« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 9 juin 2019

Le Conseil d'Etat et la pénalisation du client

Le nouveau site du Conseil d'Etat privilégie l'esthétique et la communication, au détriment des décisions récentes qui ne font plus l'objet d'une publicité particulière. Le citoyen désireux de s'informer sur sa jurisprudence doit donc aller consulter la base de données Ariane et trier lui même les arrêts importants. Celui qui s'est livré à cette plaisante occupation le 7 juin 2019 a donc pu lire une décision qui déclare que l'infraction d'achat d'actes sexuels créée par la loi du 13 avril 2016  ne porte pas atteinte à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. 


La QPC de février 2019



Dans une décision du 1er février 2019, le Conseil constitutionnel, saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par différentes associations défendant les droits des personnes prostituées, avait déjà déclaré conformes à la Constitution les dispositions de cette loi. Défendue par Najat Vallaud-Belkacem, elle pénalise le client de la personne prostituée, pénalisation considérée comme un premier pas vers l'abolition de la prostitution. Celle-ci est donc censée disparaître à terme comme devrait disparaître le proxénétisme, faute de clients. Ce raisonnement conduit ainsi à sanctionner une activité qui n'est pas interdite.

La décision du Conseil constitutionnel écartait déjà le moyen fondé sur l'atteinte à la vie privée, droit que le Conseil rattache à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit la "liberté individuelle". Refusant de consacrer un principe général de liberté sexuelle impliquant le droit de recourir à la prostitution, le Conseil avait exercé son contrôle de proportionnalité, à partir d'une interprétation des objectifs poursuivis par le législateur : (...) "En faisant le choix de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l'asservissement de l'être humain".   

Le principe de dignité, mentionné dans le Préambule de la Constitution de 1946, est donc appelé à la rescousse, dès lors que la prostitution, et la traite des êtres humains qu'elle induit, peuvent être considérées comme des formes d'asservissement. C'est si vrai que l'on se demande pourquoi une activité portant tellement atteinte à la dignité de la personne n'est pas purement et simplement interdite. Mais le Conseil constitutionnel ne va pas aussi loin dans l'analyse. Il se borne à constater que le but poursuivi par le législateur suffit à fonder la licéité de l'atteinte à la vie privée. 

L'Accordéoniste. Edith Piaf, 1940

Le Conseil d'Etat



Les mêmes associations requérantes se sont alors tournées vers le juge administratif en invoquant le même droit au respect de la vie privée, cette fois sur le fondement de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Sur le plan procédural, elles ont tout simplement demandé au premier ministre l'abrogation du décret du 12 décembre 2016 relatif au stage de responsabilisation infligé aux clients des personnes prostituées. Elles ont ensuite attaqué devant le juge le rejet implicite de leur demande.

La décision du 7 juin ne leur donne pas satisfaction, et le motif développé, ou plutôt très peu développé, par le Conseil d'Etat est encore moins étayé que celui affirmé par le Conseil constitutionnel. 

Le moyen méritait pourtant une analyse sérieuse. Se fondant sur l'article 8, la CEDH avait affirmé, dès l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, le droit de chacun de mener la vie sexuelle de son choix. D'une manière générale, la CEDH ne condamne pas la prostitution en tant que telle et n'a jamais posé comme principe la nécessité de l'éradiquer dans les Etats parties à la Convention européenne. Dans un arrêt A.D.T. c. Royaume-Uni du 31 juillet 2000, elle rappelle que les pratiques sexuelles entre adultes consentants relèvent de leur vie privée, quelle que soit leur orientation sexuelle et même leur nombre. L'Etat ne saurait s'ingérer dans ce domaine que pour des motifs fondés sur la santé publique ou sur "la morale". 

La décision S.D. et D.B. c. Belgique du 15 juin 2006 donne ensuite quelques précisions sur ce que peut être une ingérence fondée sur la morale. Elle considère que l'interdiction du racolage actif par la loi belge, constitue une ingérence proportionnée au but de protection de "la morale", précisément dans la mesure où la prostitution n'est pas interdite. Aucune décision de la CEDH ne concerne la pénalisation du client, et la question de la proportionnalité de l'ingérence dans ce cas demeure pendante. 

Le Conseil d'Etat ne se pose pas de telles questions, et se borne à reprendre la motivation du législateur. Les travaux parlementaires préalables à la loi du 13 avril 2016 font le constat que "dans leur très grande majorité", les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d'être humains rendus possibles par l'existence d'une demande de relations sexuelles tarifées. La contravention infligée au client a pour but de "priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite d'êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle et assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et de l'ordre public". Le Conseil d'Etat estime donc que l'ingérence dans la vie privée est proportionnée au but poursuivi. Comme devant le Conseil constitutionnel, le principe de dignité vient renforcer une motivation bien incertaine. 

Les personnes qui se livrent à la prostitution sont donc "dans leur très grande majorité" victimes de proxénètes... La formule fait frémir. Les droits des personnes doivent ils être appréciés de manière quantitative ? La minorité doit-elle voir ses droits limités en raison des pratiques qui sont celles de la majorité ? A-t-on des chiffres permettant de savoir si cette majorité est de 50 % ou de 99 % ? Est-il sérieusement possible de construire une motivation juridique sur le terrain aussi incertain de travaux parlementaires faiblement étayés ? La décision du Conseil d'Etat suscite ces questions mais n'apporte aucune réponse.

Derrière cette étrange motivation apparaît l'embarras du Conseil d'Etat devant la loi Vallaud Belkacem qui veut supprimer la prostitution sans l'abolir, lutter contre le proxénétisme sans l'affronter. Il est sans doute plus simple de pénaliser les clients, et donc par ricochet l'activité des personnes prostituées, plutôt qu'entreprendre une véritable lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. La loi manquait de courage, et il n'est pas surprenant de constater que la décision du Conseil d'Etat manque aussi du courage. Il reste désormais à attendre l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme, que les associations requérantes peuvent désormais saisir.



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