« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 12 juin 2017

Etat d'urgence : Interdiction de séjour et liberté de manifester

La décision Emile L. rendue sur question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel le 9 juin 2017 a été présentée dans la plupart des médias de manière remarquablement uniforme. Qu'il s'agisse du Monde, du Figaro, des Echos, le titre est, à chaque fois, identique : "Le Conseil constitutionnel censure l'interdiction de manifester". La lecture de la décision montre pourtant que la référence à la liberté de manifester ne figure que dans les moyens articulés par le requérant, mais pas dans les motifs développés par le Conseil constitutionnel. 

Interdiction de séjour et liberté de manifester

 

En réalité, les titres médiatiques ne cultivent pas le contresens, mais seulement l'ambiguïté. La disposition censurée est l'alinéa 3 de l'article 5 de la loi du 3 avril 1955 sur l'état d'urgence, qui permet, ou plutôt permettait jusqu'à son abrogation, "d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics". Le requérant s'est donc vu notifier une interdiction de séjour à Paris le 27 juin 2016. Il n'a donc pas pu, et c'est la conséquence de son interdiction de séjour, participer à une manifestation contre la loi travail. 

La liberté de manifester est donc atteinte, en quelque sorte par ricochet. Cette observation n'est pas inutile, car elle permet de nuancer quelque peu les titres des journaux. Le Conseil constitutionnel ne censure pas un texte permettant d'interdire globalement une manifestation, mais une disposition fondant un acte purement individuel interdisant à une personne précisément dénommée de se rendre dans une zone fixée par arrêté, zone dans laquelle se déroule, éventuellement mais pas nécessairement, une manifestation. Il est donc naturel que le Conseil se fonde sur l'atteinte à la liberté de circulation et non pas sur l'atteinte à la liberté de manifester.

Appréciation des garanties offertes à la personne

 

Dans sa décision QPC du 22 décembre 2005, Cédric. D., le Conseil constitutionnel affirme régulièrement que "la Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence ; qu'il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République". Parmi ces droits figure évidemment la liberté d'aller et de venir, que le Conseil considère comme une composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il revient donc au Conseil d'apprécier si cette conciliation a été convenablement opérée par le législateur. C'est ainsi que le régime d'assignation à résidence a été validé par cette même décision Cédric D. En revanche, la décision QPC Sofiyan I. du 16 mars 2017 censure le régime des assignations de longue durée, dans la mesure où le législateur avait confié au Conseil d'Etat une double compétence aussi bien pour les autoriser que pour les contrôler. Cette double compétence est tout de même apparue un peu fâcheuse au regard du principe d'impartialité.

Sur ce point, la décision du 9 juin 2017 est la conséquence logique de celle du 16 mars. Le Conseil se livre, de la même manière, à une appréciation des garanties offertes à la personne visée par l'arrêté d'interdiction. Et l'analyse est rapidement faite, car le Conseil constate que le "législateur n'a soumis cette interdiction de séjour à aucune condition et il n'a encadré sa mise en oeuvre d'aucune garantie".  Le texte est en effet extrêmement laconique, issu d'une rédaction qui n'a pas été modifiée depuis 1955. Aucune disposition ne vient préciser comment il doit être mis en oeuvre, en particulier dans l'hypothèse où l'interdiction de séjour s'inscrit dans une périmètre incluant le domicile et/ou le lieu de travail de l'intéressé.

La foule bleue et rouge. La manifestation. Andrée Pollier. 1984

Le contrôle du juge


Ce laconisme est d'autant plus fâcheux que la juridiction administrative, compétente en matière de recours contre une interdiction de séjour prononcée sur le fondement de l'état d'urgence, se borne à exercer un contrôle restreint. Dans un arrêt du 25 juillet 1985, rendu à l'époque de la mise en oeuvre de l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie, le Conseil d'Etat se limite ainsi à vérifier l'exactitude matérielle des faits et l'absence d'erreur manifeste d'appréciation par le préfet. A aucun moment, le Conseil d'Etat n'a exigé, par exemple, l'exercice des droits de la défense préalablement à la décision. Certes, le juge administratif a désormais étendu son contrôle sur les mesures de police mais, en l'absence de contentieux, il est bien difficile de savoir jusqu'où il aurait pu l'étendre en matière d'interdiction de séjour.

Précisément, le Conseil constitutionnel constate que les motifs susceptibles de fonder une interdiction du territoire sont définis par la loi avec une certaine forme de légèreté. Cette mesure peut être prise en effet à l'encontre "de toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics". Il n'est donc pas dit que l'interdiction du territoire doit nécessairement reposer sur une atteinte à l'ordre public. 

