« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 5 novembre 2020

Les leçons à tirer de l'attentat de Vienne


Les attentats qui se sont déroulés à Vienne, dans la soirée du 2 novembre 2020, ont fait plusieurs morts dans le centre de la capitale autrichienne, notamment dans une rue où se situe la plus importante synagogue de la ville, et près de l'opéra. De nombreux coups de feu ont été tirés, visant en particulier des cafés encore ouverts au public dans cette dernière soirée précédent le confinement lié à la Covid. Dans l'état actuel de l'enquête on ignore encore le déroulement exact des évènements ainsi que le nombre de terroristes impliqués. Mais les forces de l'ordre ont tué un auteur de coups de feu, et il s'agirait d'un citoyen autrichien d'origine albanaise, condamné en avril 2019 pour avoir tenté de rejoindre Daech en Syrie. Il avait été libéré en décembre, à la condition de suivre une thérapie de déradicalisation. Sans doute ne fut-elle pas un succès. 

Au-delà du sentiment d'horreur qu'il suscite, cet attentat devrait inciter à la réflexion ceux qui pensent qu'il ne faut pas publier de caricatures de Mahomet, qu'il ne faut pas rire des religions et notamment de l'islam. Ceux-là préfèrent renoncer à leur liberté d'expression au motif que cet abandon serait le seul moyen d'éviter les violences terroristes. Ce choix de renoncer aux valeurs démocratiques pour ne pas déplaire à des groupes religieux n'est pas nouveau et ne vise pas nécessairement l'islam. 

 

La politique de l'Autriche

 

Précisément, il n'existe pas d'Etat européen qui, dans sa législation, soit plus protecteur des religions. Au nom des valeurs catholiques, l'Autriche a en effet intégré dans son code pénal un article 188 relatif au délit de "dénigrement de doctrine religieuse" ainsi rédigé : « Quiconque dénigre ou bafoue, dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime, une personne ou une chose faisant l’objet de la vénération d’une Église ou communauté religieuse établie dans le pays, ou une doctrine, une coutume autorisée par la loi ou une institution autorisée par la loi de cette Église ou communauté encourt une peine d’emprisonnement de six mois au plus ou une peine pécuniaire de 360 jours-amende au plus". Il s'agit ni plus ni moins que d'un délit de blasphème modernisé, car le fait de rire d'une religion ou de la critiquer provoque toujours l'indignation des fidèles ou plutôt des plus rigoristes d'entre eux.

 

 

Vision d'un célèbre Autrichien sur l'islam

Mozart. L'Enlèvement au sérail. 

Amadeus. Milos Forman. 1984

 

La jurisprudence de la CEDH

 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a été saisie de cette incrimination et s'est prononcée dans un arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018.  La requérante avait assuré en 2008, à l'institut d'éducation du parti libéral autrichien (FPÖ), une série de conférences intitulée "les bases de l'islam". Elle y accusait le prophète Mahomet de pédophilie, évoquant son mariage avec Aïcha, une enfant de six ans, union qui aurait été consommée lorsque celle-ci avait atteint l'âge de neuf ans". Ses propos ayant été repris par un journaliste qui s'était glissé parmi le public, la requérante fut poursuivie pour "dénigrement de doctrine religieuse" et condamnée à une amende de 480 €. 

Pour les juges autrichiens, la requérante avait "accusé une figure vénérée d’un culte religieux d’être attirée sexuellement et de façon prédominante par le corps des enfants". C'est donc la vénération à l'égard du prophète Mahomet qui est atteinte, définition même du blasphème qui ne vise que des propos tenus à l'encontre du dogme. La Cour suprême autrichienne ajoute d'ailleurs qu'il est du devoir de l'Etat de réprimer une expression gratuitement offensante et qui avait un "caractère profanateur". 

Saisie de l'affaire, la CEDH constate donc que la condamnation constitue bien une ingérence dans la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle est prévue par la loi, en l'espèce le code pénal, et répond à un but légitime, à savoir la paix religieuse. 

Reste à savoir cependant si cette ingérence est "nécessaire dans une société démocratique" au sens de l'article 10 § 2 de la Convention. La jurisprudence traditionnelle de la CEDH est marquée par un grand libéralisme, et elle affirme, par exemple dans l'arrêt Baka c. Hongrie du 23 juin 2016, que l'article 10 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression en matière de discours politique ou de débat sur des questions d'intérêt général. Ceux qui affichent publiquement leurs convictions religieuses doivent donc tolérer les propos hostiles à leur foi.

