« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 12 juin 2019

Elle court, elle court, la maladie d'humour

Le dessinateur Chappatte annonce être contraint de quitter le New York Times. Après vingt années de dessins d'humour, d'abord à l'International Herald Tribune, puis dans l'édition internationale du New York Times, son contrat n'est tout simplement pas renouvelé.

Un autre dessinateur avait, fin avril 2019, osé représenter dans le même journal Benyamin Nétanyahou en chien guide, tenu en laisse par un Donald Trump aveugle et coiffé d'une kippa. Sous un pluie d'accusations d'antisémitisme, les responsables du journal ont cédé à la pression et renoncé à la publication de dessins d'humour. Patrick Chappatte est donc une victime collatérale, mais une victime tout de même, d'une décision qui donne raison à ceux qui souhaitent supprimer la liberté d'expression pour imposer un discours parfaitement aseptisé, confit dans une forme de nouvelle bigoterie politiquement correcte. 

Peu importe que le New York Times devienne une nouvelle forme de bulletin paroissial. La question juridique qui se pose est celle de l'humour, comme élément de la liberté d'expression. Certes, Chappatte ne saurait s'appuyer sur le Premier Amendement en droit américain, ou sur la liberté d'expression en droit français et européen. Il peut seulement contester le non-renouvellement de son contrat, dans un litige qui, somme toute, relèverait du droit du travail. Mais le fera-t-il ? Il y a bien peu de chances, dès lors que son grand talent trouvera certainement à s'exercer ailleurs, sous des cieux plus libéraux.

Cet évènement conduit à s'interroger sur la place de l'humour dans la liberté d'expression, en droit français.


Le droit à l'humour



On observe d'emblée que le "droit à l'humour" est régulièrement invoqué par les juges du fond. Un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 19 février 2019 se réfère expressément au "droit à l'humour". Sans que le Conseil constitutionnel se soit prononcé sur cette question, il est néanmoins fondé sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui consacre "la libre communication des pensées et des opinions". Rien n'interdit donc d'exprimer son opinion en usant du registre humoristique.

La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, en appuyant le droit à l'humour sur l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit la liberté d'expression. Depuis son arrêt Handyside c. Royaume-Uni de 1976, elle affirme régulièrement, dans une formulation toujours identique, que cette liberté protège aussi bien les informations et opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le type de message considéré. Et la Cour précise, dans une décision Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche du 25 janvier 2007, que la satire "est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter". En l'espèce, la Cour avait à juger d'un tableau intitulé Apocalypse, exposé dans une galerie viennoise, et montrant le cardinal requérant avec Mère Teresa et le chef du parti libéral autrichien (FP0) Jorg Heider dans des positions que la morale catholique réprouve. 
 
Chappatte, 10 juin 2019
 

L'excès, élément intrinsèque de l'humour

 

Cette affaire montre que la liberté de faire rire ne peut s'exercer sans excès, puisque c'est l'excès même qui fait rire. La justice exerce alors un contrôle de moindre intensité, contrôle plus compréhensif pour garantir l'expression de cette forme satirique de la liberté d'expression. Dans un arrêt du 11 mars 1991, la Cour d'appel de Paris précisait ainsi que "le genre humoriste permet des exagérations, des déformations et des représentations ironiques, sur le bon goût desquelles l'appréciation de chacun reste libre". Les juges français n'entendent donc pas arbitrer le bon ou le mauvais goût. En témoigne sa décision de la Chambre criminelle du 20 septembre 2016 par laquelle elle confirme la relaxe d'un humoriste, Nicolas B. qui avait qualifié Marine Le Pen de "salope fascisante", propos qui, aux yeux de la Cour, expriment "l'opinion de leur auteur sur un mode satirique".

La CEDH, dans cette même décision Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, affirme que le juge doit examiner avec une attention particulière " toute ingérence dans le droit d'un artiste à s'exprimer par la satire", ce qui suppose donc également un contrôle plus bienveillant par rapport au standard habituel en matière de liberté d'expression.
 
