« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 28 janvier 2019

Le mythe de 1793

Le mouvement des Gilets Jaunes suscitera certainement de nombreuses études dans les années à venir. Sociologues et politistes se pencheront doctement sur le phénomène et l'on verra se multiplier publications et colloques. Selon les points de vue, il sera envisagé comme la résurgence des jacqueries de l'Ancien Régime, comme un cas pratique illustrant les théories de Pierre Bourdieu, voire à la lumière de toute autre grille d'analyse. Dans tous les cas, il sera étudié à la lumière du passé, ou plus exactement à la lumière d'une interprétation du passé.

Les Gilets Jaunes eux-mêmes font un usage constant des références au passé, mais un passé mythique, un passé réécrit destiné à conférer une légitimité au mouvement. Ils perçoivent la Déclaration montagnarde du 24 juin 1793 et la constitution de l'an I comme des textes parfaitement actuels, et ils leurs attribuent même parfois une valeur juridique.

Chacun sait pourtant que cette constitution montagnarde n'a jamais été mise en oeuvre, le Comité de Salut Public ayant décidé, le 10 août 1793 que "le gouvernement de la France serait révolutionnaire jusqu'à la paix". La constitution a été suspendue et le régime de la Terreur s'est installé, jusqu'à la chute de la Montagne le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794). Depuis cette date, la constitution de 1793 n'a plus jamais retrouvé une valeur juridique.

Malgré son inapplication, ou peut-être en raison de son inapplication, la constitution montagnarde est demeurée un mythe pour la gauche. De manière quelque peu anachronique, elle a été présentée, selon les époques, comme pré-socialiste ou pré-marxiste, et ses mânes ont été invoquées tant en 1848 qu'en 1946. Aujourd'hui, les Gilets Jaunes l'utilisent comme un illustre précédent de nature à justifier le "referendum d'initiative citoyenne" (RIC). Certains l'invoquent même, comme s'il s'agissait du droit positif, à l'appui de la revendication du droit de résistance à l'oppression, droit qui n'est aucunement garanti par le droit positif mais qui, selon eux, conférerait un fondement juridique aux violences commises durant les manifestations. 


1793 et le RIC



La constitution de 1793 fait du peuple le seul titulaire de la souveraineté et elle est la première constitution visant à établir un régime démocratique, enfin presque car les femmes demeureront exclues du suffrage universel encore longtemps, jusqu'à l'ordonnance de 1944. Celui-ci concerne tous les hommes de plus de vingt-et-un ans ainsi que tout étranger qui "domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard", ou encore qui est "jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité" (art. 4). Ce corps électoral, renouvelable chaque année désigne les députés de l'assemblée unique ainsi qu'une grande partie des fonctionnaires d'autorité.

Surtout, et c'est ce qui intéresse surtout les Gilets Jaunes, la constitution de 1793 met en place le référendum, conçu comme la création d'un veto populaire, en opposition au détesté veto royal qui existait dans la constitution de 1791. L'organisation en est pour le moins compliquée : une fois votée par le Corps législatif, la loi proposée est envoyée aux communes pour être discutée dans les assemblées primaires. Quarante jours plus tard, la loi proposée devient loi si, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d'eux n'a pas opposé de réclamation. Dans le cas contraire, la loi proposée est soumise à referendum. Cette faculté d'empêcher se transforme en véritable initiative en matière constitutionnelle, car un dixième des assemblées primaires peut alors engager une procédure de révision.

Le RIC s'inspire de ce dispositif, en le dépassant. Il ne s'agit plus d'envisager un veto législatif, mais d'offrir aux citoyens la possibilité d'initier un referendum sur un thème librement choisi, voire de leur permettre de révoquer les gouvernants, qu'il s'agisse des membres de l'Exécutif ou des parlementaires qui n'auraient pas suffisamment bien suivi la volonté de leurs électeurs. On voit ici se profiler l'utopie du mandat impératif que l'on retrouve chez Jean-Jacques Rousseau, dont les constituants de 1793 entendaient s'inspirer : "Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement."

