« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 24 novembre 2018

Où l'on reparle de la présence de l'avocat durant la garde à vue

Avec sa décision Beuze c. Belgique du 9 novembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), sanctionne une procédure criminelle belge, durant laquelle ni la Cour d'assises ni la Cour de cassation n'ont apprécié les conséquences de l'absence d'avocat durant une garde à vue sur le droit au juste procès.

Soupçonné d'avoir tué sa compagne, M. Beuze est arrêté dans le nord de la France en décembre 2007 à la suite d'un mandat d'arrêt européen émis par la Belgique. Devant les autorités françaises, il renonce au droit à l'assistance d'un avocat. Remis aux autorités belges, il a d'abord été placé en garde à vue pendant quelques heures, avant d'être auditionné par un juge d'instruction. Conformément au droit belge de l'époque, le droit à l'assistance d'un conseil ne lui a pas été proposé durant la garde à vue. Durant la phase d'instruction en revanche, il a désigné un avocat mais ce dernier a surtout brillé par son absence.

A l'ouverture de son procès d'assises, M. Beuze, cette fois assisté par un conseil bien présent, demande que les auditions et interrogatoires menés sans avocat soient déclarés nuls. Il est pourtant condamné à la réclusion à perpétuité, et son pourvoi en cassation est rejeté en février 2010. Devant la CEDH, il invoque l'atteinte au droit à un juste procès garanti par l'article 6 § 1 et 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Il fait observer en effet qu'il n'a pu bénéficier de l'assistance d'un avocat durant sa garde à vue et qu'aucune information ne lui a été donnée sur son droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

 

L'arrêt Salduz


En effet, M. Beuze peut désormais s'appuyer sur  l'arrêt Salduz c. Turquie du 27 novembre 2008, par lequel la CEDH impose la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue. Cette décision est directement à l'origine de la condamnation de la France par la décision Brusco c. France du 14 octobre 2010, condamnation qui a suscité une évolution radicale du droit de la garde à vue. Il en a été de même en Belgique et la "Loi Salduz" du 13 août 2011, modifiée par la loi du 27 novembre 2016 dite "Salduz bis". Elle transpose elle-même la directive européenne du 22 octobre 2013, et autorise désormais le gardé à vue à s'entretenir confidentiellement avec un avocat avant la première audition, puis à se faire assister durant toute la procédure.

En l'espèce, la CEDH sanctionne la procédure diligentée par les juges belges. L'arrêt pourrait apparaître comme une simple mise en oeuvre de la jurisprudence Salduz. Mais ce n'est pas aussi simple car la justice belge se voit surtout reprocher d'avoir accepté comme preuves les déclarations de M. Beuze durant sa garde à vue, sans avoir examiné les circonstances dans lesquelles elles ont été recueillies ni l'incidence de l'absence d'avocat. Ce n'est donc pas l'absence d'avocat qui est sanctionnée, mais le défaut de contrôle sur les effets de cette absence.



Garde à vue en Belgique. Hergé. Dessin original. 1943


Les "raisons impérieuses



Les commentateurs français ont vu dans cette décision un recul par rapport à l'arrêt Salduz. N'est-il pas désormais possible de se passer de l'assistance d'un avocat si elle n'a pas d'effet sensible sur l'équité de l'ensemble de la procédure ?

Là encore, il convient de nuancer le propos. L'arrêt Salduz énonce en effet que "des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat". Ces "raisons impérieuses" ne sauraient résider dans des dispositions législatives vidant de son contenu le droit à l'assistance d'un avocat. Elles visent surtout des circonstances exceptionnelles, lorsque l'interrogatoire d'une personne a pour objet de prévenir une atteinte à la vie ou à l'intégrité physique d'autrui, par exemple lorsqu'un attentat terroriste semble imminent (CEDH, 13 septembre 2016, Ibrahim et a. c. Royaume-Uni). Dans ce cas, l'État doit démontrer de manière convaincante l'existence de cette situation d'urgence.

Dans cette même décision Ibrahim, la CEDH précise toutefois que l'absence de raisons impérieuses ne sont pas les seuls motifs de nature à justifier l'absence du droit à un avocat dès le début de la garde à vue. Qu'il y ait ou non des raisons impérieuses, la Cour s'interroge en effet sur l'équité globale de la procédure. Et c'est précisément l'intérêt de la décision Beuze : alors même qu'il n'existe aucune "raison impérieuse" justifiant l'absence d'un avocat, cette absence peut néanmoins être admise si "l'équité globale de la procédure" est respectée.


L'"équité globale de la procédure" 



Mais qu'entend-on par "équité globale" ? La notion est précisée dans la décision Simeonovi c. Bulgarie du 12 mai 2017. La CEDH y dresse une liste non exhaustive des critères susceptibles d'être pris en considération, parmi lesquels la vulnérabilité particulière du requérant, le dispositif légal encadrant la garde à vue, les voies de recours offertes au requérant pour contester les preuves qui lui sont opposées, la composition de l'instance de jugement, l'existence d'autres garanties procédurales etc. En l'espèce, la Cour sanctionne le fait que M. Beuze a particulièrement eu à souffrir de l'absence d'un conseil, tant au stade de la garde à vue qu'à celui de l'instruction. Les preuves obtenues dans de telles conditions ont été acceptées sans discussion par les juges et aucune mise en garde n'a été adressée au jury populaire sur la manière dont elles avaient été recueillies. In fine, la CEDH déduit donc que "l'équité globale de la procédure" n'était pas assurée.

La décision doit avoir quelque chose d'irritant pour les autorités belges. On leur oppose en effet une jurisprudence de la CEDH bien postérieure au procès pénal qui a conduit à la condamnation du requérant. Comment la Cour de cassation belge aurait-elle pu, en 2010, appliquer une jurisprudence de 2017 ? La CEDH se déclare "conscience des difficultés que le passage du temps et l'évolution de sa jurisprudence peuvent entraîner pour les juridictions nationales (...)" et elle reconnaît que le droit belge a su évoluer sous l'influence de l'arrêt Salduz. En l'absence de faute, la Belgique n'est donc tenue ni de rejuger, ni d'indemniser le requérant, aucune satisfaction équitable n'étant accordée à celui-ci.

En revanche, la décision ne s'analyse pas comme un infléchissement nouveau de la jurisprudence Salduz. Celui-ci avait déjà eu lieu avec les arrêts Ibrahim et Simeonovici de 2016 et 2017, mais la doctrine française ne les avait guère commentés, manifestement soucieuse de sanctuariser l'acquis de la jurisprudence Salduz, voire de s'appuyer sur elle pour revendiquer un renforcement du rôle de l'avocat durant la garde à vue. Or, il n'est pas contestable que CEDH s'oriente, quant à elle, vers un assouplissement. Est-elle sensible aux impératifs de la lutte contre le terrorisme ? Veut-elle tout simplement laisser une plus grande autonomie aux États dans l'organisation de leur procédure pénale ? Ce ne serait pas tellement surprenant au moment précis où certains d'entre eux n'hésitent plus à mettre en cause des arrêts de la Cour, voire parfois laissent entendre qu'ils pourraient remettre en cause leur acceptation de sa juridiction.



Sur la garde à vue : Chapitre 4 section 2 § B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire