« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 18 avril 2019

L'affaire Mennesson inaugure la procédure d'avis consultatif devant la CEDH

Le 10 avril 2019, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu son premier avis consultatif sur le fondement du Protocole n° 16 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ces dispositions nouvelles permettent aux juridictions suprêmes des Etats parties qui ont ratifié ce texte de poser à la Cour des questions relatives à l'interprétation ou à l'application des droits consacrés par la Convention.

Les époux Mennesson sont indirectement à l'origine de cette question, élément d'un contentieux ancien qui les conduit à revendiquer inlassablement le droit pour leurs jumelles nées par GPA en Californie d'obtenir la transcription sur les registres d'état civil français de leur acte de naissance américain. Les juges américains avaient en effet reconnu la double filiation paternelle et maternelle des parents français, la mère porteuse ayant renoncé devant les juges texans à tout droit sur l'enfant.


L'affaire Mennesson et la filiation maternelle



On se souvient que, dans un arrêt du 17 décembre 2008, la Cour de cassation avait refusé la transcription de l'état civil de ces enfants dans les registres français, estimant que le jugement américain violait la "conception française de l'ordre public international".  Par la suite, la CEDH, intervenant par une décision du 26 juin 2014 avait mis en cause cette jurisprudence, estimant que le fait de ne pas pouvoir obtenir en France une filiation légalement établie aux Etats-Unis violait le droit au respect de la vie privée des enfants. La Cour de cassation s'était partiellement ralliée à cette jurisprudence, dans une décision du 3 juillet 2015, acceptant, que la filiation paternelle d'un enfant né par GPA en Russie soit transcrite dans les registres français, la filiation maternelle demeurant celle de la mère porteuse, qui figurait dans l'état civil russe.

Si les autorités françaises acceptent désormais la transcription de la filiation paternelle, à la condition que le père d'intention soit aussi le père biologique, le problème de la filiation maternelle demeure posé, en particulier lorsque la mère d'intention n'a pas donné ses ovocytes. C'est précisément le cas dans l'affaire Mennesson et les époux ont obtenu en février 2018 le réexamen de leur affaire, réexamen qui prend la forme d'un nouveau pourvoi en cassation.

A cette occasion, la Cour de cassation utilise pour la première fois la procédure d'avis consultatif pour demander à la Cour européenne si le droit français viole ou non l'article 8 de la Convention en refusant de transcrire sur les registres d'état civil la filiation de la mère d'intention. Elle lui demande aussi s'il convient de distinguer selon que l'enfant a été conçu, ou non, avec ses gamètes. Enfin, si la Cour répond que l'absence de filiation maternelle constitue une atteinte à l'article 8, les juges français demandent s'il est possible d'établir cette filiation par adoption.

Les réponses de la CEDH s'analysent comme une sorte de jugement de Salomon, censé satisfaire tout le monde, mais qui finalement ne satisfait personne.

Mère porteuse
Vierge à l'enfant en pierre calcaire. Ile de France. Circa 1320


Un droit à la filiation maternelle des enfants nés par GPA


La Cour confère un cadre étroit à la question posée, affirmant qu'elle ne concerne que le lien de filiation entre la mère d'intention et les enfants nés à l'étranger par GPA et issus des gamètes du père d'intention et d'une donneuse d'ovocytes. 

L'intérêt supérieur de l'enfant est au coeur du raisonnement de la CEDH, intérêt qui doit primer dans toutes les décisions le concernant. Ce principe est rappelé régulièrement par la Cour, en particulier dans sa décision du 27 janvier 2015 Paradiso et Campanelli et, bien entendu, dans la première décision Mennesson. S'il est vrai qu'"il est concevable que la France puisse souhaiter décourager ses ressortissants de recours à l'étranger à une méthode de procréation qu'elle prohibe sur son territoire", il n'en demeure pas moins que la non-reconnaissance du lien de filiation ne touche pas seulement les parents, en quelque sorte sanctionnés pour avoir eu recours à la GPA, mais aussi et surtout les enfants. Ces derniers risquent parfois de ne pas avoir la nationalité de leur mère d'intention, de voir leurs droits successoraux amoindris à son égard, ou leur relation avec leur mère fragilisée en cas de séparation des époux ou de décès du père. L'absence totale et automatique de lien de filiation avec la mère d'intention n'est donc pas compatible avec l'intérêt de l'enfant.

