« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 31 janvier 2020

Le naufrage de la circulaire Castaner

Le juge des référés du Conseil d'Etat a décidé, dans une ordonnance du 31 janvier 2019, de suspendre trois dispositions essentielles de la circulaire " relative à l’attribution des nuances politiques aux candidats aux élections municipales et communautaires des 15 et 22 mars 2020 ». La circulaire Castaner, attaquée en référé par Les Républicains, le Parti socialiste, Debout la France, ainsi que par un certain nombre d'élus locaux, ressemble désormais à une coquille vide. 

On se souvient que l'objet du texte était d'établir une "grille des nuances" que les préfets devraient attribuer aux listes candidates aux municipales. Pour les scrutins se déroulant dans les communes de 9000 habitants et plus, étaient répertoriées 24 nuances politiques individuelles concernant les candidats, et 22 nuances de listes. L'ensemble de ces nuances était ensuite regroupé en six grands groupes : extrême gauche, gauche, courants politiques divers (parmi lesquels les listes régionalistes et gilets jaunes), centre (dont LaRem), droite, extrême droite. La plupart des commentateurs avaient considéré que cette "grille des nuances" avait surtout pour effet de brouiller l'analyse des résultats. Le juge des référés ne s'y est pas trompé et suspend finalement les dispositions les plus contestées.

Le recours en référé, fondé sur le premier alinéa de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, énonce que le juge peut suspendre la décision, ou certains de ses effet, "lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».


L'urgence



La condition d'urgence est remplie, et le juge des référés observe que "l'enregistrement des candidatures aux élections municipales débute d'ici quelques jours".  La lecture de la décision laisse penser que le ministre de l'intérieur a osé invoquer l'inopposabilité aux tiers de la circulaire, dans la mesure où elle n'avait pas été publiée. Le juge des référés rappelle, quant à lui, que l'urgence s'apprécier in concreto, par rapport aux circonstances de l'espèce et il considère donc que le texte devait, en tout état de cause, être publié. Une manière élégante de dire que le ministre de l'intérieur ne pouvait tout de même pas invoquer l'irrégularité qu'il avait lui-même commise en ne publiant pas le texte immédiatement. Nemo auditur ejus propriam turpitudinem allegans.


Dans le cas présent, le doute sérieux porte sur trois éléments essentiels qui constituent autant d'erreurs manifestes d'appréciation.

Membre du gouvernement victime d'une seconde attaque du Conseil d'Etat dans la même semaine
Astérix et les Normands, René Gosciny et Albert Uderzo, 1966


Le seuil de 9000 habitants



Le juge des référés commence par sanctionner ce seuil de 9000 habitants, en deçà duquel aucune nuance n'est accordée aux listes candidates. Il s'appuie sur le termes du décret du 9 décembre 2014 relatif à la mise en oeuvre des fichiers "Application élection" et "Répertoire national des élus". Il rappelle que son article 5 interdit d'appliquer des nuances politiques aux candidats aux élections municipales dans les communes de moins de 1000 habitants. Aux yeux du ministre, cette prohibition n'empêche pas d'élargir ce seuil jusqu'à 9000 habitants.

Le juge des référés estime pourtant que ce raisonnement, digne des meilleurs jésuites, n'est pas compatible avec la finalité même du fichier qui est de permettre "aux pouvoirs publics et aux citoyens de disposer de résultats électoraux faisant apparaître les tendances politiques locales et nationales et de suivre ces tendances dans le temps". Cette finalité est d'ailleurs précisée dans la délibération du 19 décembre 2013 rendue par la CNIL à propos de ces mêmes traitements automatisés.

En l'espèce, l'élargissement du seuil à 9000 habitants conduit à ne pas attribuer de nuance politique aux candidats dans plus de 95 % des communes, et à ne pas prendre en compte les suffrages exprimés par près de la moitié des électeurs. Le juge fait d'ailleurs observer que, lors des élections municipales de 2014, il avait été possible d'attribuer une nuance "divers droite" ou "divers gauche" à 80 % des candidats dans les communes de moins de 9000 habitants.

