« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 27 août 2020

Le rapport Perben et le lobbying des avocats


La grève des avocats contre la réforme des retraites a été largement suivie, fortement médiatisée grâce à de multiples opérations de communication, créations chorégraphiques ou musicales, lancer de robes sur les pieds. Comme il est d'usage dans ce genre de situation, Nicole Belloubet avait finalement décidé de créer une commission, avant que le Covid-19 ne mette fin aux manifestations de la profession, et aux fonctions de la ministre. 

Quoi qu'il en soit, Dominique Perben s'était vu confier la rédaction d'un rapport "sur l'avenir de la profession d'avocat". Aujourd'hui, ce rapport est remis au successeur de Nicole Belloubet et la chance veut qu'il soit lui-même avocat. 

Comme toujours dans ce type de document, on trouve des propositions disparates, bien souvent le fruit de différents lobbyings exercés durant les auditions. Dans le cas présent, le rapport ne manque pourtant pas d'une certaine cohérence, car il s'agit de donner satisfaction aux revendications exprimées par la profession. Il a donc le mérite de les mettre en lumière. 

 

Bénéficier davantage de l'argent public


Le rapport ne manque pas d'observer l'engorgement de la profession d'avocat. Les chiffres étaient connus bien avant la mission Perben, avec le rapport Kami Haeri de 2017. Le nombre d'avocats a plus que doublé en vingt ans et s'accroît d'environ 4 % par an. Ils étaient 34 523 en 1999, et 69 900 en 2019, chiffres donnés par le Conseil national des Barreaux. 75 % d'entre eux ont moins de cinquante ans, et 55 % sont des femmes. Cette croissance considérable suscite évidemment un appauvrissement de la profession, le rapport affirmant que 65 % des avocats vivent avec 25 % du revenu global, alors que 3, 2% des cabinets les plus riches se partagent 25 % de ce même revenu global. 

Que l'on se rassure, il n'est pas question de partage, les plus riches aidant les plus pauvres. Il n'est pas davantage question d'une gestion des flux par la profession elle-même. L'examen du CRFPA est sévèrement critiqué comme conduisant à de grandes disparités régionales, ce qui est vrai. La solution réside donc dans la nationalisation des épreuves, garantissant l'égalité des chances entre les candidats. En revanche, aucune mention n'est faite du rôle des Ecoles de formation du Barreau, qui ne présentent aucun caractère sélectif, tout candidat reçu au CRFPA devenant avocat à l'issue de son passage à l'EFB.

La solution réside, aux yeux du rapport Perben, dans l'accroissement des revenus des avocats les plus modestes. Et comme le marché privé n'est pas illimité, et que les plus privilégiés de la profession accaparent les affaires les plus rémunératrices, il suffit de faire vivre les plus pauvres grâce à l'argent public. Est donc proposée une nouvelle revalorisation de l'aide juridictionnelle qui, passant de 32 € à 40 € coûterait environ 100 millions d'euros au budget de l'Etat. 

 

Faire payer les justiciables 


Pour financer la moitié de ce montant est proposé un retour de la fiscalité, c'est-à-dire un droit de timbre de 50 € qui serait perçu pour tout acte judiciaire. Rappelons qu'un décret du 29 décembre 2013 avait supprimé le droit de timbre perçu pour toute introduction d'une instance contentieuse. A l'époque, on avait considéré que cet impôt pesait de manière injuste sur les justiciables les plus pauvres. Mais le droit de timbre était alors de 35 $. Les avocats considèrent aujourd'hui que les justiciables modestes peuvent payer davantage, et suggèrent de prélever un droit de 50 €, qui permettrait de drainer à leur profit environ 55 millions d'euros. Quant au 45 millions restants, ils seraient prélevés sur le budget de l'Etat.

