« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 4 juin 2019

Tempête dans un bénitier

Ce dimanche 2 juin 2019, a été célébrée dans l'église du Planquay (Eure) une "messe anti-Macron". Médias et réseaux sociaux ont montré la chorale des "Vieux Chanteurs au gilet jaune", avec pour soliste l'abbé Michel en habits sacerdotaux, entonnant le psaume "Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher chez toi". Le caractère répétitif de l'oeuvre n'était pas sans rappeler le chant grégorien, mais l'auteur ayant renoncé au latin, son sens résolument profane ne pouvait échapper à personne.

L'étrange initiative de l'abbé Michel n'a évidemment ni été sollicitée, ni soutenue par l'Eglise. L'évêque d'Evreux, un tantinet désemparé, déclare que "ce qu'il fait est une défiguration de ce que doit être l'Eglise" et ajoute qu'"il devient un peu fou". Jugé pour détournement de fonds en 2015, et suspendu a divinis en 2016, l'abbé refuse pourtant les sanctions de sa hiérarchie et continue joyeusement de célébrer sa messe.

Il ne nous appartient par de déterminer si, au sens du droit canon, l'abbé avait ou non le droit de dire une messe, ni même de nous interroger sur la diligence de l'Eglise pour assurer l'exécution de ses décision. En revanche, l'abbé Michel a réussi un petit miracle : en quelques minutes, il a enfreint à plusieurs reprises la loi de l'Etat, commettant une belle série d'infractions. Le préfet de l'Eure a d'ailleurs procédé à un signalement sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale qui impose à "toute autorité constituée(...) qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit (... ) d'en donner avis sans délai au procureur de la République (...)".


Outrage au Président de la République



La première infraction est celle de l'article 433-5 du code pénal : le délit d'outrage à une personne dépositaire de l'autorité publique. Selon une jurisprudence remontant à une décision Déroulède rendue par la Haute Cour de justice le 18 novembre 1899, le Président de la République doit être considéré comme un "magistrat" au sens de l'article 222 l'ancien code pénal, c'est à dire précisément comme une "personne dépositaire de l'autorité et de la force publique". Cette définition est maintenue sous la Vè République.

Le délit d'outrage est une infraction de droit commun, qui s'applique à l'ensemble des personnes "dépositaires de l'autorité et de la force publique" et qui ne relève pas des délits de presse. En cela, il se distingue de l'ancienne "offense" au chef de l'Etat. Créé par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881, ce délit a été supprimé par la loi du 5 août 2013. Il n'a pas résisté au ridicule suscité par le président Sarkozy, qui avait obtenu sur ce fondement la condamnation d'un manifestant qui avait brandi, sur son passage, une affichette sur laquelle était écrite la célèbre formule : "Casse toi, pôv' con". Condamné à une peine exemplaire de 30 € d'amende, l'intéressé avait fait un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Eon c. France du 13 mars 2013, celle-ci avait finalement déclaré que le délit d'offense au chef de l'Etat portait une atteinte excessive à la liberté d'expression des manifestations, décision qui avait provoqué son abrogation.

En l'espèce, les éléments constitutifs de l'outrage sont bien présents. Il n'est retenu que si les formules employées sont "méprisantes, outrancières ou injurieuses", ce qui ne fait guère de de doute. Il doit aussi se traduire par des actes positifs, et le fait de reprendre en choeur une chanson constitue, à l'évidence, un tel acte. Comme souvent avec les gilets jaunes, ce sont eux qui apportent la preuve de l'infraction en la diffusant largement sur les réseaux sociaux.

Tempête dans un bénitier. Georges Brassens. 1975

La loi du 9 décembre 1905



L'abbé Michel risque aussi d'être condamné sur le fondement de la loi de Séparation des églises de l'Etat, dont il a violé deux dispositions combinées.

L'article 26 de ce texte interdit en effet "de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte". Depuis la loi du 28 mars 1907, il est possible de tenir dans les églises des réunions sans autorisation préalable du maire, mais précisément cette liberté trouve sa limite dans le caractère politique. A dire vrai, cette disposition n'a jamais été appliquée. Les autorités de l'Etat se sont toujours montré conciliantes, même quand l'office du dimanche servait à faire de la propagande contre l'IVG ou le mariage pour tous. L'abbé Michel risque fort de créer une jurisprudence nouvelle sur un texte plus que centenaire. Là encore, le caractère politique de la réunion ne fait aucun doute, dès lors que l'auditoire affiche clairement sa détermination politique par le port du gilet jaune dans un lieu de culte. De même, les paroles de la chanson n'ont que peu de lien avec la liturgie de la messe. Quoi qu'il en soit, sur ce fondement, l'abbé Michel ne risque qu'une contravention.

Sa situation est plus délicate si est invoqué l'article 34 de la loi de 1905 qui punit d'une amende de 3750 € et/ou d'un an d'emprisonnement "tout ministre d'un culte qui, dans les lieux où s'exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d'un service public". Cette disposition prévoit une sanction moins lourde que celle du délit d'outrage à personne dépositaire de l'autorité publique, 15 000 € et un an d'emprisonnement.

Certes, mais il y a de bonnes chances que les propos tenus contre le chef de l'Etat soient réprimés sur le fondement de l'article 433-5 du code pénal sur l'outrage. En vertu du principe d'interprétation étroite du texte pénal, on peut en effet s'interroger sur l'applicabilité de l'article 34 de la loi de 1905 ? Le Président de la République est-il un "citoyen chargé d'un service public" ? La liste des comportements incriminés est-elle exhaustive ? En l'espèce l'abbé Michel n'a pas prononcé du discours, fait de lecture ou distribué des écrits. Il a chanté. Une nouvelle fois, il pourrait sur ce point susciter une jurisprudence susceptible d'éclairer une disposition jamais utilisée.

L'abbé Michel a effectivement la vocation. Il est sans doute appelé, non pas par Dieu mais par le justice d'ici-bas, à faire évoluer la jurisprudence. Mais derrière le caractère anecdotique, et même drôlatique de l'affaire, l'abbé aura eu le mérite de montrer que la loi de 1905, accusée par certains d'être désuète, inadaptée à notre société, sait répondre aux problèmes d'aujourd'hui. Et comme en 1905, elle sert avant tout à rétablir la paix.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




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