Ce mécanisme de démocratie directe qu'est le referendum n'existe pas que dans la constitution de 1793. Les Gilets Jaunes auraient sans doute pu trouver leur inspiration dans les votations suisses, mais la Suisse, pays des banques et refuge des évadés fiscaux, n'est sans doute pas un État qu'ils souhaitent présenter comme un exemple. Ils auraient pu aussi demander tout simplement une modification de la Constitution actuelle qui prévoit déjà un référendum d'initiative partagée dans son article 11. Cette procédure, initiée par la révision de 2008 de Nicolas Sarkozy, laissait augurer un véritable mécanisme de démocratie directe, alors que la procédure demeure contrôlée par le parlement et que les conditions pour la mettre en oeuvre sont pratiquement impossibles à remplir. La revendication en faveur du RIC n'a donc rien de surprenant, et elle révèle la frustration qui a suivi une réforme purement cosmétique.


Maximilien Robespierre, estampe, Paris, 1790. Gallica.BNF




1793 et le droit de résistance à l'oppression



Pour justifier le recours à la violence, certains participants au mouvement des Gilets Jaunes invoquent l'article 35 de la Déclaration des droits de 1793 qui affirme : "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs". Certes, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui, elle, a aujourd'hui valeur constitutionnelle énonce, dans son article 2 que "la résistance à l'oppression fait partie des droits naturels et imprescriptibles de l'homme". Mais le droit à la résistance à l'oppression et le droit à l'insurrection n'ont pas un contenu identique. Seul le second repose exclusivement sur le recours à la violence. Pierre-Joseph Proudhon ne s'y est pas trompé, qui définissait le droit à l'insurrection comme "celui en vertu duquel un peuple peut revendiquer sa liberté, soit contre la tyrannie d'un despote, soit contre les privilèges d'une aristocratie, sans dénonciation préalable, et par les armes".

Le problème est que ce droit à l'insurrection n'existe pas. Le code pénal, dans son article 412-3, considère au contraire le "mouvement insurrectionnel" comme une "atteinte aux institutions de la République" relevant de la cour d'assises. Le fait de participer à un tel mouvement est puni de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 € d'amende. Ces dispositions énumèrent même la liste des comportements prohibés, liste qui devrait peut-être susciter la réflexion dans la frange la plus radicalisée des Gilets Jaunes. Peut notamment être poursuivi sur ce fondement celui qui a édifié des barricades, assuré les communications des insurgés (pourquoi pas par Facebook ?), ou en encore "provoqué des rassemblements d'insurgés par quelque moyen que ce soit". Lorsque Eric Drouet appelle ainsi à un "soulèvement sans précédent par tous les moyens utiles et nécessaires", il passe insensiblement de l'organisation d'une manifestation non déclarée, délit sur le fondement duquel il est déjà poursuivi, à l'appel à l'insurrection qui s'analyse cette fois comme une activité criminelle.

Certes, il est bien peu probable que cet arsenal juridique soit utilisé dans la situation actuelle. Les actions des Gilets Jaunes n'ont pas sérieusement menacé les institutions de la République et personne n'a envie de susciter un regain de violence en engageant des poursuites qui paraîtraient excessives. L'heure est au dialogue et chacun espère son succès. Il n'empêche que l'arsenal juridique est bien présent dans le code pénal et qu'un arsenal juridique peut toujours servir, un jour ou l'autre. Les Gilets Jaunes se tromperaient donc lourdement s'ils pensaient pouvoir invoquer le droit à l'insurrection de la Déclaration de 1793 devant les juges. L'histoire est une chose, le droit positif en est une autre. 

Cet attachement à 1793 ramène ainsi les Gilets Jaunes vers le passé. On retrouve d'ailleurs dans ce mouvement une trace des manifestants de l'an III qui réclamaient "Du pain et la Constitution de 1793".  Certes ce "mouvement citoyen" affirme sa volonté de développer de nouvelles formes de participation, certes, il s'est constitué à partir des réseaux sociaux et affiche ainsi une apparence de modernité. Mais derrière le vernis internet se cache le mythe de 1793. On doit alors s'interroger sur les causes de son succès. Certains invoqueront une nostalgie de la gauche, d'autres un rêve de la démocratie directe à une époque où la loi est surtout l'expression des lobbies. Surtout, le succès posthume de la constitution de 1793 réside dans le fait qu'elle n'a jamais été mise en oeuvre. Elle ne peut donc fonctionner autrement que comme une utopie.

Sur la constitution de 1793 : Chapitre 1 section 1 § 2 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




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