Une zone grise de l'état d'urgence


L'interdiction de séjour constitue, à l'évidence, une zone grise de l'état d'urgence. Alors que le Conseil d'Etat n'a fait que renforcer son contrôle en matière d'assignation à résidence, alors que la Cour de cassation apprécie désormais la légalité des arrêtés prescrivant une perquisition, l'interdiction de séjour reste un domaine peu contrôlé. Les rapports parlementaires sur les différentes prorogations de l'état d'urgence comme celui de la Commission des lois chargée d'en assurer le suivi sont restés très discrets sur ce point. On ne dispose donc que des chiffres publiés par Amnesty International en mai 2016. L'O.N.G.  recense 639 mesures d'interdiction de séjour prises entre novembre 2015 et mai 2017, dont 574 auraient visé des personnes désirant manifester contre la loi travail. Certes, ces chiffres sont modestes, mais ils montrent cependant clairement que l'interdiction de séjour est effectivement utilisée dans le but d'empêcher certaines personnes de participer à des rassemblements publics. 

Quelles seront les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel ? Cette mesure d'interdiction de séjour va-t-elle disparaître de l'arsenal juridique ? C'est assez peu probable. En témoigne le fait que le Conseil constitutionnel reporte les effets de l'abrogation au 15 juillet 2017, le temps pour le législateur de rendre la procédure plus rigoureuse et de préciser les motifs justifiant une telle mesure. Le calendrier est favorable, puisque l'on va bientôt discuter du projet créant une police spéciale du terrorisme.


Sur l'état d'urgence   : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques sur internet.

3 commentaires:

  1. Votre présentation est lumineuse tant elle parvient à décortiquer les différents volets de cette décision du Conseil constitutionnel portant sur l'un des multiples volets de la mise en place de l'état d'urgence en France.

    1. Son volet médiatique

    Une fois de plus, vous appelez notre attention sur les dérives d'une presse plus attachée à faire le buzz par des titres accrocheurs qu'à l'analyse objective des décisions de nos plus hautes juridictions, y compris du Conseil constitutionnel. Nous en avons des exemples très régulièrement. Manifestement, les experts "Justice" des grands quotidiens parisiens ne connaissent pas le droit et ne lisent pas les arrêts, se contentant de répéter ce qui se dit dans les milieux bien informés.

    2. Son volet exécutif

    Sous la pression croissante des attentats terroristes, le pouvoir exécutif pratique la fuite en avant, additionnant dans la plus grande précipitation des dispositifs aussi peu efficaces sur le plan opérationnel que liberticides sur le plan des libertés publiques. L'objectif se situe essentiellement dans le registre de la communication et de la compassion.

    3. Son volet législatif

    Précipitation signifie le plus souvent inflation de lois mal ficelées, mal rédigées, vagues et parfois incompréhensibles prêtant à interprétations diverses et variées. On ne sort de l'ambigüité qu'à son détriment. De proche en proche, le seul recours du citoyen, qui se prétend lésé, est de se retourner vers le juge administratif, voire vers le Conseil constitutionnel pour y voir un peu plus clair.

    4. Son volet judiciaire

    Comme vous le démontrez régulièrement, que peut attendre le citoyen d'un juge administratif qui n'est qu'un juge en apparence, étant avant toute chose l'avocat de l'administration. Le Conseil d'état est conseil de l'Etat, plus soucieux de défendre le droit (exorbitant) de l'Etat que l'Etat de droit. Au diable le respect du principe d'impartialité ou le contrôle étendu ! Il n'en a que faire. Si condamnation par la Cour européenne des droits de l'Homme il y a, elle n'intervient qu'avec plusieurs années de retard et les coupables ont, entre temps, déserté le Palais-Royal, passant du bon temps dans des cabinets ministériels ou dans d'autres sinécures de la République.

    En cette période de "macronmania", formons le voeu que ce ne soit pas la "France en marche vers un Etat policier" avec la multiplication des "lois scélérates" !

    "A l'absolutisme des tyrans s'attache l'arbitraire de la justice" (Jean-Christophe Rufin, "Le tour du monde du roi Zibeline, Gallimard, page 69).

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  2. http://revdh.revues.org/2956?file=1
    Très bon dossier sur la liberté de manifester dans le Monde et notamment en France, d'où il ressort que la tendance serait plutôt à la renforcer.

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  3. Pour se faire une idée plus précise des privilèges des membres du Conseil d'Etat, on pourra se reporter à l'excellente tribune de Camille Mialot intitulée : "La moralisation doit s'étendre à la haute fonction publique" parue dans Le Monde daté du 15 juin 2017 en page 20. Nous nous en tiendrons à une seule citation de ce texte :

    "Curieux état de droit... car lorsque ces déclarations concernent les magistrats du Conseil d'Etat, c'est évidemment ceux qui demandent justice, qui doivent être à même de contrôler l'impartialité de ceux qui doivent les juger".

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