« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 3 septembre 2019

Le "Féminicide" ou la communication par le droit

A la veille du "Grenelle des violences conjugales" organisé par Marlène Schiappa, on voit se multiplier les prises de position en faveur de l'intégration dans le droit pénal de la notion de "féminicide". Nul ne conteste l'inquiétante croissance des meurtres de femmes par leur conjoint, ou leur ex-conjoint, et le premier objet de la réunion devrait être de renforcer les instruments de nature à aider les victimes de violences conjugales et à punir leurs auteurs. Rien de plus insupportable en effet que de voir qu'une femme meurt, à peu près tous les trois jours, sous les coups de son conjoint, sans que le système juridique soit capable d'apporter une réponse. 

Un fait


Considéré en ces termes, le "féminicide" est un fait, et un fait incontestable. Son usage, provenant de la doctrine anglo-saxonne, tend à se banaliser. Le "féminicide désigne alors, très simplement, le meurtre d'une femme, parce qu'elle est une femme. L'OMS en dresse une sorte de typologie, distinguant quatre types de "féminicides" : 
  1. Le "féminicide intime", c'est-à-dire commis par le conjoint ; 
  2. Le "féminicide au nom de l'honneur", qui désigne l'assassinat d'une femme ou d'une jeune fille par un membre de sa famille, parce qu'elle aurait commis une transgression sexuelle ou comportementale. Le meurtrier estime alors protéger la réputation de sa famille et suivre les traditions ; 
  3. Le "féminicide lié aux pratiques culturelles", par exemple lorsqu'une jeune mariée est assassinée car sa dot n'a pas été payée ; 
  4. Le "féminicide sexuel", intervenu lors d'une agression sexuelle.
La Commission consultative nationale des droits de l'homme (CNCDH) affirme, dans un avis de 2016 que "l'usage du terme doit être encouragé, à la fois sur la scène internationale dans le langage diplomatique, mais aussi dans le vocabulaire courant, en particulier dans les médias". Il est en effet censé accélérer la prise de conscience du problème, empêcher que ce type d'acte soit banalisé par intégration dans l'ensemble plus vaste des violences conjugales. 


Un concept juridique opératoire ?



L'intégration du "féminicide" dans le code pénal pose une autre série de problèmes, sur lesquels ses promoteurs ne se sont guère penchés.  

D'une part, la notion porte en elle-même une appréciation du mobile du meurtre : la femme a été tuée parce qu'elle est une femme. La motivation de l'auteur est donc clairement affirmée, si ce n'est que ce n'est pas toujours aussi simple. Un mari tue sa femme parce qu'elle veut le quitter : c'est clairement un "féminicide". Certes, mais si on s'aperçoit que l'épouse avait une confortable assurance-vie, établie au profit de son mari ? S'agit-il toujours d'un "féminicide" ? A-t-elle été tuée parce qu'elle est une femme ou parce qu'elle est riche ? Faudra-t-il calculer le pourcentage de "féminicide" dans un assassinat ? 

D'autre part, et c'est sans doute plus grave, l'existence d'un crime de "féminicide" est porteuse, en soi, d'une atteinte au principe d'égalité devant la loi pénale, dès lors qu'elle ne viserait que l'identité féminine de la victime. Quel serait en effet l'intérêt de criminaliser un tel fait si ce n'était pas pour alourdir la peine ? Un féminicide serait-il ainsi réprimé par une peine plus sévère qu'un homicide ? En d'autres termes, il serait plus grave de tuer une femme que de tuer un homme, dans des circonstances identiques. 

Il convient à ce égard de rappeler l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui affirme que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". La jurisprudence du Conseil constitutionnel admet certes que le législateur peut déroger au principe d'égalité, soit lorsqu'il s'agit de régler des situations différentes, soit dans l'intérêt général à la condition que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi (par exemple : décision du 18 mars 2009). En l'état actuel du droit, rien ne dit que le Conseil constitutionnel accepterait un traitement différencié des homicides, fondé sur le genre. 

C'est d'autant plus vrai que le Conseil constitutionnel demeure attaché au principe d'égalité des sexes, formulé dans le Préambule de 1946. Dans une décision du 9 janvier 2014, il sanctionne sur ce fondement des dispositions différenciées entre les hommes et les femmes dans le cas de la perte de la nationalité française résultant de l'acquisition volontaire d'une nationalité étrangère.

Femmes battues. Pierre Perret. 2010


La CEDH



De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) laisse aux Etats une large autonomie dans ce domaine et ne leur impose, en aucun cas, l'intégration du féminicide dans leur ordre juridique. Certes, le mot est mentionné dans l'arrêt Talpis c. Italie du 2 mars 2017, mais seulement dans un développement consacré au droit international pertinent, pour se référer aux travaux du Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes (CEDAW). Or ses recommandations sont dépourvues de valeur contraignante pour les Etats, et la CEDH ne les reprend pas dans le fond de sa décision. En l'espèce, elle se borne à sanctionner les autorités italiennes, qui avaient fait preuve d'une trop grande inertie dans le traitement d'une affaire de violences conjugales. Plus récemment, dans son arrêt Kurt c. Autriche du 4 juillet 2019, la CEDH ne mentionne même plus le mot "féminicide". 

