« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 19 novembre 2019

"Flashmob" et réunion pacifique devant la CEDH

Dans sa décision Oboto c. Russie du 19 novembre 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)  affirme que les "Flashmobs", définies comme des réunions pacifiques, sont protégées par l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le requérant est un ressortissant russe, condamné pour avoir participé, en janvier 2009, à un rassemblement qui n'avait pas été déclaré. Certes, l'amende était modeste, 1000 roubles, soit 22 € à l'époque des faits, mais la sanction pose une question de principe. Car l'intéressé ne participait pas à une manifestation, au sens traditionnel du terme. Il ne s'agissait pas d'arpenter la voie publique en déclamant slogans et revendications. Au contraire, les participants, au nombre de sept, se tenaient debout devant le siège du gouvernement russe. Ils avaient recouvert leurs lèvres de ruban adhésif et brandissaient des feuilles de papier blanc. Compte tenu de ces particularités du rassemblement lui-même, M. Oboto estimait donc qu'il n'entrait pas dans le cadre de la loi russe sur la notification préalable des manifestations. Les autorités russes, au contraire, estimaient qu'il s'agissait d'une manifestation statique, mais d'une manifestation tout de même.


De minimis non curat praetor



La première question posée est évidemment celle de l'admissibilité d'une requête dont l'enjeu pratique est finalement fort mince. L'article 35 § 3 de la convention autorise en effet la CEDH à déclarer irrecevable tout requête individuelle, lorsqu'elle estime "que le requérant n'a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l'homme (...) exige un examen de la requête au fond, et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n'a pas été dûment examinée par un tribunal interne". 

En l'espèce, la question qui se pose est celle du caractère important ou non du préjudice subi, mise en oeuvre européenne du principe traditionnel "De minimis non curat praetor". De manière traditionnelle, et notamment dans sa décision Korolev c. Russie du 1er juillet 2010, la CEDH estime que l'appréciation du caractère important ne saurait reposer sur le seul critère financier du montant de l'amende infligée au requérant. En l'espèce, comme dans son arrêt Berladir et autres c. Russie du 10 juillet 2012, la Cour estime que, nonobstant le caractère dérisoire de l'amende, la requête de M. Oboto pose une question de principe, la liberté de réunion pacifique protégée par l'article 11 étant directement en cause. 


Flashmob et manifestation



En déclarant la requête recevable, la CEDH rattache donc le rassemblement statique à la liberté de réunion. Pour parvenir à ce résultat, elle doit d'abord écarter la qualification de "Flashmob" donnée par le requérant. Il est vrai que cette notion ne fait l'objet d'aucune définition juridique. Le requérant semble ainsi définir la "Flashmob" à travers son caractère statique, le faible nombre de ses participants, et l'absence de slogans. 

La doctrine française, du moins celle du maintien de l'ordre car les juristes ne se sont guère intéressés à ce phénomène, préfère, quant à elle, évoquer les "nouveaux rassemblements de personnes" (NRP), notion qui n'a pas davantage de contenu juridique, mais qui est beaucoup plus englobante. Les NRP, qu'il s'agisse de Flashmobs, d'Apero géants, voire des Gilets jaunes, se définissent comme des mobilisations discontinues avec des objectifs ponctuels. Une Flashmob se réunira ainsi pour faire une bataille de polochon ou pour danser, et les Gilets jaunes se réuniront pour occuper un rond-point ou un péage. Le nombre de participants importe peu, et l'on a vue des Rave Parties en rassembler plusieurs milliers. L'absence de slogans n'est pas davantage un critère essentiel du NRP, et les Gilets jaunes se sont bien souvent exprimés bruyamment. 

Pour la doctrine française, le NRP se définit essentiellement par deux critères cumulatifs. D'une part, un refus de respecter la procédure déclaratoire gouvernant le droit des manifestations depuis le décret-loi du 23 octobre 1935. D'autre part, une organisation en rhizôme, c'est-à-dire évoluant en permanence et sans organisateurs précisément identifiés, la mobilisation s'effectuant largement par les réseaux sociaux. 

