« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 31 mars 2020

Covid-19 : le Conseil d'Etat tombe le masque

Dans une ordonnance du 28 mars 2020,  le Conseil d'Etat écarte une demande de référé-liberté formulée par le Syndicat des médecins d'Aix et région. Celui-ci lui demandait d'enjoindre à l'Etat de prendre "toutes mesures utiles" pour fournir aux professionnels de santé des masques FFP2 et FFP3 notamment par la réquisition des stocks existants et l'interdiction des exportations, leur donner des moyens de dépistage massif, et enfin les autoriser à prescrire et administrer aux patients à risque l’association de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine. Une autre ordonnance du même jour écarte de la même manière une autre demande de référé formulée par un syndicat d'infirmiers libéraux, portant cette fois sur l'ensemble des matériels de protection dont manquent cruellement les "personnels de santé exposés".

Ces demandes d'injonction reposent toutes sur l'article L 521-2 du code la justice administrative qui prévoient un "référé-liberté". Le juge se voit alors sollicité pour prendre toute mesure utile lorsque la condition d'urgence est remplie, et lorsqu'il constate une atteinte grave et illégale à une liberté fondamentale. Dans le cas présent, le syndicat invoque pêle-mêle le droit à la vie, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, le droit à la protection de la santé ainsi que le droit de recevoir les traitements et les soins les plus appropriés à son état de santé, la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie, et enfin le principe de précaution.

L'ordonnance est rédigée de telle manière que la condition d'urgence n'est admise qu'implicitement, dans un paragraphe consacré aux "circonstances" du litige. Il s'agit en fait d'un simple rappel des textes applicables à la gestion de l'épidémie, et le juge mentionne la loi mettant en oeuvre ''l'état d'urgence sanitaire". On en déduit donc que si la loi reconnait une situation d'urgence, le juge des référés l'admet aussi.

Pour le reste, le juge des référés ne reprend pas avec précision les différentes libertés invoquées par le syndicat requérant. Tout au plus affirme-t-il que ses griefs s'analysent comme l'invocation d'une carence des autorités.


La carence fautive



La responsabilité d'une personne publique peut être engagée pour une abstention fautive dans l'exercice de ses compétences. Dans un arrêt du 9 novembre 2018, le Conseil d'Etat a ainsi reconnu une telle carence de la ville de Paris en raison de ses manquements dans l'exercice de ses pouvoirs de police en matière de sécurité et de salubrité publiques. Elle avait en effet laissé subsister, rue Dejean, un important marché illégal dans lequel prospéraient de nombreux trafics. 

Cette carence est susceptible d'engager la responsabilité de la personne publique, mais une faute lourde n'est pas exigée. Dans une décision Commune de Moissy Cramayel c. Bellonga du 28 novembre 2003, le Conseil précise ainsi, à propos d'un maire qui n'avait rien fait pour réduire des nuisances sonores, que la responsabilité de la commune peut être engagée pour "une faute de nature à engager la responsabilité de la commune", sans qualifier celle-ci de faute lourde.

Dans le cas des ordonnances du 28 mars 2020, le juge des référés du Conseil d'Etat mentionne la notion de carence, sans pour autant rechercher sérieusement l'existence d'une éventuelle faute.


Une obligation de moyens



Il s'appuie largement, en effet, sur une jurisprudence qui prend largement en considération les ressources ou le matériel dont dispose le service compétent. Une ancienne décision du 6 avril 1979 exonère ainsi la Gendarmerie qui avait omis de signaler, sur une route, la présence d'arbres abattus par des inconnus et qui n'avait pas fait rapidement dégager le passage. En l'espèce, le juge estime que cette inertie ne s'analyse pas comme une carence fautive "compte tenu des moyens en personnel et en matériel de signalisation" dont ils disposaient. 

Il n'empêche que le coronavirus cause des dommages autrement plus graves qu'un arbre tombé en travers d'une route. On pouvait donc espérer une motivation très soignée du juge des référés. Il n'en est rien, et c'est précisément ce qui suscite un certain malaise à la lecture de la décision. 


 Allégorie de l'ordonnance du juge des référés : "Brigadier, vous avez raison"
Pandore, Charlus, 1908


Les motifs de la décision

 

Concernant les masques, le juge mentionne que "plusieurs commandes portant sur plusieurs centaines de millions de masques, (ont) annoncées le 21 mars 2020" et que "les premières livraisons sont attendues prochainement", ou peut-être même un peu plus tard. D'ailleurs "le gouvernement prévoit de disposer de 24 millions de masques par semaine (...) à partir d’avril". Tout va bien, ou plutôt tout ira bien, puisque le gouvernement le dit. Quant à la distribution de ces masques aux professionnels de santé, le juge mentionne, que lors des deux dernières semaines, "chaque médecin ou infirmier de ville pouvait retirer 18 masques", ce qui le conduit à conclure qu'"aucune carence caractérisée ne saurait ainsi être reprochée". Les intéressés apprécieront sans doute cette conclusion à sa juste valeur.

Pour ce qui est tests de dépistage, l'analyse est encore plus sommaire. Le juge observe que les "les autorités ont pris les dispositions avec l’ensemble des industriels en France et à l’étranger pour augmenter les capacités de tests dans les meilleurs délais". Il reconnait ainsi que les capacités en ce domaine sont insuffisantes, et admet "une insuffisante disponibilité des matériels". Il en déduit cette fois que la demande d'injonction tendant à ce qu'il soit procédé à des tests massifs de dépistage ne peut être accueillie puisque, dans la situation actuelle, elle ne pourrait être mise en oeuvre.

