« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 8 mai 2017

Sexe neutre et état civil

"La loi française ne permet pas de faire figurer dans les actes de l'état civil l'indication d'un sexe autre que masculin ou féminin". La formulation employée par la première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mai 2017, ne laisse aucun doute sur son refus de reconnaître l'existence du sexe neutre. 

A sa naissance, en 1951, D. a été déclaré à l'état civil comme étant de sexe masculin. A l'âge de soixante-trois ans, il a demandé au juge la rectification de son acte de naissance, pour que soit substituée la mention "sexe neutre" à celle de "sexe masculin". Sur le plan biologique, sa demande peut sembler légitime. Il explique en effet qu'il était impossible de déterminer son sexe à sa naissance, et qu'en raison d'absence de production d'hormones sexuelles, aucun caractère sexuel secondaire n'est ensuite apparu. Il n'est donc ni homme ni femme. 

Dans un premier temps, le tribunal de grande instance de Tours lui a donné satisfaction et ordonné cette substitution. Sur appel du procureur de la République, cette décision a été annulée par la Cour d'appel d'Orléans le 22 mars 2016, décision que la Cour de cassation confirme aujourd'hui. 

Transsexualisme et intersexualité


Avant d'envisager l'approche juridique de la question, il convient de préciser que la situation de D. pose un problème d'intersexualité. Celle-ci se définit comme "la présence, chez un même individu (...), de caractères sexuels intermédiaires entre le mâle et la femelle". A l'ancienne qualification d'hermaphrodite ont succédé d'autres formulations : intersexe, intergenre, ou personne atteinte d'un d'une VSD (Variation du développement sexuel). D. est victime d'une mutation génétique qui a modifié le processus habituel de différenciation sexuelle. Elle touche environ 10 000 personnes en France (environ 1, 7 % des naissances soit 200 enfants par an, selon un rapport du Conseil de l'Europe publié en 2015)

Sa situation n'a rien à voir avec la transsexualité qui se définit comme un trouble de l'identité, le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, malgré un aspect physique en rapport avec le sexe chromosomique. La personne se sent victime d'une insupportable erreur de la nature, et ne peut vivre sans parvenir à une cohérence entre son psychisme et son physique. Elle doit donc changer de sexe et de prénom dans le registre d'état-civil. 

Les deux situations sont donc bien distinctes. D. est victime d'un caprice de la génétique et non pas d'un trouble psychologique affectant son identité. Le problème est que si le droit reconnaît la possibilité de rectifier l'état civil d'une personne transsexuelle, il n'offre pas le même choix à la victime d'une intersexualité.

Le moyen essentiel développé par D. réside dans le trouble à sa vie privée que représente une telle situation. La Cour de cassation ne nie pas que le refus de modifier l'état civil constitue une ingérence dans sa vie privée, mais elle estime qu'en l'espèce, aucune violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut être établie. Elle raisonne, à ce propos en deux temps.



Andrée Pollier. La cage de l'homme jaune. 1966

La compétence du Parlement


D'une part, l'ingérence dans la vie privée que constitue ce refus de modification de l'état civil doit répondre à un but légitime. La Cour de cassation rappelle qu'il n'existe, dans l'état civil, que deux mentions relatives au sexe : masculin et féminin. Certes, l'article 57 du code civil se borne à affirmer que "l'acte de naissance énoncera (...) le sexe de l'enfant", sans davantage de précision. Il n'empêche que cette binarité est, aux yeux de la Cour "nécessaire à l'organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur". En témoigne le fait qu'en cas d'incertitude sur le sexe de l'enfant à la naissance, la déclaration peut être repoussée jusqu'à deux ans, avec l'autorisation du Parquet, afin de laisser au corps médical le temps de se prononcer.

Derrière la référence à une nécessité de l'organisation sociale et juridique, on ne doit pas voir une appréciation subjective impliquant le rejet des personnes atteintes d'intersexualité. Le problème vient du système juridique lui-même qui consacre cette binarité dans bon nombre de normes juridiques. Parmi une multitudes de règles, on peut citer l'article 388 du code civil qui définit le mineur comme "l'individu de l'un ou l'autre sexe qui n'a point encore l'âge de dix-huit ans accomplis" ou encore l'article L 131-1 du code de l'éducation qui consacre "l'instruction obligatoire pour les enfants des deux sexes". Admettre le sexe neutre imposerait donc la modification d'un grand nombre de textes reposant sur la binarité des sexes. Or il s'agit de modifier la loi, et une telle modification ne saurait être la conséquence d'une décision prétorienne. Seul le Parlement est en effet compétent pour modifier une disposition législative. 

L'ingérence dans la vie privée


D'autre part, la Cour de cassation considère que l'ingérence dans la vie privée du requérant n'est pas disproportionnée par rapport au but poursuivi qui est le maintien de l'organisation juridique. Elle rappelle que la cour d'appel a déjà constaté que l'apparence physique du requérant est masculine et que son comportement social est celui d'un homme. Il est marié depuis 1993 et, avec son épouse, il a adopté un enfant. Il est donc difficile d'invoquer une atteinte à la vie privée, même s'il est vrai que la Cour d'appel n'a pas examiné le trouble psychologique engendré par l'intersexualité du requérant. 

Quoi qu'il en soit, la Cour de cassation évite de se prononcer sur cette lacune de la Cour d'appel, tout simplement parce qu'elle n'en a pas besoin. Il lui suffit de constater que le système français interdit la mention du sexe neutre à l'état civil. 

Le raisonnement de la Cour de cassation ne saurait être juridiquement contesté. Il serait pourtant souhaitable de trouver une solution satisfaisante pour les personnes en situation d'intersexualité. Le fait qu'elles soient peu nombreuses ne doit pas conduire à les laisser à l'écart de toute évolution juridique. Si l'on se tourne vers le droit comparé, on s'aperçoit que seule l'Australie admet que la mention "non specific" soit portée sur l'état civil d'une personne en référence à son sexe. Au sein du Conseil de l'Europe, aucun pays du Conseil de l'Europe ne reconnaît formellement l'existence d'un sexe neutre. Le Portugal et la Finlande n'imposent cependant pas de délai limite à la déclaration du sexe à l'état civil, permettant ainsi de maintenir cette mention dans l’ambiguïté. De son côté, l'Allemagne admet formellement que le champ réservé au sexe dans le registre de naissance ne soit pas renseigné en cas de "désordre du développement sexuel". Cette solution permet de ne pas choisir entre un marqueur de genre masculin ou féminin et, en même temps, de ne pas remettre en cause l'ensemble du système juridique. Une réflexion en ce sens mériterait sans doute d'être engagée. 



Sur le transsexualisme : Chap 8, section 1 du manuel de libertés publiques.




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