« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 18 décembre 2020

La bigamie devant la Cour de cassation



La question de la lutte contre la polygamie est revenue au coeur de l'actualité avec l'article 14 du projet de loi confortant les principes républicains, qui introduit une réserve générale de polygamie pour tous les titres de séjour. L'arrêt rendu le 4 novembre 2020 par la première chambre civile de la Cour de cassation vient conforter la nécessité de cette lutte,  car il montre que la polygamie est une réalité et que les juges éprouvent parfois des difficultés à gérer les situations qu'elle induit.

 

La nationalité par déclaration

 

En l'espèce, il s'agit de bigamie. M. F.,  ressortissant français avait épousé Mme G., de nationalité algérienne en 1998, union célébrée en Algérie et transcrite sur les registres d'état civil français ainsi que le naissance de cinq enfants qui en sont issus. En 2010, M. F. avait contracté un second mariage avec Mme P., toujours en Algérie, sans avoir divorcé de sa première femme. Le 6 mai 2014, conformément à l'article 21-2 du code civil, la première épouse avait fait une déclaration en vue d'acquérir la nationalité française. 

Un étranger qui contracte mariage avec un Français peut en effet, une fois passé un délai de quatre ans après le mariage, acquérir la nationalité française par simple déclaration. Dans le cas présent, Mme G. faisait donc cette déclaration seize ans après le mariage, ce qui n'est pas illicite en soi. L'article 21-4 de ce même code civil permet toutefois au gouvernement de s'opposer, par décret en Conseil d'Etat, à l'acquisition de la nationalité, dans un délai de deux ans après la déclaration faite par l'intéressée. Les motifs de ce refus peuvent reposer soit sur l'indignité, soit sur le défaut d'assimilation. Dans ce second cas, il est précisé que "la situation effective de polygamie du conjoint étranger (...) est constitutive du défaut d'assimilation". 

Certes, mais en l'espèce ce n'est pas seconde épouse algérienne qui est bigame, c'est son époux, ressortissant français. La Cour d'appel de Douai avait donc estimé que les autorités françaises ne pouvaient écarter la déclaration de nationalité, dès lors qu'il y avait bien communauté de vie entre les époux, principe posé par l'article 215 du code civil, applicable à tous les mariages. Mais c'était faire fi du second mariage, et c'est précisément ce que sanctionne la Cour de cassation.

 

Domicile conjugal. François Truffaut, 1970
 

 

L'absence de "communauté de vie"

 

Aux yeux de la Cour de cassation, la situation de bigamie d'un époux fait obstacle à l'existence même d'une communauté de vie. La Cour d'appel n'aurait donc pas dû évoquer les circonstances effectives de la vie quotidienne de M. F. et de Mme G. La présence de Mme P. depuis 2010 interdit d'envisager une "communauté de vie entre époux" qui comporterait trois époux. 

Cette référence à la "communauté de vie" a évidemment suscité l'irritation de ceux qui y ont vu un jugement moral sur la manière de vivre chacun. Sans doute n'ont-ils pas compris que la cour de cassation entendait se placer sur le terrain de la communauté de vie pour précisément écarter l'argument de la Cour d'appel invoquant l'existence d'une vie matrimoniale effective entre deux époux, en ignorant la situation de bigamie. Sur ce point, sa position est dans la ligne de la loi du 24 août 1993 qui a précisément introduit dans notre droit les dispositions permettant de contrôler la validité d'un mariage conclu à l'étranger avec un conjoint français. A l'époque, il s'agissait de mettre fin à une jurisprudence quelque peu délirante de l'assemblée du Conseil d'Etat qui, dans un célèbre arrêt Montcho, avait estimé, le 11 juillet 1980 avait  estimé pouvoir surseoir à la reconduite à la frontière de la seconde épouse d'un étranger bigame, au nom de son droit de mener une vie familiale normale. 

La Cour de cassation veut certainement écarter l'idée même que la bigamie pourrait être perçue comme une vie familiale normale, voire un "polyamour". Ils ont fait valoir qu'il aurait été plus simple, et plus explicite, de s'appuyer directement sur l'ordre public français. La bigamie est en effet une cause de nullité absolue du mariage, et le second mariage de M. F. avec Mme P. est donc entaché de nullité et ne peut produire aucun effet en France. Le seul problème est que la nullité du second mariage n'empêchait pas la première épouse de demander la nationalité française.

La Cour de cassation veut démontrer que, par une sorte d'effet domino, la nullité du second mariage a des conséquences juridiques sur le premier, dès lors que la première épouse Mme G. ne peut obtenir la nationalité française. Dans une décision du 14 janvier 2015, la Cour de cassation rappelait déjà que la communauté de vie entre époux n'est pas seulement matérielle mais aussi affective. Elle admettait alors que soit refusée la nationalité française au mari étranger d'une Française, dans une hypothèse où chacun des deux époux avait une seconde famille, tout en conservant une apparente communauté de vie, c'est-à-dire un domicile officiellement commun. 

 

Le refus du "polyamour" 


L'arrêt du 4 novembre 2020 vient ainsi achever une construction jurisprudentielle qui interdit aux juges du fond de considérer que la communauté de vie, réelle ou fictive, permettrait, en quelque sorte, d'ignorer la situation de bigamie. Il ne s'agit pas d'affirmer une conception traditionnelle du couple car il n'est pas illicite de vivre à trois ou à quinze, à la condition de ne pas se marier avec chacun ou chacune de ses partenaires. Le droit français, quant à lui, repose sur le mariage monogame, condition de l'égalité entre les époux. 

Cette réaffirmation est la bienvenue, car admettre la bigamie reviendrait à accepter la légalité de mariages religieux et donc, indirectement, à admettre que la situation civile des personnes soit régie selon la Charia sur le territoire français. Surtout ces seconds mariages contractés dans le pays d'origine relèvent bien rarement du "polyamour", terme utilisé pour tenter d'imposer le respect des traditions religieuses les plus obscurantistes. Le plus souvent, ces mariages reposent sur la soumission de la femme, et sur un consentement qui n'a fait l'objet d'aucun contrôle.


Sur la liberté du mariage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 2 § 1.

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