« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 3 mai 2019

Le retour de Syrie, ou le réveil de l'acte de gouvernement

Dans deux ordonnances du 9 avril 2019, le juge des référés du tribunal administratif de Paris refuse d'enjoindre au ministre des affaires étrangères d'ordonner le rapatriement de ressortissants français actuellement retenus dans le camp de Roj, situé au nord est de la Syrie.  La première décision concerne Mme X, retenue avec ses trois enfants et sa mère, Mme Y., la seconde Mme Z. qui a également trois enfants mineurs. Les deux ordonnances sont évidemment identiques.


L'intérêt supérieur de l'enfant



Les requérantes se plaçaient sur le double fondement des articles 2 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, l'un qui consacre le droit à la vie, l'autre qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. Leur dossier était étayé par des témoignages d'ONG dont Human Right Watch qui invoquait une "tragédie humanitaire", les enfants, déjà traumatisés par la guerre, étant victimes de manque de soins et sans protection suffisante. Cette analyse s'appuyait essentiellement sur la décision rendue le 21 mars 2019 par le Conseil constitutionnel, affirmant que l'intérêt supérieur de l'enfant était une "exigence constitutionnelle".

Le juge des référés mentionne cette exigence constitutionnelle, comme il mentionne les "obligations qui s'imposent à l'Etat au titre de son devoir général de protection de ses ressortissants sur le territoire français, mais également hors de ses frontières", mais il ne va pas au-delà de cette simple référence, tout simplement parce qu'il n'a pas besoin d'envisager la requête au fond. En effet, celle-ci est déclarée irrecevable.

Vois sur ton chemin. Les choristes. Christophe Baratier, 2004

L'acte de gouvernement



Utilisant une formule bien connue, le juge des référés rappelle que "l'organisation ou l'absence d'organisation du rapatriement des personnes concernées ne sont pas détachables de la conduite des relations extérieures de la France. Elles échappent ainsi à la compétence de la juridiction administrative française". 

Les avocats des requérantes ne s'étaient pas beaucoup attardés sur cette question purement juridique, préférant se concentrer sur la dénonciation des mauvais traitements infligés aux enfants et à leur mère. De fait, ils s'étaient contentés d'affirmer que l'acte du gouvernement n'était qu'une "théorie", qui plus une théorie "obsolète". 

En réalité, l'acte du gouvernement est loin d'être une simple théorie. Jean-François Lachaume, dans le répertoire Dalloz de contentieux administratif, affirme au contraire que les actes de gouvernement sont "porteurs d'une charge importante d'effets juridiques". En revanche, ils ne se détachent pas de l'action politique interne ou internationale, et c'est cette non-détachabilité qui entraine l'incompétence du juge administratif. 

Quant à l'"obsolescence" de l'acte administratif, il est un peu difficile de comprendre ce qu'elle signifie, dans la mesure où cette notion est dépourvue de tout contenu juridique. En revanche, on peut constater que le champ de l'acte de gouvernement s'est réduit au fil du temps, le Conseil d'Etat s'efforçant de placer sous son contrôle des décisions qui auparavant lui échappaient.

Dès l'arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875, il s'est déclaré compétent pour requalifier en acte administratif une mesure dont l'administration estimait qu'elle touchait à une "question politique". Mais ce n'est pas parce que le "mobile politique" peut être écarté par le juge qu'il est toujours écarté. Dans le domaine des relations internationales, certaines décisions sont sorties du champ de l'acte du gouvernement, parce que les procédures se sont juridictionnalisées. Tel est le cas du décret d'extradition, depuis l'arrêt d'assemblée, Royaume-Uni et gouverneur de la colonie royale de Hong Kong du 15 octobre 1993, En revanche, tout le domaine de la protection diplomatique demeure solidement ancré dans le champ de l'acte de gouvernement, depuis l'arrêt Mme Crémencel du 2 mars 1966, d'autant que cette protection présente un caractère totalement discrétionnaire en droit international. Les ordonnances du 9 avril 2019 s'inscrivent donc dans cette jurisprudence constante.


Acte de gouvernement et négociations avec des groupes non étatiques



Le juge des référés apporte sur ce point une précision qui ne va pas dans la sens de la réduction du champ de l'acte de gouvernement. Il l'utilise en effet pour désigner les "relations extérieures de la France", sans attribuer à ces relations un caractère nécessairement interétatique. On sait en effet que les ressortissants français sont retenus dans des camps contrôlés par des combattants kurdes. De fait, le juges des référés évoque "les autorités qui contrôlent ce territoire", ou les "groupes armés étrangers", sans jamais mentionner les Kurdes. Pour le juge, le fait que les camps soient contrôlés, ou non, par un Etat ne change rien au fait que l'éventuel rapatriement de ressortissants français relève d'une négociation entre la France et les autorités qui contrôlent ces territoires, et donc d'une négociation internationale.

Le raisonnement du juge ne surprend pas, car on imagine mal qu'une négociation internationale menée par les autorités françaises, par exemple avec un groupe de terroristes preneurs d'otages, soit soumise au contrôle du juge administratif, sous prétexte que ces négociations ne sont pas interétatiques. Quant aux enfants de djihadistes, cinq d'entre eux ont déjà été rapatriés au mois de mars, ce qui montre que les autorités françaises ont effectivement engagé des négociations et n'ont pas adopté une position de refus systématique. Dans de telles conditions, on peut se demander si ce type de recours, destiné avant tout à "faire le buzz" dans l'opinion, sert réellement leur cause.



Sur les actes de gouvernement : Chapitre 3 section 3 § 2 B  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



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