On voit donc que la "Flashmob" ne saurait faire l'objet d'une définition juridique consensuelle, et il n'est donc pas surprenant que la CEDH ait préféré écarter cette notion, préférant rattacher une manifestation statique à la liberté de réunion.

Voutch



La liberté de réunion



En affirmant que le rassemblement auquel a participé M. Oboto relevait de la liberté de réunion pacifique protégée par l'article 11 de la Convention, la CEDH rattache ce type de rassemblement à un cadre juridique parfaitement connu. Elle estime que la manière dont il a été en l'espèce dispersé et que les poursuites engagées à l'encontre du requérant s'analysent comme une ingérence dans la liberté de réunion pacifique. Pour être licite, selon la formulation de l'article 11, cette ingérence doit donc être prévue par la loi, poursuivre un but d'intérêt général et se révéler nécessaire dans une société démocratique. 

Il ne fait aucun doute que la procédure engagée contre le requérant s'appuyait sur la loi russe. En revanche, la CEDH, comme elle l'avait fait dans sa décision Navalnyy c. Russie du 15 novembre 2018 refuse de considérer que les autorités poursuivaient un but d'ordre public en dispersant un rassemblement de quelques personnes. Le contrôle de proportionnalité fait ainsi disparaître la recherche du but légitime : la mesure prise est si disproportionnée, s'agissant d'une réunion pacifique, que le but d'ordre public n'est plus pertinent.

La loi russe autorise en effet les autorités à considérer comme manifestation statique un rassemblement de plus de deux personnes tenant "tout élément visuel" de nature à manifester leurs convictions. Pour la CEDH, la loi russe porte ainsi atteinte à la liberté de réunion pacifique. S'appuyant sur sa jurisprudence Kudrevičius c. Lituanie du 15 octobre 2015, elle affirme que les autorités doivent montrer "un certain degré de tolérance" envers les rassemblements pacifiques, quand bien même les organisateurs n'auraient pas respecté l'obligation de déclaration préalable. Il appartient donc aux autorités de créer un équilibre entre le respect des procédures et le danger pour l'ordre public. Cela signifie que que, de manière très concrète, elles doivent considérer avec indulgence les manquements à la procédure déclaratoire si les participants, peu nombreux, n'ont aucunement menacé l'ordre public. C'est précisément ce que les autorités russes n'ont pas fait, et elles sont donc condamnées pour violation de l'article 11. 


Réunion et manifestation



La décision semble remplie de bon sens, mais on doit tout de même observer que le droit français n'est pas tout à fait conforme à cette analyse. La loi du 30 juin 1881 affirme en effet que "les réunions ne peuvent être tenues sur la voie publique". Or les NRP utilisent de préférence la voie publique, leur logique reposant sur un investissement en apparence spontané de l'espace public. De fait, le régime juridique des NRP se trouve naturellement rattaché, en France, à la liberté de manifestation et non pas à celle de réunion. La cour de cassation, dans un arrêt du 9 février 2016, définit ainsi la manifestation par "l'expression collective et publique d'une opinion", quel que soit l'instrument de cette expression, avec ou sans slogans et banderoles. Une manifestation silencieuse, comme celle à laquelle participait M. Oboto, demeure donc, en droit français, une manifestation. 

La différence entre le droit de la convention européenne et le droit français n'est pas surprenante si l'on considère que l'article 11 de la convention ne distingue pas réellement entre réunion et manifestation. Cette différence pourrait certes offrir une voie de droit aux participants à un rassemblement pacifique effectivement victimes de violence policières. Mais pour pouvoir s'appuyer sur l'article 11, il faut être réellement pacifique, ne pas livrer à des actes violents, ne pas accepter la présence des Black Blocs, ne pas casser le mobilier urbain et les monuments commémoratifs, etc etc.

 

Sur les nouveaux rassemblements de personnes : Chapitre 12 Section 1 du manuel de Libertés publiques sur internet






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