des Sceaux, ministre de la justice". 

 

Le décret du 23 octobre 2020

 

Or, en l'espèce, la dénonciation est faite par le Premier ministre. Certes, l'élément de langage fourni par l'Exécutif et repris sans discussion par Le Monde, consiste à affirmer que cette saisine du Premier ministre est "sans incidence", dès lors qu'elle est prévue par le décret du 23 octobre 2020. Un décret serait-il supérieur à une ordonnance portant loi organique ? On assiste là à une remise en cause totale de la hiérarchie des normes. 

Cette remise en cause est d'autant plus choquante que cette ordonnance a été adoptée sur le fondement de l’article 92 de la Constitution, aujourd’hui abrogé mais dont les effets demeurent pleinement en vigueur. Il permettait au gouvernement de prendre « les mesures législatives nécessaires à la mise en place des institutions » pendant une période transitoire de quatre mois, par « ordonnances ayant force de loi ». Il s’agissait donc d’une mise en œuvre directe de la Constitution. Rappelons à ce propos que, pour le Conseil constitutionnel, et il l'avait affirmé dès sa décision du 11 août 1960, le non-respect d’une loi organique par une loi ordinaire est assimilé à la violation de l’article de la Constitution qui la prévoit


En tout état de cause, on attendrait du CSM qu'il s'interroge sérieusement sur cette irrecevabilité de la saisine du Premier ministre. Ajoutons qu'un problème juridique peut en cacher un autre, car la question du conflit d'intérêts d'Eric Dupond-Moretti n'est pas résolue par le décret du 23 octobre 2020 qui apparaît, à cet égard, tout-à-fait inopérant. Les actes pris par le Garde des Sceaux antérieurement à cette date demeurent en effet liés à un conflit d'intérêts. Il en est ainsi de la demande de seconde enquête de l'IGJ qui est datée du 18 septembre 2020, trois semaines avant le décret. Or c'est cette enquête qui entraine la saisine du CSM par le Premier ministre. Toute cette procédure est donc problématique, ajoutant l'incompétence au conflit d'intérêts.

 

3 commentaires:

  1. Cette lamentable affaire démontre amplement que la France, qui s'autoproclame, urbi et orbi, "patrie des droits de l'homme", n'est en fait qu'une vulgaire patrie de la violation des droits de l'homme. Un état de droit Potemkine que nos droits de l'hommistes de salon ne prennent pas la peine de dénoncer. Pourquoi ? Ils ne veulent pas déplaire au Prince qui nous gouverne. Un classique de la servitude volontaire.

    Avant de faire la leçon à la terre entière, nous serions bien inspirés de commencer par balayer devant notre porte. À l'occasion, il est bon que les magistrats perçoivent qu'il arrive à la Justice d'être injuste, à l'exécutif de ne pas respecter le principe de la séparation des pouvoirs et les principes élémentaires du droit. C'est pourquoi, le principal combat dépasse celui des femmes et des hommes. Il touche à la mise en oeuvre inlassable des principes du droit : présomption d'innocence, charge de la preuve revenant à l'accusation, secret de l'instruction... Le diable se cache dans les détails.

    Mener cette bataille au quotidien aurait plus d'effet que le prurit normatif destiné à montrer que le roi est nu.

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  2. La legislation est devenue trop foisonnante et obscure pour être connue et donc respectée. Les services juridiques, Premier Ministre ou CSM, sont dépassés. Qui s s'en préoccupe encore?

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  3. vous écrivez : "chacun peut le partager en lisant l'article du Point dans lequel M. Amar, faisant fi de son obligation de réserve, énumérait tous ses griefs ressentis à l'encontre de l'ancienne responsable du PNF"

    la lecture d'un article de presse n'est peut-être pas la façon la plus assurée de se forger une conviction, il y a eu d'ailleurs bien d'autres articles qui disent tout autre chose. En outre l'obligation de réserve doit-elle pousser les autorités qui constatent des éléments constitutifs d'un délit à la passivité ou à la lâcheté ? Les dispositions de l'article 40 du code de procédure pénale offrent un cadre précis pour ces actions et le rôle d'un procureur n'est il pas de poursuivre et s'il ne peut agir lui-même de dénoncer à l'autorité supérieure ?

    Votre analyse sur l'incompétence du PM dans cette histoire, suite à l'irrégularité du décret du 23 octobre dérogeant aux compétences propres du garde des sceaux qu'il tient d'une Loi organique, est plus pertinente à mon humble avis. Mais le CSM ne peut pas quand même se saisir de tous les moyens de droit d'un seul coup, accordons lui le bénéfice du doute et de la réflexion...

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