« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 5 août 2020

Bioéthique : un projet en trompe l'oeil


Le projet de loi relatif à la bioéthique a été voté en seconde lecture par l'Assemblée nationale le 29 juillet 2020. Il a obtenu 60 voix favorables, 37 défavorables et 4 abstentions, ce qui signifie que 101 députés s'intéressent à cette question sur 577. Le parcours de ce texte se caractérise par son extrême lenteur. Déposé sur le bureau de l'Assemblée le 16 octobre 2019, il a été une victime collatérale du Covid-19 et ses débats ont été reportés jusqu'à l'été 2020. Le Sénat, quant à lui, ne se prononcera en seconde lecture que dans quelques mois, probablement au début de l'année 2021. Il est vrai que le projet bioéthique est l'un des rares textes auxquels le gouvernement n'a pas cru utile d'infliger la procédure accélérée.

Cette lenteur est évidemment regrettable si l'on considère que l'article 47 de la précédente loi de bioéthique, celle du 7 juillet 2011, prévoyait qu'elle ferait "l'objet d'un nouvel examen d'ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur". Rappelons que les lois bioéthiques ont pour particularité d'avoir une "clause de revoyure" imposant un réexamen périodique, afin de réévaluer régulièrement le droit à l'aune de l'évolution des moeurs comme des techniques.

Dans le cas présent, le débat politique sur le projet a été modeste, sans doute occulté par la crise sanitaire. Une communication soigneusement élaborée a ainsi pu se déployer sans difficulté, présentant le texte comme une audacieuse réforme de société. A la lecture de la presse, il faut préférer celle du projet de loi. Et force est de constater qu'il est loin d'être révolutionnaire. Les avancées qu'il propose en termes de libertés sont limitées, parfois timorées, et s'analysent même parfois comme de véritables reculs.


Le droit d'accès aux origines


Envisageons d'abord "le droit d'accès aux origines", dont serait désormais titulaire tout enfant issu d'un don de gamètes ou d'embryon.  Un nouvel article L 2143-2 du code de la santé publique lui permettrait "s'il le souhaite, d'accéder à sa majorité à l’identité du tiers donneur". Sans doute, mais il ne s'agit pas réellement d'un droit. Sur le plan juridique, il s'agit de la rencontre entre deux volontés, car cette identité ne peut être communiquée que "sous réserve du consentement exprès du donneur", exprimé au moment de la demande. Cette restriction est parfaitement fondée, dès lors que le donneur a, lui aussi, une vie privée qu'il a le droit de protéger.

Il reste à se demander quelles seront les suites d'un droit aussi cosmétique. Imaginons la situation de l'homme qui a fait un don de sperme anonyme par pur altruisme, et qui voit arriver, vingt ans plus tard, une demande d'accès aux origines formulée par l'enfant né avec ses gamètes. Avait-il envisagé une telle hypothèse ? On peut penser que les donneurs réfléchiront désormais longuement avant de procéder au don, peut-être même y renonceront-ils, pour ne pas être importunés vingt ans plus tard par des questions auxquelles ils n'auront pas envie de répondre ? Non seulement, il n'y a pas véritablement "droit d'accès aux origines", mais la procédure risque de dissuader les donneurs.

D'une certaine manière, cette disposition résume l'ensemble du projet de loi. Les droits des femmes sont traités de la même manière : en trompe-l'oeil.


L'ouverture de l'AMP aux femmes seules


L'ouverture de l'AMP aux femmes seules ou vivant en couple homosexuel ne fait que donner une garantie juridique à une pratique déjà largement utilisée. De manière très concrète, une femme seule pouvait déjà se rendre en Belgique ou dans un autre pays proche pour bénéficier d'une insémination avec donneur (IAD). En France même, il n'était pas rare que cette IAD soit pratiquée à partir du sperme d'un proche, de manière plus ou moins clandestine. La femme déclarait ensuite sa grossesse tout à fait normalement, car il n'est pas interdit à une femme seule d'avoir un enfant. Cette reconnaissance juridique évitera précisément ces pratiques plus ou moins opaques mais ne changera rien à la situation juridique de l'enfant à naître.

L'intérêt essentiel de cette évolution ne réside pas dans le fait que les femmes seules ou homosexuelles pourront désormais bénéficier d'une AMP, mais plutôt dans la justification apportée par le législateur. Celui-ci ne justifie plus l'AMP par l'infertilité, médicalement constatée, d'un couple, mais sur l'exigence d'un "projet parental". En effet, une femme seule ou en couple qui demande à bénéficier d'une IAD n'est pas nécessairement infertile, mais il est évident qu'elle porte un projet parental.

Ce projet parental n'est pas seulement une déclaration de volonté. Il doit être présenté et défendu par l'intéressée ou le couple intéressé. La candidate à l'AMP doit ainsi faire l'objet d'une "évaluation médicale et psychologique". Le Conseil d'Etat, dans son avis, fait observer que l'équipe médicale peut ainsi différer l'AMP, voire refuser de la pratiquer, si elle considère que le "projet parental" n'est pas clairement établi.

Unto us a Child is born
Le Messie. Haendel. London Symphony Orchestra. Direction : Sir Colin Davis


Le refus de l'insémination post mortem


Une femme seule a désormais le droit de se faire inséminer par un donneur anonyme, mais, étrangement, une femme devenue seule parce qu'elle est désormais veuve n'obtient pas le droit de se faire inséminer avec gamètes de son mari décédé.  Le Conseil d'Etat avait pourtant déclaré qu'"aucun obstacle juridique ne s'opposait" à la légalisation de cette pratique, dans son rapport de 2018 et, dans son avis portant sur le projet de loi, il s'était prononcé en faveur de l'insémination post-mortem, "dans un souci de cohérence d’ensemble de la réforme".

