« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 13 septembre 2020

Nom de Dieu ! Le salafisme serait-il soluble dans l'injure ?


Dans un arrêt du 1er septembre 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation casse sans renvoi une décision de la Cour d'appel de Paris qui avait confirmé la condamnation du requérant, M. Y., pour injure publique envers une personne à raison de son appartenance à une religion et avait accordé à la victime une réparation civile.

M. Y. était en effet poursuivi pour avoir publié sur Twitter les deux messages suivants, tous deux marqués par un style particulièrement fleuri : « Si tu as un peu de courage enfant de putain de salafiste de merde suis moi et on se rencontre @M.. » et « Tu me RT petite merde, follow moi si ta des couilles qu’on se parle, je viens te voir où tu es @M.. ».  Le fondement des poursuites résidait dans l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881 qui "punit d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende l'injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de (...) leur appartenance (...) à une religion déterminée". La condamnation ne saurait donc, en l'espèce, être prononcée que si le juge répond de manière positive à la question suivante : le salafisme peut-il être considéré comme témoignant de l'appartenance à une religion déterminée ? Précisément, la Cour casse la décision de la Cour d'appel parce qu'elle ne s'est pas posé la question avant de condamner le requérant.

 

Le salafisme, doctrine politique ?


La jurisprudence sur ce point manque de clarté et on a le sentiment que les juges préfèrent contourner l'obstacle plutôt que l'affronter directement. En témoigne l'arrêt de la Chambre criminelle rendu le 17 septembre 2019. Cette fois, une plainte avait été déposée par certaines associations, dont le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance (...) à une religion déterminée. M. N., historien et rédacteur en chef de la revue d'histoire de la Shoah avait en effet mis en cause, dans une émission de France Culture, les "musulmans salafistes", accusés de faire "régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés" et de promouvoir un "antisémitisme violent viscéral". M. N. avait été relaxé, décision évidemment contestée par les associations plaignantes, devant la Cour d'appel puis devant la Cour de cassation. 

Celle-ci confirme l'analyse de la Cour d'appel qui affirme que les propos de M. N. ne visaient pas l'ensemble des musulmans de France, mais seulement ceux rattachés à la mouvance salafiste. Elle en donne pour preuve une autre partie de l'émission, dans laquelle l'intervenant affirmait que "dans les territoires où la présence musulmane est salafiste (...), il n'y a plus de femmes dans l'espace public". Dès lors, un élément constitutif du délit fait défaut, puisque les propos de M. N. ne visaient pas à provoquer à la discrimination ou à la haine à l'égard des musulmans de France. Doit-on en déduire, a contrario, que le salafisme n'est pas considéré comme une religion mais comme une doctrine politique ?


 Les cigares du Pharaon. Hergé. 1955

 

Le droit pénal ne fractionne pas

 

La Cour ne répond pas clairement, pas plus en 2017 qu'en 2020. Il est en effet bien délicat de déclarer clare et intente que le salafisme n'est pas lié à une idéologie religieuse, tant il est vrai que l'islam ignore la distinction entre le politique et le religieux. La Cour de cassation adopte donc une démarche quelque peu biaisée, en limitant la sanction pénale aux cas où la provocation (en 2017) ou l'injure (en 2020) vise l'ensemble d'un groupe religieux identifié comme tel. Le droit pénal ne fractionne pas. 

Dans un arrêt du 15 octobre 2019, la Cour de cassation avait déjà usé de ce raisonnement en matière de diffamation publique envers une personne ou un groupe de personnes à raison (...) de leur appartenance (...) à une religion déterminée. La Cour était alors saisie d'un article publié sur le site local d'un parti politique, reprochant au maire de Saint Nazaire d'avoir prêté un gymnase aux associations musulmanes pratiquant l'abattage rituel lors de l'Aïd-el-Kébir. La Cour censure la condamnation pour diffamation du directeur du site, au motif que ce n'était pas la communauté musulmane dans son ensemble qui était visée, mais la partie d'entre elle qui pratiquait cet abattage rituel, et surtout l'élu local accusé de leur apporter un soutien actif. 

On pourra certes reprocher à la Cour de cassation ce refus de qualifier le salafisme soit comme une conviction religieuse, soit comme une conviction politique. Mais cette absence de définition est loin d'être sans intérêt. En évitant de la qualifier de religion, la Cour refuse à cette idéologie la protection particulière accordée à la liberté religieuse. En évitant de la considérer comme une idéologie politique, elle refuse de donner des arguments aux partisans de l'islam politique. Sur ce plan, elle se situe dans la ligne de la jurisprudence du tribunal des conflits qui, le 15 novembre 2004, estimait que le fait, pour un journaliste du service public, d'évoquer, dans une émission de télévision, les convictions salafistes d'un agent des aéroports de Paris dont l'identité n'est pas mentionnée, ne s'analyse pas comme une faute personnelle détachable du service. 


Les critiques contre tous les intégrismes


En même temps, et de manière plus positive cette fois, cette jurisprudence facilite la liberté d'expression et autorise les critiques contre tous les intégrismes, considérés en quelque sorte comme détachables de la religion à laquelle ils déclarent se rattacher. Dans un arrêt du 20 juin 2017, la Cour de cassation était ainsi saisie d'un texte publié sur un site favorable à l'élargissement du mariage aux couples homosexuels et accusé de provoquer à la discrimination à l'égard des catholiques. Il reprochait notamment à "ces groupes catholiques (de La Manif pour Tous) de s'approprier l'espace public afin d'y déverser leur discours putride et haineux". La Cour a écarté l'incrimination de diffamation à l'égard d'une religion, au motif que ces propos ne concernaient pas la religion catholique, mais seulement "certains catholiques qualifiés d'intégristes". La dénonciation des intégrismes, d'où qu'ils viennent, est alors perçu comme un élément du débat politique. Et les salafistes, comme les autres intégrismes, ne doit pas pouvoir s'appuyer sur le principe de non-discrimination pour diffuser un discours discriminatoire.


Sur l'injure publique : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 2, § 1 A

 

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