 

Les limites du droit à l'humour

 

Cette bienveillance ne fait pourtant pas du droit à l'humour un droit absolu. La CEDH s'appuie sur l'article 17 de la Convention pour affirmer qu'il ne saurait porter atteinte à un autre droit qu'elle protège. C'est sur fondement que, dans sa décision Dieudonné M'Bala M'Bala c. France du 10 novembre 2015, elle juge irrecevable le recours de l'intéressé contre sa condamnation pour injure publique, après qu'il ait, dans un spectacle, fait monter sur scène un célèbre négationniste plusieurs fois condamné pénalement, pour lui faire remettre un "prix de l'infréquentabilité" par un acteur revêtu d'un pyjama rayé sur lequel était cousue une étoile jaune. Aux yeux de Cour, le "discours de haine" n'est pas protégé par l'article 10 de la Convention, quand bien même il se présente comme satirique. 

Une autre jurisprudence Dieudonné a permis aux juges français de restreindre la liberté d'expression satirique lorsqu'elle porte atteinte à la dignité, principe consacré comme un élément de l'ordre public depuis la célèbre décision Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. On se souvient que le juge des référés avait sur ce fondement admis l'interdiction préalable d'un spectacle le 9 janvier 2014, avant de revenir sur sa jurisprudence un an plus tard, le 6 février 2015. Si le principe de dignité permet toujours de fonder une restriction, il ne peut toutefois pas être utilisé comme un simple outil destiné à imposer un discours politiquement correct. 

Cette double jurisprudence, l'une sur les "discours de haine", l'autre sur le principe de dignité a pour point commun de ne pas empêcher une approche subjective des faits de l'espèce. Où commence la "haine" ou l'atteinte à la dignité, lorsque l'on parle d'humour ? Pourrait-on poursuivre sur ce fondement Pierre Desproges, lorsqu'il s'écriait "On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle ?" pour ensuite stigmatiser l'antisémitisme et la bêtise ? Ou même Fernand Raynaud, déclarant : "J'aime pas les étrangers, y viennent manger le pain des Français" ? 

Certes, il ne s'agit pas là des seules restrictions possibles au droit à l'humour. Elles peuvent aussi reposer sur l'ordre public, dans son sens le plus matériel, lorsque le message satirique suscite des troubles à l'ordre public, mais il s'agit là d'une situation suffisamment rare pour qu'elle n'inquiète pas trop les défenseurs des libertés. En revanche, la flexibilité des notions de dignité ou de haine peut ouvrir la porte à de nombreux excès. Tout ce qui n'est pas politiquement correct pourrait rapidement être perçu comme "haineux". L'actuelle proposition de loi sur les discours de haine sur internet semble, hélas, aller dans ce sens. 

Chappatte, quant à lui, n'a même pas eu l'opportunité d'invoquer sa liberté d'expression puisqu'il est seulement mis fin à son contrat et que ses dessins n'ont pas fait l'objet d'une réelle censure. Son éviction est toutefois une très mauvaise nouvelle pour ceux qui sont attachés à la liberté d'expression. Elle montre que les journaux américains deviennent de simples instruments de communication. Elle montre aussi que l'humour, en tant que genre littéraire ou pictural, est toujours menacé. Nous voilà bien éloignés de "Je suis Charlie"... On laissera donc au regretté Wolinski le mot de la fin, message qu'il convient de ne pas oublier  :   "l'humour est le plus court chemin d'un homme à un autre".



Sur la liberté d'expression dans la presse : Chapitre 9 section 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




2 commentaires:

  1. Je comprends votre article, mesuré.
    Pour ma part, je juge possible ce remerciement. De même que nous sommes libres d'aimer (ou de ne pas aimer) un article, de même il ne saurait y avoir, dans une économie libérale et capitaliste, de droit à l'emploi pour un humoriste.
    Il reste libre de dessiner, ailleurs ou pour lui-même.

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour,

    Petite précision la Chambre criminelle, le 19 février 2019, n'a jamais proclamé un droit à l'humour. L'expression se retrouve 6 fois mais uniquement dans la bouche des avocats et de la cour d'appel...

    RépondreSupprimer