Dans une ordonnance de référé du 31 mai 2016, le juge des référés de ce même Conseil d'Etat avait même enjoint à l'Assistance publique d'exporter vers une clinique espagnole le sperme de l'époux de la requérante, jeune femme de nationalité espagnole, veuve d'un Italien décédé à Paris. Le juge avait alors précisé que cette insémination post mortem était licite, si des "circonstances particulières" la rendaient possible, notamment le fait que la requérante ait la nationalité d'un pays qui l'autorise. C'était admettre implicitement qu'aucun problème éthique ne s'opposait à une telle opération.

Aurore Bergé, rapporteur du texte à l'Assemblée nationale a pourtant refusé l'insémination post-mortem, en affirmant qu'elle n'est pas "éthiquement souhaitable". On ne sait pas exactement comment elle fonde cette affirmation, mais il ne fait aucun doute que l'éthique est un paravent commode pour cacher un choix purement politique. Au moment où Emmanuel Macron promettait la réforme de l'AMP, LaRem s'affirmait ni de droite, ni de gauche. Aujourd'hui, alors que la réforme, qui avait pris beaucoup de retard, est en cours d'adoption, les choses ont bien changé. Il convient de ne pas effaroucher les nostalgiques de "La Manif pour tous", de ne pas perdre les voix de droite après avoir perdu celles de gauche.

Mais ce choix politique n'est pas sans risque juridique. Ne peut-on voir une discrimination dans ce refus de l'insémination post-mortem ? Est-il absolument équitable d'autoriser une femme seule à faire un enfant avec le sperme d'un parfait inconnu en interdisant une veuve de porter l'enfant de son conjoint décédé ? Cette question ne semble pas avoir été posée.


Droit de la filiation et GPA : la punition


Certaines dispositions de la loi constituent un véritable retour en arrière par rapport au droit positif. Le projet de loi introduit ainsi dans le code civil un nouvel article 47-1 ainsi rédigé : "Tout acte de l’état civil ou jugement étranger, à l’exception des jugements d’adoption, établissant la filiation d’un enfant né à l’issue d’une convention de gestation pour le compte d’autrui ne peut être transcrit sur les registres en ce qu’il mentionne comme mère une femme autre que celle qui a accouché ou lorsqu’il mentionne deux pères".

Cette disposition a pour finalité de réduire à néant la jurisprudence récente de la Cour de cassation. Dans trois décisions du 18 décembre 2019, la Première chambre civile avait en effet affirmé qu'une gestation pour autrui (GPA) conforme au droit de l'Etat où elle a été effectuée ne fait pas, à elle seule, obstacle à la transcription sur les registres français de l'acte de naissance d'un enfant désignant à la fois le parent biologique et le parent d'intention.

Le projet de loi interdit au contraire au parent d'intention de figurer sur le registre d'état civil. On en revient ainsi à l'état du droit antérieur, celui-ci n'ayant plus d'autre option que d'adopter l'enfant de son conjoint pour créer le lien juridique. Encore ne s'agit-il que d'une adoption simple, puisqu'il est pratiquement impossible de démontrer que les liens avec la mère porteuse sont coupés. Aux yeux du droit français, la renonciation par une mère porteuse américaine de son lien de filiation avec l'enfant, renonciation opérée devant un juge, ne suffit pas à autoriser l'adoption plénière par le parent d'intention.

De toute évidence, le projet de loi vise ainsi à punir les parents qui recourent à la GPA, conformément à une idéologie traditionnelle, pour ne pas dire traditionnaliste, qui fait prévaloir le lien biologique sur tout autre lien. Mais c'est évidemment l'enfant qui est puni, enfant qui n'est pas responsable de la manière dont il a été conçu et qui, toute sa vie, devra en supporter les conséquences. Sur ce point, le projet de loi est loin d'être libéral. Il est même "réactionnaire" au sens premier du terme puisqu'il s'agit de revenir à une situation antérieure aux évolutions du droit positif.

Cette restriction pourra-t-elle tenir très longtemps ? Certes, la CEDH, sollicitée pour avis par l'Assemblée plénière, a décidé, le 10 avril 2019, de laisser les Etats choisir le mode d'établissement de la filiation du parent d'intention, entre la transcription directe dans les registres d'état civil français ou l'adoption. Mais c'est aussi la CEDH qui a affirmé que les parents sont ceux qui apportent aux enfants "l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et (...) qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être". Et la CEDH n'est jamais insensible à l'intérêt supérieur de l'enfant, contrairement au législateur français.

Le projet de loi est d'abord un exercice de communication. On met l'accent dans les médias sur l'ouverture de l'AMP aux femmes seules et aux couples de lesbiennes, et l'on affirme mener à bien une grande réforme de société, même si elle a des effets relativement modestes. Mais ce que l'on donne aux femmes d'une main, on le leur retire de l'autre, puisque celles qui auront recours à la GPA à l'étranger se voient privées d'un droit dont elles disposaient depuis fin 2019. Ce second volet du projet est moins médiatisé, évidemment, ne serait-ce que parce que la presse ignore tout de la jurisprudence de la Cour de cassation. Considéré sous cet angle, le projet de loi bioéthique apparaît comme un exercice improbable visant à donner satisfaction à la fois aux homosexuelles et à la Manif pour tous, qui en l'occurrence avance masquée.



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