Une jurisprudence récente, formulée dans la décision du 30 janvier 2018 Sekmadienis Ltd c. Lituanie, est pourtant venue nuancer ce libéralisme. Pour permettre l'exercice paisible de la liberté religieuse, les Etats peuvent contraindre la liberté d'expression, en sanctionnant les propos qui " relativement à des objets de vénération, peuvent apparaître gratuitement offensants pour autrui et profanateurs". Il ne s'agit donc pas, stricto sensu, de propos de nature à inciter à la discrimination religieuse, mais de propos blasphémateurs pour les croyants qui les entendent. Précisément, la CEDH reprend exactement cette idée en l'espèce en considérant que la requérante a présenté le prophète, objet de vénération religieuse, "d'une manière provocatrice propre à heurter les sentiments des adeptes de la religion concernée".


La politique de l'autruche


Cette décision est doublement surprenante. D'une part, elle va directement à l'encontre de la jurisprudence selon laquelle la liberté d'expression doit s'imposer avec d'autant plus de vigueur qu'elle concerne des idées qui heurtent ou qui dérangent. Or, en l'espèce, la Cour interdit la formulation de tels propos en matière religieuse, comme si la liberté d'expression disparaissait en ce domaine. D'autre part, en réaffirmant l'autonomie des Etats, la Cour tolère des restrictions à la liberté d'expression au nom des valeurs religieuses. Dans un pays comme l'Autriche, où la religion catholique est très majoritaire et largement pratiquée, il est présenté comme normal que l'on admette le blasphème, dont va pouvoir bénéficier la minorité musulmane. Le droit européen est ainsi construit au regard du poids de la religion dans les Etats, principe qui porte atteinte à l'idée même d'un standard européen en matière de liberté d'expression.

Quoi qu'il en soit, l'Autriche, soutenue sur ce point par la jurisprudence de la Cour européenne, n'a rien gagné. Elle n'a pas échappé à la vague d'attentats, alors même que la publication d'une seule caricature de Mahomet pouvait y être condamnée pour "discrimination contre une religion". Ceux qui affirment qu'il faut se taire, s'abstenir de rire du prophète, ceux qui pensent que les journalistes de Charlie Hebdo, comme le malheureux Samuel Paty, ont un peu cherché ce qui leur était arrivé puisqu'ils avaient offensé la religion... Ceux-là n'ont rien compris. Ils n'ont pas compris que le seul moyen de faire échec au terrorisme est de montrer à ses auteurs qu'ils ne gagneront pas et qu'ils ne nous empêcheront pas de rire des religions, si nous en avons envie d'en rire. Dans le cas contraire, c'est la célèbre formule de Churchill qui trouverait à s'appliquer : "Vous aviez à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre".


Sur le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10, sections 1 et 2.
 

 

2 commentaires:

  1. Exact, et je rajouterai, de manière un peu sibylline, quid de l'exception de vérité ?

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour,

    J'apprécie généralement beaucoup vos contributions sur ce blog et les lis avec grand plaisir et intérêt. Je trouve toutefois cette démonstration-ci un peu légère.

    D'une part, il n'y a absolument aucun motif, à ce stade, de lier la politique de l'Autriche en matière de liberté religieuse, et des limites que celle-ci porte à la liberté d'expression, à l'attentat terroriste de Vienne. Aucun élément ne permet à ce stade d'en arriver aux conclusions que vous semblez tirer de cette attaque.

    Par ailleurs, en prenant votre argument au sérieux, il conduit à remettre sérieusement en question la politique de la France en matière de lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Si les attaques terroristes peuvent être pris comme étant des indicateurs du succès de la politique d'un Etat en matière de liberté religieuse dans l'espace public, il va de soi qu'un pays qui serait particulièrement touché par le terrorisme serait plus dans l'erreur qu'un autre. J'ai pris le temps de recenser les différentes attaques terroristes d'inspiration islamiste (ou présumées comme telles) au cours des 10 dernières années entre 4 pays européens de taille comparable. La France en compte 40, l'Allemagne 15, le Royaume-Uni 12 et l'Italie aucune. Si on en tire la conclusion que attaques = faillite de l'Etat que vous évoquez ci-dessus, le bilan est assez sévère pour la France... (Je précise tenir ce raisonnement pour erroné).

    RépondreSupprimer