Le justiciable qui aurait perdu son procès pourrait aussi se voir taxé d'une autre manière. L'article 700 du code de procédure civile prévoit en effet des frais irrépétibles payés par la partie "tenue aux dépens ou qui perd son procès". Il s'agit concrètement de faire payer les frais d'avocats du gagnant par le perdant, instrument utile pour calmer certaines ardeurs contentieuses. Le juge dispose d'un pouvoir discrétionnaire pour accorder, ou pas, ces frais irrépétibles. Aujourd'hui, le rapport Perben suggère que le juge définisse le montant de ces frais sur facture, le montant des honoraires étant communiqué au juge. Etrangement, les avocats pourtant si pointilleux dans ce domaine, ne voient dans cette procédure aucune atteinte au secret professionnel. Il est vrai qu'elle est financièrement intéressante, l'idée étant d'assurer une croissance des frais irrépétibles susceptible, ensuite, de permettre celle des honoraires. Cela vaut la peine de faire connaître au juge le montant desdits honoraires.



Avocate stagiaire faisant irruption dans l'étude de Maître Folace, notaire

Les Tontons Flingueurs, Michel Audiard, 1963


S'ouvrir de nouveaux débouchés professionnels

 

Pour remédier à l'encombrement de la profession, la mission Perben propose d'offrir aux avocats de nouveaux débouchés professionnels. Il ne revient pas sur la question de l'avocat en entreprise,  serpent de mer de la profession, ou plutôt de monstre juridique à deux têtes. Il s'agissait d'offrir à l'entreprise un Legal Privilege lui permettant de profiter de la confidentialité attachée aux consultations des avocats,  l'avocat renonçant à son indépendance pour s'intégrer dans la hiérarchie de la firme. Bref, le but était de ne conserver dans le statut de l'avocat que ce qui était bon pour l'entreprise. La réforme n'a pas abouti, malgré un lobbying important, et les avocats ne peuvent donc pas élargir leurs débouchés à l'entreprise. En revanche, le projet réitère une demande ancienne de développer les passerelles d'accès à la magistrature, passerelles qui d'ailleurs existent déjà.

En revanche, les avocats n'ont pas renoncé à s'approprier une partie des compétences des notaires. Ils font donc une nouvelle tentative en suggérant d'attribuer la force "exécutoire" aux actes contresignés par les avocats dans le cadre des Modes amiables de règlement des différends (MARD). On sait que la loi de programmation pour la justice du 23 mars 2019 subordonne désormais la recevabilité des recours en matière civile, en-deça d'un certain seuil, à l'existence d'une procédure de conciliation ou de médiation préalable. D'une manière générale, ces MARD sont aujourd'hui encouragés dans le but de désengorger les tribunaux en leur permettant de se consacrer aux affaires plus importantes. 

 

Acquérir le privilège de la force exécutoire

 

Les avocats souhaitent donc ardemment s'introduire dans le marché des MARD et ils estiment que leur signature sur un accord intervenu entre les parties devrait lui donner force "exécutoire". S'agirait-il, comme le laisse entendre, non sans ironie, un communiqué du Conseil supérieur du notariat, d'une erreur juridique ? Ces actes ont en effet d'ores et déjà la force "obligatoire" attachée à leur nature contractuelle. 

En réalité, et les notaires ne l'ignorent pas, les avocats revendiquent ce caractère exécutoire depuis une bonne dizaine d'années.  Le rapport Darrois de 2009 demandait déjà la création d'un "acte d'avocat", en vain car, déjà à l'époque, la profession notariale avait su se défendre. Et, une nouvelle fois aujourd'hui, elle n'est pas sans arguments juridiques. Attribuer "force exécutoire" à un acte d'avocat revient, en effet, à lui conférer une prérogative de puissance publique. Un jugement rendu par une juridiction a force exécutoire. Un acte administratif bénéficie du privilège préalable et a immédiatement force exécutoire. Un acte authentique enfin passé devant notaire a force exécutoire. Le point commun de ces actes est qu'il est pris par des personnes dépositaires de l'autorité de l'Etat. Or précisément les avocats ne peuvent revendiquer ce privilège car ils ne peuvent à la fois revendiquer une indépendance totale vis à vis des pouvoirs publics et des prérogatives de puissance publique. Au demeurant, n'y a t il pas quelque contradiction dans le fait de revendiquer à la fois le droit de mentir pour le bien de son client et celui de prendre des décisions revêtues de l'autorité de l'Etat ?

Sur ce point, le rapport Perben déploie un argumentaire un peu embarrassé. Il se réfère en effet ne ancienne décision du Conseil constitutionnel, du 23 juillet 1999. Elle déclarait que "le législateur peut conférer un effet exécutoire à certains titres délivrés par des personnes morales de droit public et, le cas échéant, par des personnes morales de droit privé chargées d'une mission de service public, et permettre ainsi la mise en œuvre de mesures d'exécution forcée". Certes, mais les personnes visées étaient des organismes de sécurité sociale, et le but de la loi était de leur permettre de délivrer des "titres exécutoires", c'est-à-dire des injonctions de payer. On est tout de même très loin d'un "acte exécutoire" signé par un avocat. La profession a peu de chances de parvenir à ses fins, d'autant que les notaires ont déjà fait savoir qu'ils étaient attentifs à l'avenir de cette proposition. 

 

Se mettre à l'abri de toute investigation

 

Enfin, dernier point mais il est de taille, les avocats profitent du rapport Perben pour relancer leur revendication en faveur d'un secret professionnel absolu. Ils espèrent bien que le Garde des Sceaux qui, il y a quelques semaines, encore avocat, déposait une plainte car il s'estimait "écouté", sera sensible à leur demande. 

Le droit positif en ce domaine repose sur l'article 100 al. 7 du code de procédure pénale, selon lequel "Aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction", règle identique en matière d'enquête préliminaire ou de flagrance. Les interceptions sont donc possibles, sous la seule condition d'information du bâtonnier. Les recours engagés par les avocats contre cette disposition se sont soldés par des échecs. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, le 22 mars 2016, a ainsi refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog. La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, a, elle aussi, refusé de considérer comme confidentielle toute conversation entre son avocat et son client. Bien entendu, l'accès aux fadettes, c'est à dire aux simples numéros d'appel des correspondants, n'est pas soumis à cette procédure.

Puisque le droit nous résiste, il faut le changer. C'est ce que demande le rapport Perben. Il demande l'intervention du juge des libertés et de la détention avant tout acte d'enquête ou d'instruction concernant un avocat, qu'il s'agisse d'une perquisition, de l'accès aux fadettes ou d'interceptions. Bien entendu, l'accord ne pourrait être donné que s'il existe des "indices précis" montrant sa participation à une infraction. L'idée est audacieuse sur le plan juridique, car il s'agit en fait d'exiger que les juges aient les preuves de la culpabilité de l'avocat avant qu'ils puissent se les procurer. Enfin, dans l'hypothèse où l'avocat ne serait pas poursuivi, le bâtonnier pourrait demander l'annulation de la perquisition. On peut se demander si la ficelle n'est pas cette fois un peu grosse, car cette disposition permettrait d'annuler les preuves éventuellement découvertes contre son client. Si une telle disposition pénétrait le droit positif, on ne pourrait que conseiller aux escrocs de tout poil de domicilier leur coupable activité au cabinet de leur avocat..

Le rapport Perben constitue ainsi un catalogue des revendications des avocats, celles qui circulaient parfois depuis de longues années et qui n'ont jamais pu aboutir. Il témoigne aussi, en creux, d'une assez grande frustration. D'une certaine manière, les avocats veulent parler d'égal à égal avec les juges, et c'est ainsi qu'ils réclament des réunions institutionnalisées avec les chefs de juridiction. Il témoigne aussi d'une aptitude assez faible à l'autocritique. On ne trouve pas un mot sur l'éventuelle réforme de la profession par elle-même, sur le coût exorbitant du fonctionnement de certaines instances professionnelles, sur la concentration très importante de la profession qui transforme les avocats en salariés d'une "firme", bien éloignés des notions d'indépendance mises en avant dans le rapport Perben.

 

1 commentaire:

  1. Merci pour ce commentaire intéressant. Veuillez en revanche noter que les épreuves écrites du CRFPA sont d'ores et déjà nationalisées.

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