« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 26 juillet 2018

Le mandat d'arrêt européen, instrument de pression sur la Pologne


Dans un arrêt du 25 juillet 2018 rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) admet qu'un mandat d'arrêt européen (MAE) peut ne pas être exécuté au motif que le système judiciaire de l'Etat demandeur ne possède pas l'indépendance nécessaire à une protection juridictionnelle effective. 


L'affaire polonaise



C'est en l'espèce le système judiciaire polonais qui se trouve visé, ce qui n'est guère surprenant si l'on considère qu'il est au coeur d'un différend qui oppose l'Union européenne à la Pologne. Depuis le 4 juillet, une réforme législative a considérablement bouleversé le système judiciaire de ce pays. Elle touche certes la Cour constitutionnelle et Cour Suprême, puisque l'avancement de l'âge de la retraite des hauts magistrats permet au ministre de la justice, c'est à dire à l'Exécutif, de démettre de leurs fonctions presque la moitié des membres de ces juridictions. Mais elle concerne aussi le Conseil de la magistrature, l'organisation des juridictions de droit commun, l'Ecole de magistrature et le ministère public. Le fil conducteur de la réforme consiste à placer l'activité juridictionnelle sous le contrôle de l'Exécutif. 

Estimant que cette réforme porte atteinte à l'indépendance du pouvoir judiciaire, la Commission européenne a pris, en décembre 2017, la décision d'activer l'article 7 du traité de l'Union européenne contre la Pologne. En principe, cette procédure pourrait théoriquement conduire à priver cet Etat de son droit de vote au Conseil, mais les conditions rigoureuses de majorité et la volonté de maintenir le dialogue rendent peu probable que l'on parvienne à des telles extrémités. Considérée sous cet angle, la décision rendue le 25 juillet par la CJUE sonne comme un avertissement à la Pologne, donné à peu de frais. 

L'affaire à l'origine de la décision ne présente, à première vue, qu'un intérêt bien modeste. Il s'agit d'une question préjudicielle introduite par la Haute Cour d'Irlande, les autorités de ce pays étant saisis de trois mandats d'arrêts européens émis par les juges polonais demandant l'arrestation de L. M., ressortissant polonais poursuivi pour trafic de stupéfiants. Dûment interpellé, l'intéressé a refusé sa remise aux autorités polonaises, estimant que cette remise l'exposerait à une violation du droit au procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A ses yeux, le système judiciaire polonais ne répond plus aux conditions d'indépendance imposées par ces dispositions. Devant cette situation, les juges irlandais demandent à la CJUE s'ils doivent apprécier concrètement le système judiciaire de l'Etat demandeur et le risque réel que l'intéressé soit exposé à un procès inéquitable. 


Le mandat d'arrêt européen



La question touche aux fondements mêmes du mandat d'arrêt européen mis en place par une décision cadre du 13 juin 2002, et défini comme "une décision judiciaire émise par un Etat membre de l'Union européenne (...) en vue de l'arrestation et de la remise par un autre Etat membre (...) d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine (...)".  Il repose en effet sur l'idée d'un espace judiciaire commun construit autour des valeurs communes et doté de standards de protection des droits de l'homme équivalents. Dans son arrêt du 6 mars 2018 Achmea, la CJUE évoque ainsi une "confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre". Ce principe de confiance mutuelle présente une importance fondamentale dans un espace judiciaire européen qui a supprimé les frontières intérieures, du moins pour ce qui concerne l'exercice des libertés. La CJUE le rappelle régulièrement, par exemple dans sa décision Poltorak du 10 novembre 2016. L'exécution d'un MAE est obligatoire car elle repose sur le principe de reconnaissance mutuelle, ce qui suppose qu les Etats membres sont, en principe, tenus de présumer que l'Etat demandeur respecte les principes fondamentaux du droit au juste procès.

 Frédéric Chopin. Etude op. 10 n° 12 "La chute de Varsovie". Evgeny Kissin

Les motifs de refus d'exécution d'un MAE



Est-il pour autant possible, à titre exceptionnel, de refuser l'exécution d'un MAE ? Oui, car dans un arrêt du 5 avril 2016 Aranyosi et Cäldäraru, la Cour admet que des limitations aux principes de reconnaissance et de confiance mutuelles entre les Etats membres peuvent être apportées "dans des circonstances exceptionnelles". Dans cette affaire, l'Allemagne s'est vue autorisée à ne pas remettre à la Hongrie un de ses ressortissants, au motif que l'intéressé risquait de rester longtemps en détention préventive, alors que la surpopulation carcérale dans ce pays avait été qualifiée de traitement inhumain et dégradant par la Cour européenne des droits de l'homme. La Cour se fondait sur l'article 1er § 3 de la décision cadre de 2002 qui prévoit que le MAE ne saurait dispenser les Etats de respecter les droits fondamentaux.

Après le risque de traitement inhumain ou dégradant, la CJUE, dans sa décision du 25 juillet 2018, crée une seconde exception, fondée cette fois sur l'existence, dans le pays demandeur, d'une protection juridictionnelle effective. Dans son arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, la CJUE avait d'ailleurs déjà affirmé que l'indépendance des juridictions est une garantie que doit protéger tout Etat membre, à la fois parce que c'est un élément du droit au juste procès et parce que c'est la condition indispensable au fonctionnement d'un espace judiciaire européen. La Cour autorise donc in fine les autorités judiciaires irlandaises à apprécier l'indépendance des juridictions polonaises, à l'aune des standards de protection définis par le droit européen et applicables au cas d'espèce. 


Un plan B



On pourrait certes s'interroger sur la situation de L. M., convaincu de trafic de produits stupéfiants et donc on se demande s'il pourra un jour être jugé. Il serait tout de même fâcheux que cette jurisprudence ait pour effet d'offrir aux délinquants ayant commis des infractions en Pologne la possibilité d'échapper à la justice.  

Mais au-delà de la situation personnelle de la personne visée par le mandat d'arrêt, la décision offre à l'Union européenne une voie alternative. En effet, l'article 7 du traité pourrait théoriquement conduire à une condamnation globale de la Pologne pour sa réforme judiciaire, mais il n'existe pratiquement aucune chance qu'une sanction soit effectivement prononcée. La jurisprudence offre donc un plan B, à la fois plus discret et plus facile à mettre en oeuvre, qui consiste à écarter la Pologne de l'espace judiciaire européen, non plus par une mesure générale mais au cas par cas. Cette pression sur les autorités ne pourra toutefois être efficace que si d'autres Etats membres s'engouffrent dans la brèche ainsi ouverte par la CJUE.


Sur le mandat d'arrêt européen : chapitre 5, section 2 § 2 D  du manuel de libertés publiques sur internet.

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