« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 8 janvier 2020

La mère, la mère toujours recommencée

L'intérêt supérieur de l'enfant ne peut justifier que le lien avec sa mère soit totalement coupé, sauf dans des conditions très spécifiques et sous un rigoureux contrôle des juges du fond. Pour ne pas s'être conformée à ce principe, la Norvège a été sanctionnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans deux arrêts du 17 décembre 2019, A.S. c. Norvège et Abdi Ibrahim c. Norvège.  Dans les deux cas, la Cour relève une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit de mener une vie familiale normale. 

La Norvège, comme d'autres pays scandinaves, a développé une politique publique de protection de l'enfance extrêmement intrusive, qui n'hésite pas à séparer définitivement les enfants, dès leur plus jeune âge, de leurs parents, si ces derniers sont considérés comme défaillants. L'intérêt de l'enfant est donc considéré comme justifiant une atteinte irréversible au droit de mener une vie familiale normale.

Dans l'affaire A.S. c. Norvège, un enfant né en 2009 d'une insémination artificielle, est placé en famille d'accueil en 2012, l'administration considérant que sa mère, arrivée de Pologne en 1968, ne lui apporte pas les soins physiques et psychologiques qui lui sont nécessaires. Depuis cette date, l'administration refuse de lui accorder un droit de visite et ne lui a pas communiqué l'adresse de la famille d'accueil. Dans l'affaire Abdi Ibrahim, il s'agit d'un enfant également né en 2009, cette fois au Kénya, d'une mère somalienne qui a obtenu le statut de réfugiée en Norvège. Pris en charge d'urgence en 2010, l'enfant fut placé dans une famille d'accueil, qui fut ensuite autorisée à l'adopter. La mère, déchue de ses droits parentaux, n'a pu avoir aucun contact avec lui, et n'a pas davantage pu exercer un droit de visite.


Le droit d'être ensemble



"Pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale au sens de l'article 8 de la Convention européenne". Cette formule est reprise dans bon nombre d'arrêts de la CEDH, en particulier la décision Monory c. Roumanie et Hongrie du 5 avril 2005. Ce principe emporte deux conséquences essentielles. D'une part, le parent qui se voit privé de l'exercice de ce droit a toujours intérêt à agir devant la Cour. C'est évidemment le cas de la mère biologique, qui agit non seulement en son nom propre mais aussi au nom de son enfant, afin de protéger ses intérêts (CEDH, 17 juillet 2012, M. D. et autres c. Malte). D'autre part, la CEDH exerce un contrôle de proportionnalité particulièrement étendu dans ce domaine, contrôle qui intègre à la fois l'intérêt supérieur de l'enfant et la question de savoir si l'ingérence dans ce droit est "nécessaire dans une société démocratique". Sur de tels sujets, la Cour affirme, dans sa décision Penchevi c. Bulgarie du 10 février 2015, qu'il convient d'éviter une approche trop formaliste et automatique.

Allo Maman bobo. Alain Souchon. 1978. Archives INA

L'écoute de la mère



Dans ses deux décisions, la Cour s'appuie sur sa jurisprudence Strand Lobben et autres c. Norvège du 30 novembre 2017 qui affirme que ces mesures de placement en famille d'accueil ont d'abord pour but de rétablir, à terme, les liens familiaux. S'il est démontré que c'est impossible, l'adoption pourra alors être envisagée. Dans cette affaire, les juges s'étaient penchés sur la procédure suivie, et notamment sur l'écoute des arguments de la mère. Précisément, dans les deux décisions du 17 décembre 2019, les autorités norvégiennes, administratives comme judiciaires, ont fait preuve sur ce point d'une légèreté fautive.

Dans l'affaire A.S. c. Norvège, la Cour observe que la situation a été figée dès l'origine, car les juges du fond ont précisé, dès le premier recours déposé par la mère, que le placement de l'enfant serait "de longue durée", les visites étant extrêmement limitées. Le jugement de 2015 s'appuyait des expertises réalisés en 2012, et les rapports pris en compte sur le développement de l'enfant étaient ceux remis par la famille d'accueil. Cette même famille a invoqué les réactions négatives de l'enfant lors des visites de la mère, sans que ce point ait été sérieusement vérifié. La CEDH déduit donc que la mère n'a pas été entendue et que ses intérêts n'ont pas été sérieusement pris en considération.

Dans l'arrêt Abdi Ibrahim c. Norvège, la requérante ne demandait pas le retour de son fils près d'elle, mais refusait son adoption et la déchéance des droits parentaux qu'elle entrainait. En l'espèce, la Cour constate une violation de la jurisprudence Strand Lobben, car les autorités n'ont rien fait pour assurer le maintien du lien familial. Alors que la mère avait demandé le placement chez des cousins à elle, ou bien dans une famille somalienne, l'enfant a été placé dans une famille chrétienne norvégienne et le droit de visite de la mère a été réduit au minimum. Lorsque celle-ci a fait un recours pour s'opposer à la déchéance de ses droits, les juges n'ont pas eu de difficulté pour constater la rupture des relations familiales, situation qui avait été créée par l'administration norvégienne elle-même. Les parents d'adoption avaient d'ailleurs refusé une "adoption ouverte" permettant le maintien des liens avec la mère biologique. La Cour constate donc une violation de l'article 8 de la Convention puisque la requérante comme son fils ont été privés de leur droit de mener une vie familiale normale.

Ces deux décisions ne sont finalement surprenantes que par leur existence même. On découvre en effet que la Norvège, pays présenté comme un modèle social et comme un exemple dans le domaine des droits des femmes, n'hésite pas à arracher des enfants à leur mère, sans trop se préoccuper des droits de la défense. L'enfant est perçu comme l'objet d'une politique publique autoritaire, politique qui justifie la rupture du lien familial, surtout lorsque la mère est polonaise ou somalienne. Nous voilà bien loin du "modèle" norvégien.



Sur la vie familiale : Chapitre 8 , Section 2  du manuel de Libertés publiques sur internet.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire