« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 28 janvier 2021

Les Invités de LLC - Olivier Forcade, Sébastien-Yves Laurent et Bertrand Warusfel : Archives "secret défense" : un règlement absurde entrave la recherche sur le passé


Liberté Libertés Chéries remercie Olivier Forcade, Sébastien-Yves Laurent et Bertrand Warusfel d'avoir autorisé la reproduction de la tribune publiée par Le Monde daté du 26 janvier 2020.

Olivier Forcade est professeur d'histoire contemporaine à Sorbonne Université ; Sébastien-Yves Laurent est professeur de science politique et d'histoire contemporaine à l'Université de Bordeaux ; Bertrand Warusfel est professeur de droit public à l'Université de Paris 8, spécialiste du droit de la sécurité et de la défense nationale.



La déraison d’Etat : l’histoire mise au secret

 

Dans un monde complexe et dangereux, les politiques publiques, autant que les citoyens, ont besoin de l'apport des sciences sociales. Il faut donc que notre République donne à nos universités les moyens de former et de recruter les meilleurs chercheurs, qu'elle respecte leurs libertés académiques et qu'elle leur assure un accès aussi large que possible aux données indispensables à leurs travaux, y compris dans la profondeur historique, seule capable de permettre une juste mise en perspective des enjeux contemporains.

C'est à l'aune de ces constats qu'il faut dénoncer une décision bureaucratique absurde qui rabaisse la France au rang de ces États non démocratiques qui entravent la recherche sur le passé. Le 13 novembre dernier a été publiée la nouvelle version de l'instruction interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale. Ce texte réglementaire vide en toute discrétion de sa substance l'article L213-2 du code du patrimoine, alors que sa rédaction est pourtant limpide : "Les archives publiques sont communicables de plein droit à l'expiration d'un délai de cinquante ans (...) pour les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale". Bien qu'une communication "de plein droit" ait un caractère automatique, la nouvelle instruction rend au contraire obligatoire une procédure de déclassification préalable pour tous les documents classifiées depuis... 1934 ! 

 

Vide juridique rédhibitoire

 

L'effet immédiat de ce texte absurde est d'interrompre brutalement des centaines de travaux de recherches - dont des thèses de doctorat - dans les archives publiques ayant trait à la vie publique de notre pays, aux relations internationales et à la sécurité. Ce sont des décennies couvrant des périodes aussi sensibles que la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et les conflits coloniaux ou encore mai 1968, qui sont désormais soumis au bon vouloir et aux faibles moyens humains des administrations ainsi qu'aux longs délais d'échanges entre les services versants et les centres d'archives alors que la loi de 2008 sur les archives les rend en principe communicables jusqu'en 1970. Cela empêchera aussi de nouveaux travaux indispensables pour faire progresser la connaissance sur les questions de sécurité, pourtant si nécessaire alors que notre pays doit revoir ses modes de gestion de crise.

Or ce texte est d'évidence entaché d'un vice juridique rédhibitoire puisque le Premier ministre ne peut violer la hiérarchie des normes juridiques en faisant prévaloir une instruction sur une loi qui a déjà organisé la conciliation entre le droit des archives et la protection du secret défense, tous deux légitimes et nécessaires. Il viole également le principe constitutionnel du droit d'accès aux archives publiques découlant de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme.

Seules des pratiques administratives inappropriées mais répandues (sur-classification, absence de date de déclassification, maintien au-delà du nécessaire des mentions de secret, dépassement des délais de réponses aux demandes d'ouverture d'archives) empêchent de réduire drastiquement le volume des documents classifiés versés aux archives. A l'exception des documents protégés nécessairement par un délai rallongé à 100 ans lorsqu'ils sont susceptibles de porter atteinte à la sécurité d'une personne, ou incommunicables en totalité s'ils concernent les armes de destruction massive, les autres documents relevant du secret de la défense et de la sécurité nationale doivent répondre à une autre conception de la déclassification. Le Parlement avait d'ailleurs décidé souverainement en 2008 que les effets de leur classification cessaient automatiquement à cinquante ans et cela assure une protection suffisante des intérêts nationaux, tant il est vrai que "les responsables de la défense nationale reconnaissent eux-mêmes volontiers que le secret-défense vieillit vite", comme l'écrivait Guy Braibant, le conseiller d'État réformateur du droit des archives. 

 

 

Affiche diffusée en Afrique-occidentale française, circa 1940

 

Fautes politiques

 

Mais outre sa faiblesse juridique, il s'agit d'une décision qui cumule les fautes politiques. D'abord dans sa chronologie : en 2018, le Secrétariat à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN) annonçait lui-même dans un rapport public que la refonte de la protection du secret devait viser à ce que "la classification ne puisse dépasser cinquante ans". Ne voyant rien venir, nombreux dans les communautés académiques et archivistiques ont manifesté leur inquiétude, allant jusqu'à formuler cet été une demande d'abrogation d'un article du texte précédent sur le même sujet, car aucune concertation n'avait été amorcée avec les parties prenantes. C'est ensuite la plus mauvaise réponse à apporter à tous ceux qui accusent la sécurité nationale de servir d'alibi à la restriction délibérée de nos libertés fondamentales, voire de vouloir masquer des crimes de notre passé colonial, pourtant reconnus par Emmanuel Macron en 2017.

A entraver les travaux sur archives, les pouvoirs publics favorisent la diffusion de la petite musique sur "l'État profond" et encouragent de facto tous les écrits et discours militants conduits sans rigueur ni méthode scientifique. Notre pays est ainsi confronté à ne plus "comprendre le présent par le passe et surtout le passé par le présenté" ainsi que l'écrivait le résistant Marc Bloch peu avant d'être fusillé. L'IGI 1300 de novembre 2020 crée un vaste espace d'ignorance historique et l'on peut craindre que cela ne renforce les divisions de notre pays qui n'en a pas besoin et n'amplifie les blessures du passé, faute de se donner les moyens de le regarder en face.

 A la façon dont une nation traite son histoire et ses chercheurs, on peut apprécier sa volonté d'affronter les difficultés du monde et d'avancer vers un modèle de société qui n'oppose plus libertés et sécurité mais les articule de manière proportionnée dans le respect des standards internationaux de l'État de droit. En janvier 2004, le gouvernement Raffarin avait abrogé préventivement un arrêté de 2003 qui étendait abusivement le périmètre du secret de la défense nationale en matière nucléaire, sans attendre une censure du Conseil d'État. Le gouvernement Castex gagnerait fort à suivre cet exemple.



 


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