Il est vrai que le "féminicide" n'est pas d'origine européenne. Il a d'abord figuré dans le code pénal mexicain en 2007 et est maintenant puni dans 14 Etats d'Amérique latine. Les Etats européens se montrent beaucoup plus réticents, même si des propositions de loi vont dans ce sens, notamment en Belgique.


Une circonstance aggravante



Dans le cas français, ces réticences peuvent parfaitement s'expliquer. Sur le plan strictement pénal, le "féminicide" est en effet inutile. La loi du 27 janvier 2017 érige  en circonstance aggravante le fait, pour un délit ou pour un crime, d'être commis en raison du sexe ou du genre de la victime (art. 132-77 du code pénal). La peine est alors alourdie : une infraction punie de trente ans de réclusion est passible de la perpétuité, une infraction passible de vingt ans est portée à trente ans etc.

Pour les partisans de la reconnaissance du "féminicide", le droit devrait donc renoncer à cette circonstance aggravante pour créer une infraction autonome. L'idée est séduisante, mais force est de constater qu'une telle évolution réduirait l'espace de protection contre les violences sexistes. En effet, la circonstance aggravante ne s'intéresse pas à l'identité de la victime, elle peut être une femme, un homme, un transgenre. Seul importe le caractère sexiste de l'agression. Ces dispositions permettent donc, exactement comme le "féminicide" de mieux punir les meurtres de femmes commis parce qu'elles sont des femmes mais aussi tous les meurtres liés au sexe et à l'identité sexuelle.

La loi du 27 janvier 2017 s'inscrit d'ailleurs dans une histoire du droit pénal qui tend à refuser les infractions autonomes et à ne prévoir qu'une infraction de droit commun, assortie de circonstances aggravantes. C'est ainsi, par exemple, que le crime de parricide a disparu du code pénal en 1994, remplacé par une circonstance aggravante lorsque le crime concerne les ascendants.

Ce texte est parfaitement suffisant, mais il a tout de même un inconvénient : voté relativement discrètement en janvier 2017, il n'est pas du tout médiatique. Il ne peut pas être utilisé comme un instrument de communication. Alors que le "féminicide" permet d'afficher une posture féministe, de faire plaisir aux militantes, de diffuser dans les médias une image positive. Tout cela pour un coût extrêmement modeste, plus modeste. Bref, toute une série d'avantages qui permettront de faire oublier qu'il ne sert à rien.




5 commentaires:

  1. Bonjour,

    Petite nuance sur laquelle vous ne vous êtes guère penchée : à ma connaissance, les féministes réclament l'intégration du terme "féminicide" dans le Code Pénal et non l'intégration d'une infraction autonome appelée "féminicide". C'est à dire : appeler spécifiquement "féminicide" le crime concerné sans le modifier ou alourdir la peine.

    Cette demande est assumée comme symbolique. Je cite par exemple Raphaëlle Rémy-Leleu, porte parole de l'association Osez le Féminisme! dans Libération : "Nous militons pour l’inscription du terme "féminicide" dans le code pénal afin d’acter politiquement, juridiquement et dans la société, qu’il s’agit de crimes de haine machiste." (https://www.liberation.fr/france/2019/09/02/raphaelle-remy-leleu-porte-parole-d-osez-le-feminisme-il-faut-mettre-de-l-argent-sur-la-table_1748874?fbclid=IwAR1EP9pkOD3ayFSgbI0eiJdrqnWD8lemWXtSRxLOd0K44meUkyLU0WeF4gU)

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    1. Eclairez-moi, où serait intégré le terme de féminicide dans le code pénal?

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  2. Le mot "féminicide" est non seulement inutile, il déforme la réalité en ignorant délibérément les hommes battus par leur compagne, même s'il y a plus de femmes que d'hommes battus.
    Une chose est battre une femme parce qu'elle est une femme, qu'on a envie de battre et qu'une femme est une proie musculairement moins résistante, une autre est de battre son compagnon ou sa compagne.

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  3. Bonjour,

    « Nul ne conteste l'inquiétante croissance des meurtres de femmes par leur conjoint, ou leur ex-conjoint », dites-vous. J'ai recherché les données disponibles et elles ne semblent pas corroborer cette croissance.

    Si j'en crois la synthèse de Titiou Lecoq dans Slate (https://www.slate.fr/story/175698/chiffres-feminicides-statistiques-une-femme-deux-trois-jours-definition-couple-variations), l'évolution se présente comme suit :
    2008: 167 femmes tuées
    2009: pas de chiffre
    2010: 157
    2011: 122
    2012: 166
    2013: 129
    2014: 134
    2015: 122
    2016: 123
    2017: 151
    2018: 121 (https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/194000583.pdf)

    J'ai entendu il y a quelques jours le chiffre de 100 femmes tuées par leur conjoint depuis le début de l'année, ce qui laisse supposer en extrapolant linéairement que ce bilan macabre devrait être proche de 130-140 à la fin de l'année. Ce chiffre est similaire à ceux des années précédentes. Avez-vous des sources qui décrivent la tendance à la hausse dont vous parlez ?

    J'en profite pour vous remercier pour vos articles, toujours très intéressant pour le profane que je suis.

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  4. Madame le Professeur,

    Vous avez réussi à répondre point par point, en avance, à cet article https://www.dalloz-actualite.fr/node/faut-il-qualifier-penalement-femicide#.XYB2lyW-iEc

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