Enfin, la demande d'injonction tendant à la prescription systématique de l’hydroxychloroquine est aussi rejetée par simple référence à un avis rendu par le Haut Conseil de la santé publique le 23 mars 2020. Celui-ci avait en effet considéré avec méfiance les études menées par le professeur Raoult à l'IHU de Marseille, et le juge des référés, parfaitement soumis, déclare que leurs résultats « doivent être considérés avec prudence (...) et ne permettent pas de conclure à l’efficacité clinique de l’hydroxychloroquine ". Toujours prudent, le juge ajoute tout de même que l'étude européenne en cours « permettra de recueillir des résultats plus significatifs dans une quinzaine de jours ».


Une société de connivence


 
Les motifs de cette ordonnance de référé s'appuient ainsi exclusivement sur la communication gouvernementale, reprise parfois mot pour mot. Le juge ne semble même pas s'apercevoir qu'il télescope les époques. Au lieu de juger de la situation au moment du recours, il apprécie son bien-fondé au regard de la situation future. Le gouvernement n'a-t-il pas promis que d'ici quelques jours ou quelques semaines, il y aura des masques, des tests et peut-être même un traitement ? Avouons qu'il est pour le moins surprenant de voir un juge apprécier l'urgence d'une situation au regard de la manière dont elle est censée évoluer, et non pas au regard de sa réalité actuelle. 

Plus généralement, cette coïncidence absolue entre la décision du juge des référés et la communication gouvernementale a quelque chose de malsain. D'aucuns ne manqueront pas de rappeler que le Premier ministre est lui même issu du Conseil d'Etat et que l'institution n'a peut être pas envie de gêner l'un des siens, au moment où il est confronté à une crise grave. Plus gênante encore, la coïncidence avec la décision du Conseil constitutionnel rendue deux jours plus tôt, dans laquelle ce dernier écartait purement et simplement la Constitution qu'il a pourtant pour mission de protéger, dans le but de valider une loi organique qui le concerne directement. 

D'une certaine manière, la crise du coronavirus présente un aspect positif, car elle permet de mettre en lumière l'existence d'une société de connivence, dans laquelle les membres du Conseil d'Etat irriguent l'ensemble du processus décisionnel, contentieux et non contentieux. Espérons que tout cela ne sera pas oublié lorsque, après la crise, les débats indispensables pourront aussi sortir du confinement et promouvoir la consécration d'un véritable pouvoir judiciaire.





2 commentaires:

  1. Peut-on vraiment parler de connivence quand le Conseil d'État n'a pas hésité à prendre de nombreuses mesures allant à l'encontre le Gouvernement ces derniers mois ?

    Je pense à l'ordonnance sur la circulaire Castaner et l'avis très négatif sur l'étude d'impact du PJL retraites par exemple.

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  2. Madame,

    Votre analyse personnelle des deux ordonnances rendues par le Conseil d’Etat le 28 mars 2020 est intéressante.

    Je me dois cependant de vous faire part des quelques réserves suivantes.

    • Au 3ème paragraphe, vous indiquez que le Conseil d’Etat a « implicitement » admis l’existence d’une situation d’urgence au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. C’est inexact. Les ordonnances du 28 mars 2020 n’évoquent pas la condition d’urgence. Si elles n’évoquent pas cette condition, c’est parce que le Conseil d’Etat rejette les demandes des requérants pour défaut d’atteinte « grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ». Rejetant ces demandes pour défaut d’illégalité grave et manifeste, il n’a pas à se prononcer sur la condition relative à l’urgence.

    • Aux paragraphes 5 à 7, vous indiquez que la responsabilité des personnes publiques peut être recherchée en cas de carence dans l’exercice de leurs compétences. C’est exact. Comme vous l’indiquez, il est également exact que la preuve d’une faute lourde n’est pas nécessaire. En revanche, vous semblez ignorer que l’office du référé-liberté n’est pas le même que celui du juge administratif saisi d’une demande tendant à la condamnation d’une personne publique pour faute. Lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge administratif ne peut faire usage de ses pouvoirs qu’en cas d’atteinte « grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » (cf. le point précédent). Le texte exigeant une illégalité « manifeste », le contrôle du juge administratif est de faible intensité. Les ordonnances commentées s’inscrivent dans le droit fil d’une jurisprudence constante.

    • Aux paragraphes 13 à 15, vous mettez en cause l’intégrité du Conseil d’Etat et la gêne que ses membres pourraient éprouver à émettre des réserves sur l’action du gouvernement. Je vous invite à relire l’avis du Conseil d’Etat relatif à la réforme des retraites et l’ordonnance par laquelle il a suspendu la circulaire « Castaner ».

    • Pour conclure, permettez-moi de citer la préface de l’ouvrage « Les grands arrêts de la jurisprudence administrative » (dans sa première édition).

    MM. René Cassin et Marcel Waline y indiquent que « […] toute entreprise collective d’études sur le droit public doit, de notre temps, comporter le concours intime et confiant de la doctrine et de ceux qui élaborent la jurisprudence. De cette façon, doit se faire la synthèse de l’esprit théorique qui anime la Montagne Sainte-Geneviève, et des préoccupations de servir, dans le cadre des principes et des lois, les nécessités du bien public, que chacun s’accorde à trouver sous-jacentes à l’œuvre de la juridiction administrative. / Notre vœu et notre intention sont que chacun des volumes de cette collection réalise cette synthèse, et, sans créer une doctrine et encore moins un dogmatisme du droit public français, puisse donner l’impulsion à la formation d’une méthode d’approche des problèmes du droit public, qui se tienne également éloignée des déductions a priori et de l’empirisme pur ».

    Une analyse plus fine des textes et de la jurisprudence évite (parfois) nombre d'approximations et de contresens.

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