« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 19 avril 2018

Les convictions religieuses comme condition d'embauche

Saisie d’une question préjudicielle par un tribunal allemand, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans un arrêt du 17 avril 2018, limite les prérogatives des Eglises en matière de condition d'embauche de leurs salariés. Elles n'ont plus désormais la possibilité d’écarter une candidature pour des motifs de non-appartenance à l’Eglise, lorsque l’emploi postulé n’a aucun rapport avec l’éthique religieuse.

Vera Egenberger, une berlinoise sans confession, a vainement postulé, en 2012, à un emploi à durée déterminée proposé par une association Diakonie, rattachée à l'Eglise protestante d'Allemagne. La fonction proposée consistait dans la rédaction d'un rapport sur la lutte contre le racisme en Allemagne. Vera Egenberger était l'auteur de plusieurs publications sur le sujet, mais sa candidature a été rejetée sans même avoir été examinée au fond. La Diakonie exigeait en effet, dans le profil du poste, que les candidats soient de confession chrétienne. Elle a d'ailleurs finalement recruté une personne se présentant, dans son dossier de candidature, comme "un chrétien socialisé au sein de l’église protestante régionale de Berlin". Vera Egenberger a donc engagé un recours devant le tribunal du travail allemand, estimant avoir été discriminée du fait de son agnosticisme. 

Elle invoque la violation de sa liberté de conviction, qui est aussi une liberté de ne pas croire, consacrée par l'article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Elle estime ainsi avoir été discriminée, au sens de l'article 21 de cette même Charte. De manière plus précise, elle s'appuie sur la directive du 27 novembre 2000 relative à l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail. Son article 4 al. 2 autorise les Etats membres à maintenir dans leur système juridique une différence de traitement en raison des convictions, dans le cas des « activités professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions ». Avant de statuer au fond, le tribunal du travail pose ainsi une question préjudicielle à la CJUE pour lui demander comment interpréter ces dispositions et si une Eglise peut déterminer elle-même les emplois pour lesquels la religion d'un candidat constitue "une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée". 

Le contrôle du juge



La CJUE rappelle que l'article 4 al 2 pour objet d'assurer un juste équilibre entre, d'une part le droit à l'autonomie des Eglises, et d'autre part le droit des travailleurs de ne pas faire l'objet de mesures discriminatoires, en particulier lors de la procédure de recrutement. Dès lors, la dérogation apportée par l'article 4 al. 2 autorisant les Eglises à déroger au principe de non-discrimination ne saurait être mise en oeuvre sans qu'elle s'accompagne d'un véritable droit au recours, et donc d'un contrôle du juge. 

Observons que la Cour écarte une jurisprudence issue de l'arrêt Udo Steynmann de 1988, qui estimait que la participation à une communauté religieuse ne relevait du droit de l'Union que dans la mesure où elle pouvait être considérée comme une activité économique. Avec les modifications des traités, ce lien entre intégration économique et compétence de l'Union s'est estompé. Aujourd'hui, Eglises et demandeurs individuels peuvent invoquer l'article 10 de la Charte peuvent défendre leur droit à la liberté religieuse à l'égard des Etats lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union, y compris lorsque les mesures prises sont dépourvues de toute finalité économique. En l'espèce, la question de savoir si le poste auquel postulait Vera Egenberger faisait exercer à son titulaire une activité économique n'est donc plus pertinente.

Elle l'est d'autant moins que la CJUE se réfère désormais directement à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt du 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, elle rappelle que le droit garanti à l'article 10 de la Charte "correspond au droit garanti à l’article 9 de la CEDH (qui lui aussi protège la liberté religieuse) et, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, il a le même sens et la même portée que celui-ci » . Or on sait que la CEDH garantit la liberté de religion, qui inclut celle de ne pas en avoir (CEDH, 6 avril 2017, Klein c. Allemagne). Si l'on se réfère au droit issu de la convention européenne des droit de l'homme, il convient alors de déterminer si la requérante a été victime d'une discrimination ou si, au contraire, elle a fait l'objet d'une différence de traitement justifiée. Seul un juge peut procéder à la mise en balance de ces intérêts divergents, et l'article 4 al. 2 de la directive ne peut donc s'appliquer que s'il s'accompagne d'un droit de recours effectif.

Sur ce point, la CJUE écarte l'obstacle que constitue l'article 17 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui énonce que "l'Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.". Ces dispositions expriment certes la neutralité de l'Union à l'égard de la manière dont les Etats organisent leurs relations avec les Eglises et communautés religieuses. Mais cette disposition n'a pas pour effet de faire échapper à un contrôle juridictionnel effectif le respect des critères définis par la directive du 27 novembre 2000. 


Mouloudji. Autoportrait (Athée, rends grâce à Dieu). 
1974. Théâtre de la Renaissance

Le choix des emplois



Cette exigence d'un contrôle du juge n'implique pas qu'un blanc-seing soit accordé aux églises dans le choix des emplois justifiant une dérogation au principe de non-discrimination. Certes, la CEDH comme la CJUE insistent sur la nécessaire autonomie des communautés religieuses et sur leur protection contre les ingérences des Etats. Mais  cela ne signifie pas que le droit de l'Etat ne puisse pas intervenir pour déterminer si l'appartenance à une religion chrétienne s'analyse comme une exigence professionnelle indispensable pour rédiger un rapport sur la discrimination raciale. La CEDH n'hésite pas, en effet, à rechercher si le droit à l'autonomie d'une église n'a pas eu des conséquences disproportionnées sur l'exercice d'autres droits protégés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CEDH, 4 octobre 2016 Travas c. Croatie).

La CJUE affirme donc que l'article 4 al. 2 de la directive doit être interprété de manière étroite. L'exigence professionnelle justifiant une dérogation au principe de non discrimination ne saurait concerner que les fonctions pour lesquelles les convictions religieuses sont nécessaires, liées à la nature de la mission confiée à la personne, directement ou indirectement liées au sacerdoce. En revanche, il serait disproportionné de l'appliquer à des fonctions non liées à l'éthique religieuse, comme la rédaction d'un rapport sur la lutte contre la discrimination en Allemagne.

La décision de la CJUE pose ainsi des bornes à la tradition allemande de très grande autonomie des Eglises, qui leur laissait décider seules de leurs critères d'embauche, voire des règles de licenciement. Le journal La Croix cite ainsi une affaire remontant à 2014, dans laquelle les juges allemands avaient admis qu'un médecin exerçant ses fonctions dans une clinique gérée par l'Eglise catholique pouvait être licencié pour s'être remarié après un divorce. On peut penser qu'une telle décision pourrait aujourd'hui être remise en cause, dès lors que l'activité médicale n'a rien à voir avec l'éthique religieuse prônée par l'Eglise. Dans un pays marqué par la puissance d'Eglises largement dotées de financements publics, il n'est sans doute pas inutile que l'Etat impose le respect des règles fondamentales gouvernant les droits et libertés des personnes.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

1 commentaire:

  1. le jour où vous publiez votre article, le Conseil d'état valide le rejet de la naturalisation d'une Algérienne qui avait refusé de serrer la main à un représentant préfectoral lors de sa cérémonie d'accueil dans la nationalité française au motif que ses convictions religieuses empêchaient qu'elle puisse être regardée comme assimilée à la communauté française.

    Que faut-il en penser ?

    pour le droit du travail, il y a discrimination
    pour le droit de la nationalité, il n'y en aurait pas

    ??

    si vous pouviez nous éclairer sur ce point, svp

    et merci pour la richesse de votre site !!!

    (ps: et de tout ce que vous aviez écrit avant qui a nourrit une partie de ma thèse)

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