« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 15 juin 2020

La liberté de manifester garantie, au profit de l'Exécutif

Dans une ordonnance rendue le 13 juin 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat, saisi par la Ligue des droits de l'homme et différents syndicats, suspend l’exécution de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 interdisant les rassemblements de plus de dix personnes dans l'espace public. Il rappelle que la liberté de manifester est une "liberté fondamentale" et que l'interdiction de son exercice sur la voie publique ne peut reposer sur le risque sanitaire que si les "mesures barrières" ne sont pas respectées, ou si le cortège est susceptible de réunir plus de 5000 personnes. Le droit a immédiatement été modifié, et un décret du 14 juin 2020 précise que les manifestations sont autorisées par le préfet du département si les conditions de leur organisation sont propres à garantir le respect de ces conditions.

 

La décision a été saluée avec enthousiasme par certains commentateurs et même par certains organisateurs de cortèges, qui considèrent désormais que le droit de manifester peut s'exercer totalement librement. Le Monde affirme ainsi que "les rassemblements de moins de 5000 personnes, interdits dans le cadre de l'état d'urgence, sont de nouveau autorisés".

 

Sans doute aurait-il été utile de lire la suite de la phrase. Car si le juge des référés suspend l'article 3 du décret du 31 mai 2020, c'est seulement en tant qu'il "s'applique aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L.211-1 du code de la sécurité intérieure". Et précisément, l'article L 211-1 organise le droit commun du régime de la liberté de manifestation.

 

 

Deux régimes distincts

 

 

De fait, le juge des référés reconnaît l'existence de deux régimes distincts, ce qui d'ailleurs s'inscrit parfaitement dans le droit positif. D'une part, le régime de droit commun initié par le décret-loi du 23 octobre 1935, est aujourd'hui codifié par le code de la sécurité intérieure et plus précisément son article L 211-1. Il met en place un régime déclaratoire qui impose aux organisateurs du rassemblement de faire connaître aux autorités de police (le maire ou le préfet de police selon les cas) leur nom, l'objet de la manifestation, son itinéraire et les mesures prévues pour garantir l'ordre. D'autre part, le décret du 31 mai 2020, modifié le 14 juin, prévoit, quant à lui, un régime dérogatoire fondé sur l'état d'urgence sanitaire. Cette fois, le principe est celui de l'interdiction des rassemblements de plus de dix personnes, sauf exception lorsque le cortège compte moins de 5000 participants parfaitement respectueux des gestes barrières, et surtout lorsque ses organisateurs ont pris soin de respecter la procédure de droit commun en déclarant le rassemblement.

 

Le juge des référés indique ensuite la manière dont doit s'articuler le régime de droit commun de déclaration préalable avec le régime spécial reposant, lui, sur un principe d'interdiction. Il affirme qu'une manifestation déclarée sur le fondement de l'article L 211_1 du code de la sécurité intérieure ne peut être interdite sur la base de l'état de l'état d'urgence, dès lors qu'elle respecte le plafond des 5000 participants et les gestes barrières. Cette interprétation permet au juge des référés du Conseil d'Etat d'apparaître comme le protecteur de la liberté de manifester, tout en plaçant les organisateurs de rassemblements dans une situation délicate, et l'Exécutif dans une position confortable.



Manifestation respectant la "distanciation sociale"

Voutch. Les joies du monde moderne. 2015

 

 

La position confortable de l'Exécutif

 

 

Nul n'ignore en effet que les organisateurs d’une manifestation ont généralement une certaine tendance à exagérer quelque peu, et même beaucoup, le nombre de participants. S'ils annoncent en attendre plus de 5000, ils se retrouvent dans le régime de l'état d'urgence sanitaire, c'est-à-dire dans la régime d'interdiction, quand bien ils auraient pris la précaution de déclarer la manifestation et de prévoir des masques.

 

Quant à l'Exécutif, il conserve un usage confortable du régime d'interdiction pour les rassemblements les plus nombreux, ce qui était sans doute son souhait. Ceux de moins de 5000 personnes n'intéressent pas grand monde en effet, et on peut les autoriser sans risque sérieux de débordements et surtout sans qu'ils suscitent un véritable débat politique. Disons-le franchement, une manifestation de moins de 5000 personnes est actuellement un échec pour les organisateurs, et c’est finalement un bon choix de l’autoriser, puisqu’elle révèle surtout la faiblesse du mouvement.

 

Le juge des référés a d'ailleurs pris la précaution d'affirmer que ces manifestations de plus de dix et de moins de 5000 personnes ne peuvent être interdites, "sauf circonstances particulières", formulation qui laisse à l'Exécutif la possibilité d'interdire le rassemblement en invoquant des difficultés spécifiques dans le maintien de l'ordre public.

 

Il reste toutefois à s'interroger sur la mise en oeuvre de cette nouvelle organisation juridique. Imaginons, par exemple, que les participants à une manifestation de moins de 5000 personnes ne respectent pas les gestes barrières. Ils risquent alors de voir arriver les forces de l'ordre qui verbaliseront pour non-respect des règles imposées par l'état d'urgence sanitaire, alors même que la manifestation a été déclarée sur le fondement du code de la sécurité intérieure. Les éventuels recours conduiront les juges à s'interroger sur la nature juridique de l'opération. Une manifestation déclarée peut-elle s’analyser comme un "rassemblement" de plus de dix personnes au sens de l’état d’urgence sanitaire ? La réponse à cette question risque de se révéler délicate et de mettre à l'épreuve les commentateurs.

 

 

 

 

1 commentaire:

  1. L'article intitulé "Au Haut Conseil des tas" paru à la une du Canard enchaîné daté du 17 juin 2020 complète utilement votre présentation déjà très exhaustive sur le plan normatif en lui apportant une touche d'ironie et d'humour.

    Trois brefs extraits en donnent la substantifique moelle :

    - "Un immense bravo au Conseil d'Etat, qui, le 13 juin, a rétabli sous condition, quand même - la liberté de manifester".

    - "L'occasion, en tout cas, pour redorer un peu son blason, légèrement écorné par le rejet quasi systématique de toutes les requêtes déposées par les défenseurs des droits de l'homme contre les 'ordonnances Covid-19' ".

    - "Qu'importe Bruno Lasserre, le vice-président du Conseil s'enthousiasme sur 'la nécessité absolue pour nous, juges de l'urgence et de l'évidence, d'avoir le sens de la solution et la capacité de répondre à des enjeux concrets dans un contexte qui évoluait en permanence".

    Comme quoi le ridicule ne tue pas au Palais-Royal (Cf. les quelques perles que l'on peut trouver dans "Petits arrangements entre amis, Yvan Stefanovitch, Albin Michel, 2020).

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