Le juge des référés invoque ainsi, implicitement, une erreur manifeste d'appréciation constituée par ce considérable élargissement du seuil d'attribution des nuances.


 L'égalité entre les partis



Le juge des référés sanctionne également la nuance "Listes divers centre". La circulaire Castaner précisait ainsi que cette nuance serait attribuée aux listes qui auront obtenu l'investiture de LaRem ou du Modem. Une liste se déclarant "Les Républicains" pouvait donc être catapultée dans le "divers centre" si elle était soutenue par LaRem. Là encore l'opération était relativement transparente : faire apparaitre comme un succès électoral de LaRem la victoire d'une liste ayant l'étiquette "LR".

Cette logique du "en même temps", n'a pourtant pas séduit le juge des référés qui y a vu une atteinte au principe d'égalité entre les partis. Il fait observer en effet que le soutien du PS ou de LR à une liste ne permettait pas de la qualifier "divers gauche" et "divers droite", les deux partis intéressés ne tirant donc aucun bénéfice de ce soutien, dans la présentation des résultats. Cette rupture d'égalité fait naître évidemment un "doute sérieux" sur la légalité de la circulaire.


Le cas de "Debout la France"



Enfin, la dernière illégalité mentionnée par le juge des référés réside dans la nuance "extrême-droite" des listes "Debout la France". En 2014, le parti de M. Dupont-Aignan, était classé comme "divers droite". Et s'il a été qualifié d'"extrême-droite" aux législatives de 2017, c'est exclusivement parce que son président avait ouvertement rallié Marine Le Pen aux présidentielles. Mais, par la suite, Debout la France n'a plus passé aucun accord électoral avec le Rassemblement national et ses représentants au parlement européen siègent dans un autre groupe. Le requalifier aujourd'hui en "extrême-droite" constitue donc une erreur manifeste d'appréciation.
La circulaire Castaner est ainsi vidée de son contenu par un juge des référés extrêmement sévère. Pour reprendre une formule chère au commissaire du gouvernement Kahn, on peut se demander si les erreurs relevées ne s'analysent pas comme des "erreurs manifestes de courtoisie", cachant en réalité un détournement de pouvoir. Disons le franchement, l'élargissement du seuil n'avait pour objet de disposer de résultats électoraux fiables, mais plutôt de masquer l'absence d'implantation de LaRem dans les zones rurales. De même, la possibilité pour LaRem d'attirer dans sa nébuleuse toutes les listes auxquelles elle donne son soutien, même si elles revendiquent une autre étiquette politique, visait, à l'évidence, à masquer un éventuel échec électoral en "gonflant" artificiellement les résultats du parti présidentiel. La manoeuvre était grossière, et le juge des référés n'a pas été dupe.



1 commentaire:

  1. Votre exposé est comme toujours lumineux et bienvenu pour rappeler l'état du droit positif et les libertés prises par le ministre de l'Intérieur avec les grands principes du droit.

    Une petite précision n'est pas inutile dans le contexte actuel. L'affaire a vraisemblablement dû être instruite, si ce n'est traitée, par la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) du ministère de l'Intérieur. Elle est traditionnellement confiée à un éminent membre du Conseil d'Etat. Ce poste faut occupé en son temps par le dernier vice-président de la plus haute juridiction administrative, Jean-Marc Sauvé. Aujourd'hui, ce privilège revient à un autre conseiller d'Etat, Thomas Campeaux (www.interieur.gouv.fr). Il est difficile de croire que ce haut fonctionnaire n'ait rien vu venir sauf à se poser de sérieuses questions sur ses compétences juridiques.

    Une bonne nouvelle pour le Conseil d'Etat. Il vient de retrouver le poste de juge à la Cour européenne des droits de l'homme qu'il avait laissé filer entre les mains d'un membre de la Cour de Cassation, André Potocki. Toutes nos félicitations au nouvel élu, Mattias Guyomar (https://conseil-europe.delegfrance.org/).

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