Cette analyse réduit la marge d'appréciation laissée à l'Etat, alors même qu'elle est considérée comme très large lorsqu'il n'existe pas de consensus européen sur la question posée. La CEDH justifie cette restriction par le fait que le droit de filiation ne concerne pas seulement l'état des personnes mais aussi le droit au respect de la vie privée. Celui-ci exige la reconnaissance d'un lien de filiation entre la mère d'intention désignée comme la mère légale dans l'acte de naissance établi à l'étranger. 

La CEDH écarte ainsi la vision traditionnelle à laquelle la Cour de cassation faisait implicitement référence lorsqu'elle l'interrogeait sur la différence qu'il convenait d'établir selon que la mère d'intention était ou non donneuse de gamète. La filiation n'est pas seulement une question biologique. Pour la CEDH, les parents sont ceux qui apportent aux enfants "l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et (...) qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être".


 Une filiation établie transcription ou par adoption



Reste la seconde question, celle que posent les juges français lorsqu'ils demandent si la filiation maternelle peut être établie par adoption plutôt que par transcription de l'état-civil étranger. Certes, la CEDH commence par affirmer que la période d'incertitude sur la filiation maternelle de l'enfant "doit être aussi brève que possible". La formule fait sourire si l'on considère que les jumelles Mennesson ont aujourd'hui atteint leur majorité et qu'elles espèrent sans doute établir leur filiation maternelle avant leur mariage.

De cette exigence de rapidité, la CEDH ne déduit pas une obligation pour les Etats d'utiliser exclusivement la procédure de transcription de l'état civil étranger. Selon la Cour, "l'identité de l’individu est moins directement en jeu lorsqu’il s’agit non du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de sa filiation mais des moyens à mettre en œuvre à cette fin". Les Etats conservent donc le choix des moyens, à la condition que la procédure soit rapide.

Il ne fait guère de doute que les juges français préféreront la procédure d'adoption qui leur offre la possibilité d'établir des obstacles considérables à l'établissement de la filiation maternelle. Observons d'abord qu'elle n'est ouverte qu'aux parents mariés, et il faut donc convoler en justes noces pour pouvoir l'établir, restriction que l'on peut considérer comme une atteinte à l'égalité devant la loi. Une fois mariés, les parents pourront certes s'appuyer sur un système juridique français qui facilite l'adoption de l'enfant du conjoint, simple ou plénière. Mais les observations du Défenseur des droits devant la CEDH ont montré que les autorités françaises exigeaient le plus souvent le consentement préalable de la mère porteuse, ce qui conduisait à exclure l'adoption plénière, dès lors que la filiation à l'égard de la mère biologique n'était pas écartée. 

L'avis de la CEDH met ainsi la poussière sous le tapis en refusant d'envisager les problèmes concrets posés par la solution adoptée.  Elle maintient ainsi la possibilité pour les Etats, et pour la France en particulier, d'établir une filiation maternelle a minima. Il ne fait aucun doute que cela se traduira par des contentieux multiples, et que le feuilleton Mennesson qui en est déjà à son septième épisode contentieux connaîtra une saison 8, et peut-être une saison 9. Mieux que Game of Thrones.



Sur la GPA : Chapitre 7 section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


 




1 commentaire:

  1. Si la mère biologique et la mère porteuse ont renoncé à tout droit sur les enfants devant le juge américain qui a établi les actes de naissance, si le père biologique voit ipso facto la filiation paternelle transcrite sur les registres de l'état-civil français, l'adoption pour la mère d'intention, et de fait, doit-elle nécessairement être un parcours de combattant ? À entendre Mme Mennesson sur Arte, j'ai eu l'impression que la solution "mère adoptive" n'en était pas une pour elle. Pourtant l'intérêt des enfants pourrait être, dans ce cas précis, étouffant, de passer à autre chose le plus vite possible.

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